Longtemps oubliées, la santé des soignants et leur souffrance psychologique sont aujourd’hui de plus en plus prises en compte. Si les soignants restent réticents à se faire aider, des initiatives en ce sens se développent.
Le 19 juillet, une députée fraîchement élue énonce devant une Assemblée nationale médusée les quatorze besoins fondamentaux de Virginia Henderson, soulignant comment les professionnels de santé n’ont plus les moyens de les assurer pour leurs patients. Aide-soignante, Caroline Fiat interpelle le gouvernement pour qu’il mette fin à la détresse des soignants, après une année où quatorze d’entre eux se sont donné la mort. Fin 2016, une des dernières mesures prises par Marisol Touraine concernait la qualité de vie au travail des soignants, avec pour mot d’ordre ce slogan : « Prendre soin de ceux qui nous soignent ». Les soignants sont-ils malades ? Ou les a-t-on trop négligés ? Peu d’études portent sur leur santé. Au début des années 2000, une enquête est menée à l’échelle européenne. Cette étude intitulée Presst-Next(1) fait émerger les principales pathologies affectant les soignants. Plus de la moitié d’entre eux souffrent de pathologies ostéo-articulaires ou musculaires. Quarante-cinq pour cent des infirmières françaises déclarent souffrir de problèmes cutanés, dus aux sorties et entrées des chambres et au lavage important des mains. Un autre chiffre inquiète : près de 60 % des infirmières se sentent souvent ou toujours fatiguées et elles sont 29 % à être concernées par l’épuisement émotionnel. Enfin, un quart des soignants souffrent de troubles de la santé mentale et, parmi eux, 60 % ne sont pas suivis médicalement.
Une enquête diligentée par l’association SPS (Soins aux professionnels de santé) a cerné l’état de souffrance morale des personnels : plus de la moitié des personnes interrogées(2) déclarent avoir connu au moins un épisode d’épuisement professionnel durant leur carrière et 14 % sont concernées par des conduites addictives. Longtemps taboue, la souffrance des soignants est à présent dite et chiffrée. Mais les professionnels de santé continuent de nier leurs maux, psychiques ou physiques. Un déni qu’Éric Henry, médecin généraliste et président de SPS, met sur le compte de leur réticence à faire appel aux canaux classiques pour se faire prendre en charge : « S’ils songent à un recours ordinal, ils reculent vite. L’Ordre professionnel est une structure sanctionnante. S’ils travaillent en établissement de santé, ils n’osent pas se tourner vers la médecine du travail, de peur d’être mis en arrêt de travail, en incapacité, et ensuite sur la touche. » Autre obstacle : leur difficulté à prendre au sérieux les signes de faiblesse. Olivier Dubois, psychiatre et directeur des Thermes de Saujon, en Charente, observe chez les soignants qu’il reçoit une impossibilité à prendre conscience de leur état quand ils se trouvent en burn out : « Le soignant, qui passe son temps à analyser l’état de santé des autres, ne prend pas la demi-heure qu’il faut pour se regarder symptomatiquement. Il souffre et ne se dit pas : “qu’est-ce qui m’arrive ?” Il pense que ça va passer. » Un sentiment de culpabilité si l’on s’occupe de soi et non du patient ou l’idée encore tenace d’être au-dessus des problèmes de santé sont autant de freins pour se préoccuper de soi. Ces tendances se retrouvent dans le domaine de la prévention. L’étude Press-Next révèle que les soignants pratiquent peu l’hygiène de vie qu’ils recommandent aux patients : leur tabagisme est légèrement supérieur à celui de la population et leur pratique sportive lui est inférieure. Une étude menée dans un Ifsi(3) montre que le soin de la santé se dégrade au fil des études : un étudiant de troisième année dort et mange moins bien, consomme plus de tabac, d’alcool et de drogue qu’un étudiant de première année. Pierre Canouï, président de la Fédération française de psychothérapie et de psychanalyse (lire p. 24), explique cette négligence par l’ambiguïté des professionnels face à la maladie : « Les soignants développent une forme d’hypochondrie durant leurs études avec, en parallèle, une tendance à minimiser les petits symptômes. Ils ont cette position ambivalente : l’idée d’une forme d’invulnérabilité, liée à une angoisse de la mort, qui est bien présente. »
Infirmière aux Thermes de Saujon, Angèle Bazin reconnaît avoir des difficultés à prendre en charge des soignants. Il peut s’agir de l’appréhension de ne pas être à la hauteur lors des entretiens infirmiers, par exemple quand le patient est lui-même psychologue. La gêne peut aussi venir des soignants en cure : « Les entretiens se faisant sur l’initiative des patients, il m’est arrivé d’avoir du mal à entrer en contact avec certains, pour m’apercevoir fqu’il s’agissait de professionnels de santé. Par exemple, une cadre est venue m’expliquer que, si elle m’avait évitée pendant sa cure, c’était parce que je lui renvoyais une image trop difficile à accepter et qu’elle ne parvenait pas à “passer de l’autre côté de la barrière”. » Delphine Guignaudeau, aide-soignante au service d’hématologie du CHU de Tours, renchérit sur les professionnels de santé : « Ce sont des personnes qui vont être beaucoup plus attentives. On va être plus observées. Elles connaissent les traitements, les protocoles. » Selon elle, le travail en duo avec l’infirmière permet que cette prise en charge se passe au mieux : « Pendant que l’infirmière se concentre sur ce qu’elle a à faire, je vais dévier l’attention du soignant soigné vers autre chose, en apportant de la légèreté, de l’humour. » La parole est capitale quand des complications surviennent lors du traitement : « Leur moral va être plus touché que celui d’autres patients. Ça va être à nous de les rassurer et de leur expliquer que tel cas est déjà arrivé, que le corps réagit d’une certaine façon, mais que cela va bien se passer, que nous allons tout faire pour, que les médecins sont super… »
L’évolution actuelle des conditions de travail multiplie les occasions de souffrir au travail. Pour Éric Henry, les causes principales pour lesquelles les professionnels de santé appellent la plateforme d’écoute téléphonique mise en place par son association, sont la confrontation à la souffrance des patients et les restructurations hospitalières, avec une exigence de faire plus avec moins de moyens humains. Le président de SPS explique : « Nous avons d’abord abordé la question du point de vue de la douleur des soignants dans leur métier et nous réalisons que l’on répond en fait beaucoup à des problèmes sociétaux de réorientation du travail. Il y a actuellement, dans les établissements, un schisme entre les administratifs et les soignants. » Les nombreuses analyses évoquant la dégradation des conditions de travail dans les hôpitaux mettent en cause le morcellement des tâches, le travail empêché, la précarisation des statuts, le manque de reconnaissance de la part des établissements et de la société. Pour sa part, Paule Bourret, sociologue qui analyse le travail des soignant, estime qu’ « à l’hôpital, les personnels se trouvent parfois dans des situations de travail très difficiles. Certaines infirmières arrivent le matin et ne savent pas où elles vont travailler. Elles sont mises à des postes qu’elles ne maîtrisent pas totalement. On parle de plus en plus de la qualité de vie au travail, mais j’entends des infirmières qui disent : “Quand je vais au travail, j’ai le sentiment de jouer mon diplôme.” Il y a presque une hypocrisie sociale à mettre les gens dans cette situation, en sachant qu’ils peuvent commettre une erreur pouvant être grave pour le malade et dramatique pour eux. » Céline L., infirmière dans un établissement d’addictologie, a vécu une situation semblable. Après un changement brutal dans l’attribution de ses tâches, elle a été victime d’un burn out. « Chaque jour, en partant au travail, j’avais la boule au ventre. On se dit tout le temps que ça va aller mieux, tout en sachant que c’est faux. Un jour, en rentrant chez moi, je me suis effondrée. Je me suis dit : “Je vais mourir si ça continue comme ça”. J’ai vu la médecin du travail, qui a tout de suite cerné la situation. Elle a demandé un liencement pour inaptitude professionnelle. Elle m’a sauvée. ».
Face aux troubles de leurs salariés soignants, des établissements essaient d’améliorer leur qualité de vie. Il peut s’agir d’installer des rails pour faciliter le lever des patients et prévenir l’apparition de troubles musculo-squelettiques. Des hôpitaux proposent à leurs soignants des séances de massage « toucher-relaxation » ou une activité sportive. Le ministère de la santé a lancé, fin 2016, sa stratégie d’amélioration des conditions de vie au travail. Il y est notamment prévu de consacrer 30 millions d’euros pour renforcer les services de santé dans les hôpitaux et de mettre en place des équipes pluridisciplinaires d’accompagnement des salariés. De son côté, le groupe Pasteur mutualité propose à ses adhérents une consultation de prévention du burn out.
Certains centres hospitaliers offrent des réponses plus complètes, comme le CHU de Montpellier (lire encadré) ou celui de Tours, où le service d’hématologie fonctionne depuis une trentaine d’années selon les règles du management participatif. À l’origine de ce concept, un travail mené au sein du Groupe de réflexion sur l’accompagnement et le soin palliatif en hématologie (Grasph) sur la souffrance du soignant dans cette spécialité. « Nous en sommes arrivés à la conclusion que, si l’on voulait que les soignants aillent mieux, explique Philippe Colombat, responsable du pôle hématologie au CHU de Tours, il fallait se remettre ensemble autour du patient pour arriver à cerner ses besoins. » L’originalité de ces staffs pluridisciplinaires réside dans l’ordre des prises de parole : aides-soignantes et infirmières parlent en premier, suivies des représentants des soins de support puis des médecins. Le professeur Colombat poursuit : « Nous nous sommes aperçus que, si elles ne prenaient pas la parole en premier, elles s’exprimaient très peu. Leurs observations nous permettent de mieux apprécier la souffrance psychologique et sociale, l’image de soi du patient, et de mettre en place une prise en charge personnalisée. L’écoute par les médecins est également importante pour la reconnaissance au travail. » Des études menées en parallèle(4) ont démontré que la reconnaissance par les pairs et le soutien social étaient deux facteurs déterminants pour faire baisser le stress et la détresse des soignants face au décès de leurs patients. Pour Delphine Guignaudeau, aide-soignante dans ce service : « Les médecins ont confiance en notre perception de la santé des patients. Quand on leur dit : “Attention, pour tel patient, il y a vraiment une dégradation », ils nous écoutent. Parfois, ils peuvent être dans des traitements encore curatifs et, après nos échanges, leur vision va se transformer. » Le management participatif implique également la formation des membres de l’équipe, leur soutien psychologique dans les situations de crise, la mise en place de démarches projets et des staffs réguliers entre médecins et cadres de santé. Ses principes ont été repris dans la circulaire ministérielle de 2008 sur l’organisation des soins palliatifs.
Le burn out est d’autant plus difficile à prendre en charge qu’il mêle éléments personnels et conditions de travail. Ce syndrome se traduit par des troubles du sommeil, de l’anxiété, un épuisement émotionnel, conduisant à un désinvestissement professionnel. Ce processus psychodynamique est réversible, mais peut, dans un stade plus avancé, conduire à la dépression et au suicide. Pour le prévenir, l’association SPS a mis en place, depuis fin 2016, une plateforme d’écoute téléphonique(5). Sur le millier d’appels reçus, 29,7 % provenaient d’infirmières et 29,1 % de médecins. Les psychologues au bout du fil pratiquent l’écoute active. Leur réponse sera bientôt plus personnalisée, grâce à des grilles permettant d’analyser plus finement l’état psychopathologique de l’appelant. Pour compléter ce dispositif d’urgence, un réseau de prise en charge spécifique, en cabinet et en établissement, est mis en place (lire p. 25). SPS mène également, avec le réseau Morphée, une enquête sur le sommeil des soignants(6), premier indicateur de la dégradation de la santé mentale. En parallèle aux réponses institutionnelles ou associatives, Paule Bourret souligne l’importance d’interroger plus généralement le fonctionnement des établissements de soin : « Je crois qu’aujourd’hui, il faut soigner le travail. Les gens ne vont pas travailler pour être soignés, mais pour qu’on leur permette de faire un travail qui a du sens, de manière correcte. Dans ce que j’observe, il y a une déconnexion entre les personnes qui sont dans la production des soins, jusqu’aux cadres de première ligne, et celles qui sont au-dessus. Il y a d’un côté la prescription, avec des démarches descendantes, des protocoles, des procédures. Ces écrits ne correspondent pas au travail réel des équipes, placées dans des situations singulières. De l’autre, les remontées du travail soignant ne prennent pas en compte son aspect qualitatif. Elles sont faites pour entrer dans des données chiffrées et alimenter une bureaucratie managériale qui contrôle le travail. Une prise en compte du travail réel par tous les acteurs, permettrait de restructurer l’hôpital de manière plus efficiente. »
1- Étude reprise dans l’ouvrage de la médecin du travail Madeleine Estryn-Béhar, Santé et satisfaction des soignants en France et en Europe, Presses de l’EHESP, 2008.
2- Enquête menée en novembre 2015par Stéthos international, sur Internet, auprès de 1 905 professionnels de santé.
3- Florence Lamaurt et al., « Enquête sur le vécu et les comportements de santé des étudiants en soins infirmiers », Recherche en soins infirmiers, février 2011.
4- Dont A. – M. Pronost et al., « Effet des caractéristiques des services en oncohématologie développant la démarche palliative et des caractéristiques sociodémographiques des soignants sur les indicateurs de santé : soutien social, stress perçu, stratégies de coping, qualité de vie au travail », in Oncologie, 2008, Springer.
6- Enquête disponible jusqu’au 1er octobre, à cette adresse : www.reseau-morphee.fr/vous-etes-un-professionnel-de-sante/enquete-sommeil-soignants
Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’AP-HP a mis en place une cellule médicopsychologique dédiée aux soignants. Située à l’Hôtel-Dieu, elle propose des consultations sans rendez-vous et est accessible sept jours sur sept. Des groupes de parole ont également été mis en place, notamment pour aider certains professionnels à dépasser un sentiment de culpabilité. Selon Michèle Mariette, psychologue clinicienne, spécialisée dans l’accompagnement post-traumatique : « Intervenir après un attentat exige des soignants qu’ils mobilisent rapidement et de façon adaptée toutes leurs ressources professionnelles, psychiques et physiques. L’accompagnement psychologique leur permet de passer de l’action à la pensée, en exprimant ce qu’ils ont ressenti, afin de dépasser l’événement et de l’intégrer à leur vie professionnelle et personnelle. » Le CHU de Nice a mis en place une cellule similaire après l’attentat du 14 juillet 2016. Constatant sa faible fréquentation, l’hôpital a lancé une enquête pour mieux évaluer l’impact de l’attaque suicide sur la santé psychique de ses soignants et déterminer un dispositif plus adapté à leurs besoins.
Le CHU de Montpellier a mis en place un dispositif personnalisé de suivi des soignants en cas d’erreur, d’incident ou d’accident lié aux soins.
Après une erreur médicale conduisant au suicide d’un médecin, un audit interne est réalisé en 2010. « Cela nous a permis de comprendre, explique Maria Horvath, directrice des soins et copilote du dispositif, que le temps institutionnel n’est pas le même que le temps émotionnel d’un soignant. Un incident lié au soin peut arriver à n’importe quel professionnel et il faut, dans ce cas, qu’une personne veille sur lui, jusqu’à ce qu’il ait dépassé cet événement. » En 2012, une méthodologie est élaborée et des agents volontaires, issus de professions variées au sein de l’établissement, sont sélectionnés et formés. En cas d’incident, le soignant qui en est à l’origine est mis en relation avec la personne ressource qui va l’accompagner. « Elle est là pour écouter une parole, une souffrance, à un moment donné, faire un état des lieux et orienter, précise Maria Horvath. Ce qui est important, c’est d’être à la fois dans l’empathie, dans un raisonnement éclairé et de faire preuve de vigilance. »
Les entretiens sont réalisés sur le temps de travail de la personne ressource, dans l’établissement, sauf si le soignant suivi ressent également le besoin de contact téléphonique une fois rentré chez lui. Cet accompagnement prend fin quand le soignant l’estime ou lorsqu’il s’avère nécessaire de l’orienter vers un autre suivi : soutien pyschologique, juridique ou en lien avec la direction des ressources humaines. Les personnes ressources suivent une formation deux fois par an et peuvent à tout moment entrer en relation avec les responsables du dispositif. En outre, l’établissement a rédigé une charte de responsabilisation s’engageant, en cas d’événement indésirable, à ne pas entrer dans une démarche sanctionnante mais à accompagner les professionnels.