À l’occasion de la parution de son livre Réflexion éthique et pratiques soignantes, Christian Gilioli nous livre les raisons qui ont motivé cet ouvrage. Il s’agit de donner aux lecteurs des points de repère qui prennent en compte la définition contemporaine de la maladie, les problématiques actuelles et les avancées scientifiques dans le questionnement moral sur les pratiques de soins.
Pouvez-vous définir en quelques mots l'objectif de votre ouvrage ? À qui le destinez-vous ?
Le livre est en fait construit à partir d'un cours que je donnais au début des années 2000 pour les étudiants de maîtrise qui poursuivaient une formation de gestion hospitalière à l'université Paris-9-Dauphine. L'idée était de fournir les principales références qui structurent la réflexion éthique. Ce projet reste le même pour ce livre, dont le sous-titre « Points de repère » indique l’objectif principal.
Il s'adresse en premier lieu aux professionnels de la santé qu'ils soient médecins ou soignants, mais pas seulement. Je pense qu’il peut être utile à toute personne qui s'intéresse à l’évolution de la médecine et notamment aux effets du progrès technique qui bouleverse ce champ particulier que constitue l’activité médicale. L’idée est de permettre à chacun de trouver réellement des références pour penser par lui-même les problématiques modernes qui apparaissent progressivement dans ce champ.
Éthique, morale, déontologie... Comment parler d'éthique sans tomber dans les travers des affaires médiatiques ?
On parle effectivement beaucoup d'éthique depuis quelque temps et ce n'est pas étonnant. Cette intensité de la réflexion met en lumière le fait que l'éthique n'est pas de la simple morale comme beaucoup le confondent. Il n'y a, par exemple, pas de réponse strictement morale à la question de savoir si l'on doit autoriser les mères porteuses ou utiliser les embryons pour se soigner. Bien sûr, la discussion s'organise forcément à partir d'un corpus moral (marqué par la recherche du bien) mais déborde largement cet espace. Commentant la célèbre Éthique de Spinoza, Gilles Deleuze disait que la morale suppose toujours une position de surplomb, ce qui ne me paraît pas le cas avec la réflexion éthique. En nous appuyant sur l’étymologie – éthos renvoie aussi à l’idée du « monde » – on pourrait dire de l'éthique qu’il s’agit d’une réflexion sur la question centrale du (bien) vivre ensemble et pour soi-même (on retrouve bien sûr cette ambition chez Paul Ricoeur).
Dans le champ particulier de la médecine, il me semble que c’est avant tout une recherche de la vie que l'on veut organiser ensemble, de notre attitude par exemple vis-à-vis des personnes mourantes. Mais le côté épuisant de l'affaire est qu'on en finit jamais tant le progrès technique en médecine fait naître de situations inouïes pour lesquelles personne n'est a priori préparé. Les progrès de la réanimation, qui permet aujourd'hui de maintenir la vie biologique de manière presqu'indéfinie, obligent à s'interroger sur que l'on entend par la vie.
Conflits entre le rôle professionnel et les valeurs personnelles, problèmes avec le patient et sa famille... Quelles sont les principales problématiques éthiques que rencontre une infirmière dans son quotidien ?
Les infirmières rencontrent, à mon avis, les mêmes soucis éthiques que les médecins. Je conteste depuis longtemps la distinction médecin/soignant qui me parait totalement artificielle et juste valide pour la distinction administrative. Que serait un médecin qui ne serait pas soignant et que ferait un infirmier qui ne ferait pas de médecine (de la mécanique, de la plomberie ?). Toutefois, il ne faut pas être naïf. Les différences d'appréciation existent entre ces deux groupes professionnels. Les problèmes, parfois même les conflits, surgissent souvent à partir des différences d'appréciation sur l'état des patients graves. Là où les médecins voient encore du soin, nombreux sont les infirmières qui y voient déjà de l'acharnement thérapeutique.
J'espère (très immodestement) que mon livre pourra fournir des éléments pour penser ces situations même si, comme nous le répétons sans cesse avec Dominique Folscheid (1), il n'y aura jamais de solution toute faite. On ne lutte d’ailleurs jamais assez contre le prêt-à-penser, toujours plus ou moins téléguidé par les médias et particulièrement la télévision dont le ressort est toujours l’émotion qui fait mauvais ménage avec la réflexion éthique.
Le cadre de santé semble être en première ligne de la responsabilité éthique : éthique dans son management et management de l'éthique de son équipe. Comment trouver les bons repères ?
Les cadres sont bien sûr au cœur des conflits que je viens d'évoquer, mais pas seulement. Ils sont aussi à la croisée de réflexions qui peuvent se révéler particulièrement complexes. Je pense, par exemple, à l'éthique du face-à-face soignant que vont invoquer médecins et infirmières et pour lesquels ils affirment qu’il faut tout faire et donc tout donner pour le patient qui souffre, et l'éthique de l'allocation des ressources qui nous rappellent sans cesse que nos moyens techniques, économiques sont limités et qu'il faut sans cesse procéder à des choix.
Il me semble que c'est dans cet espace parfois très tendu que se situe la problématique éthique des cadres qui sont tout autant soignants, mais ont aussi en charge la répartition des ressources.
Mais ce n'est bien évidemment pas la seule difficulté. L'éthique du management, dont on parle aujourd'hui beaucoup (sûrement trop pour être honnête), constitue aussi un espace où de nombreux conflits éthiques surgissent : comment par exemple continuer à être bienveillant lorsque l’on doit assurer les missions de soins avec des effectifs de plus en plus contraints. Les conflits éthiques rencontrés par les cadres aujourd’hui sont multiples et surtout marqués par des injonctions contradictoires qui finissent par complètement égarer certains. On ne connaît que trop les ravages du burn-out qui constitue souvent l’effroyable résultat d’un conflit intrapsychique impossible à résoudre.
Réfléchir éthiquement aux questions qui se posent peut contribuer, même modestement, à faire face et peut-être à ne pas sombrer trop vite.
Propos recueillis par Emmanuelle Lionnet
1- Le philosophe Dominique Folscheid a préfacé son livre.
Réflexion éthique et pratiques soignantes, Lamarre, 2015, 192 pages, 12x20cm, 22€