Premier centre de santé communautaire LGBTQI, Callen Lorde traite près de 18 000 patients chaque année. Anthony Fortenberry est devenu chef infirmier du centre après dix années aux urgences hospitalières.
Anthony Fortenberry n’imaginaitpas travailler dans un tel centrede santé. De prime abord, Callen Lorde n’a toutefois rien de spécial : des couloirs blancs un peu froids, des secrétaires à chaque étage pour accueillirles patients des différents services, des box laissant entrevoir des tables d’examen.
Les affiches y prônent classiquement la priseen main de sa propre contraception ou le danger de contamination d’une toux non protégée… Mais la plupart parlent surtout de safe sex, de maladies sexuellement transmissibles, et montrent parfois deux hommes ou deux femmes s’étreignant. En plein cœur de Manhattan, à New York, Callen Lorde est le premier centre de santé à destination (non exclusive) d’un publicgay, lesbien, bisexuel, transsexuelet en questionnement identitaire (LGBTQI) aux États-Unis. Le centre, qui fête ses cinquante ans cette année, est venu chercher son chef infirmier aux urgences d’un hôpital voisin, le Saint-Vincent, qui devait fermer ses portes. Anthony Fortenberry n’avait jamais eu affaireà Callen Lorde auparavant. Cependant, au lycée, il s’était déjà porté volontaire pour travailler dans un centre d’aide aux personnes atteintes du sida. « J’ai adoré ce travail, affirme-t-il. Mais en sortant de l’école d’infirmier, le premier poste que j’ai pu obtenir était au sein des urgences d’un hôpital du South Bronx. » Dans ce quartier déshérité de New York, Anthony se perd dans l’absurdité du système de santé américain : beaucoup de patients démunis utilisentles urgences au lieu de la médecine de ville, et il faut constamment vérifier qu’ils sont en mesure de payer les soins. À Callen Lorde, le virage est radical. Le centre a mis en placedes tarifs sociaux, notamment grâce à des dons, et un suivi social pour aider les patientsà bénéficier de couvertures médicales. Et il offre une palette globale de services : médecine générale, santé sexuelle, psychiatrie, soins dentaires, mais aussi éducation thérapeutique.
Le chef infirmier peut enfin développer une relation de proximité avec les patients : à Callen Lorde, tout le monde s’appelle par son prénom, les équipes changent peu et travaillent surla durée. Le patient doit se sentir en confiance. « Lorsque j’étais dans le South Bronx, une femme transsexuelle a été admiseaux urgences. Tous les médecins se sont mis à chuchoter dans son dos. Ils riaient. Ils faisaient exprès de l’appeler par un mauvais prénom, se souvient-il. Quand ça se passe comme ça, pourquoi les gens discriminés s’engageraient-ils dans un parcours de soin ? » À Callen Lorde, tous les soignants utilisent des termes neutres comme « partenaire ». Toutes les questions sont posées, sans tabou ni jugement. « Nous voulons créer des espaces sûrs. Nos patients ne doivent pas avoir peur d’être jugés ou que l’on se moque d’eux en salle d’attente, même en soins dentaires », explique l’infirmier.
Anthony lui-même ne se sentait pas à l’aiseavec ses collègues dans son poste précédent.Il raconte : « Lorsque j’ai préparé mon mariage avec mon partenaire, je n’en ai parlé à personne à l’hôpital… Ici, je peux parler librement, être fier d’être qui je suis. » Certains soignants font partie de la communauté LGBTQI, comme Anthony.
Mais cette communauté est tellement disparate que chacun a besoin de remettre en causeses pratiques. La cinquantaine d’infirmièresde Callen Lorde a dû suivre la formation de sixà huit semaines nécessaire à tout nouvel entrant : sensibilisation aux enjeux LGBTQI, à la santé transsexuelle, aux micro-agressions, au suivi du VIH (plus de 20 % des patients sont séropositifs), mais aussi compétences cliniques de base. La relation aux médecins est également différente à Callen Lorde. « Ici, nous avons créé des équipes médicales dans lesquelles nous travaillons ensemble de manière très étroite, pour la continuité des soins », dit Anthony.
Pas de salles de repos différenciées, pas de relations hiérarchiques. « Nous nous rencontrons régulièrement au sein de notre équipe pour parler de chaque cas et du plan de soins, témoigne-t-il. Chacun apporte son analyse, ce n’est pas comme à l’hôpital où les médecins écrivent les ordres et les infirmières exécutent. » Il arrive très souvent que les infirmières apportent des informations dont les médecinsne disposent pas. Un exemple : « Un patient peut se sentir plus à l’aise avec l’un des soignantsde l’équipe et lui confier qu’il n’a plus de lieu sûr pour stocker ses médicaments. »
Débordé par les demandes, Callen Lorde prévoit d’ouvrir en 2020 un autre centre dans le Bronx, pour accueillir 15 000 patients de plus par an.
Le Center for American Progress a mené une étude surla discrimination subie par les patients à cause de leur orientation sexuelle dans le parcours de soin (publiée en 2018 et menée en 2017 sur 1 864 personnes). Dans l’année précédant l’étude, 8 % affirment qu’un médecin ou un soignant a refusé de les voir à cause de leur orientation sexuelle, affichée ou perçue ; 6 % assurent qu’un médecin ou un soignant a refusé de les soigner ; 9 % qu’il a utilisédes paroles offensantes ; 7 % qu’il a refusé de reconnaître leur famille (enfant ou partenaire) et 7 % affirment avoir subi une agression physique. Ces chiffres grimpent pourles personnes transgenres qui sont ainsi 29 % à déclarer qu’un médecin ou un soignant a refusé de les voir à causede leur identité de genre. En France, une étude menéepar l’association Lutte contre les discriminations, en janvier 2018, dévoile qu’au moins une personne LGBT sur deux s’est sentie discriminée dans son parcours de soin.
« Aux États-Unis, les infirmières libérales sont très spécialisées dans la prise en chargede pathologies, comme le cancer par exemple. À Callen Lorde, nous ne sommes pas autant spécialisés, même si nous nous adressons à la communauté LGBTQI sur une large palettede soins. Cette spécialisationfait que l’on devient infirmière libérale après plusieurs années passées dans des unités hospitalières. Beaucoup d’organisations professionnelles infirmières délivrent des certificats de spécialisation.À New York, on peut devenir certifié en prise en charge du VIH ou du cancer. C’est très lucratif, mais la pratique est aussi très isolante. Personnellement, j’aime travailler au sein d’une équipe, je n’envisage pas le libéral. »