Depuis la réforme des études infirmières en 2009, la notion de travail personnel est au cœur de l’organisation de l’enseignement. Des temps spécifiques sont prévus. Mais, au final, nous ne savons pas bien en quoi consiste ce temps individuel. Ni quelles sont les pratiques réelles des étudiants. Pour en savoir plus, une enquête a été menée auprès des étudiants infirmiers anesthésistes.
Dans la dernière étude de l’Observatoire de la vie étudiante (publiée dans le journal Le Monde
Nous avons voulu prendre la mesure de ce phénomène au moment de la réforme des études d’infirmier anesthésiste, débutée le 1er octobre 2012. En effet, la prise en compte du travail personnel dans le calcul de la charge de travail totale nécessite de comprendre ce que l’étudiant y investit et comment les heures prévues peuvent être accompagnées, ou en tout cas facilitées.
La notion de travail, en sociologie ou en philosophie, a questionné de nombreux chercheurs, en particulier à la recherche de son sens
Le terme de “travail personnel” évoque une activité individuelle dont le gain attendu (la réussite) semble aléatoire. En effet, aux heures d’études ou de stage que l’étudiant effectue déjà (à hauteur de 35 heures par semaine), le travail personnel est souvent invisible et sa production finale peut être incertaine – en tout cas, pour les étudiants en échec.
Les travaux personnels encadrés (TPE) existent depuis 1997 dans les lycées. Leurs enjeux affichés étaient alors de permettre le développement de compétences telles que l’autonomie, l’organisation et la structuration du travail, l’esprit d’analyse et la critique. Les étudiants Iade actuels sont issus de cette génération. Ils sont maintenant des adultes, professionnels infirmiers, avec au moins deux ans d’exercice : ils ont développé et renforcé ces compétences, en particulier lors de leurs études à l’Ifsi. Or nous remarquons au quotidien combien l’étudiant infirmier anesthésiste (Iade) vit un énorme stress
Dans une enquête interne réalisée en 2009 à l’école d’Iade de Bordeaux
Nous cherchons à identifier les outils qui leur sont nécessaires et utiles pour les aider. Pour tout cela, nous avons choisi deux axes d’analyse :
• globale, sur l’ensemble des résultats dans un premier temps, puis comparée entre les étudiants de 1re et 2e année si nécessaire ;
• dans un second temps (au cours de la discussion), une étude des marges d’adaptation de nos pratiques de formation en école par des propositions apportées aux étudiants.
La méthode de recherche choisie est quantitative (questionnaire) à destination des étudiants actuellement présents dans les écoles d’Iade (nombre total estimé en 2011 à 1 011 étudiants).
La construction de l’outil d’enquête s’est appuyée sur le questionnaire utilisé par l’Observatoire de la vie étudiante (1re partie, de Q2 à Q5) et sur nos hypothèses de travail (2e partie, de Q6 à Q9).
Il a été diffusé à l’ensemble des vingt-neuf écoles d’Iade de France début juin 2012, et une relance a été faite. Les questionnaires rendus ont été anonymisés et les réponses saisies dans le logiciel Sphinx2 pour une analyse quantitative (significativité par le test de Chi2 qui permet de mesurer l’indépendance de deux caractères différents, moyenne, écart type…). Les questions ouvertes ont été traitées par mots clés.
240 questionnaires ont été restitués : tous ont été analysés, soit un taux de réponse global de 23,7 %. 199 questionnaires ont été renvoyés par les écoles elles-mêmes (soit 82,9 % des réponses), le reste étant des réponses individuellement rendues par les étudiants. La répartition entre étudiants de 1re et 2e année est équilibrée (52,5 % versus 46,7 %).
Les principaux résultats nous permettent de :
• quantifier les heures de travail personnel d’un étudiant Iade ;
• connaître les différentes activités réalisées et les enjeux qu’elles représentent ;
• comprendre les facteurs mais aussi les freins au travail personnel de l’étudiant.
Les étudiants ont estimé leurs heures de travail personnel réalisées dans la semaine qui précède l’enquête.
En analysant le premier tableau ci-dessus, nous remarquons l’importance horaire du travail personnel : 83,3 % (p < 0,01) des étudiants travaillent jusqu’à vingt heures dans la semaine, soit de deux à trois heures par jour. Nous avions évoqué la quantité importante d’heures, notre hypothèse est donc confirmée. Nous pouvons estimer le travail personnel des étudiants Iade en moyenne à dix heures par semaine et autant dans un week-end. Le total, pour les deux années d’études est de plus de 1 000 heures par an.
Il en est de même durant le week-end, puisque 40 % déclarent travailler moins de cinq heures, mais 89,6 % évoquent une durée pouvant aller jusqu’à quinze heures durant le samedi et le dimanche. 50 % des étudiants travaillent entre cinq et quinze heures durant le week-end, soit de 3 à 7 heures par jour !
Il n’y a pas de différence significative entre les pratiques des étudiants de 1re et 2e année.
Ce total déclaré nous permet de comprendre pourquoi 86,7 % (p < 0,01) des étudiants Iade disent se sentir parfois et souvent débordés face à la charge de travail. Il ne semble pas que les écoles soient source d’exigence sur ce sujet, puisque seuls 3,3 % des étudiants déclarent que le travail personnel est exigé par l’école.
Les étudiants ont une représentation du travail personnel très fortement liée à celle de l’idée même de formation : il leur semble incontournable pour 52,5 % (p < 0,01) d’entre eux. Ils disent s’imposer ce travail (25,8 %) qui leur semble une nécessité durant les études (17,9 %). Cet investissement personnel est d’ailleurs source de stress (comme nous avons pu le montrer dans une précédente étude
Ces résultats montrent que la majeure partie du temps de travail personnel consiste en une activité cognitive pure : l’apprentissage des cours et les révisions avant examen (voir graphique ci-dessus). Il existe toutefois quelques différences notables : les étudiants de 1re année s’entraînent plus aux examens (70 % versus 55 %) et révisent davantage en groupe (45 % versus 34 %). En revanche, les 2e année recherchent plus de documents (67 % versus 56 %) et passent plus de temps à préparer les travaux à rendre (70 % versus 47 %), ce qui s’explique en partie par le temps que prend l’écriture du mémoire professionnel en 2e année.
Lors de l’analyse un peu plus précise des réponses (nous avons demandé aux étudiants de les classer par ordre d’importance), l’apprentissage des cours et la réalisation des fiches de révisions sont nettement priorisés (rang?1 à 44,2 % et 33,8 %, p < 0,01). La préparation aux examens prend place en rang 2 et 3 pour plus de 25 % des étudiants.
Pour cela, les étudiants estiment à 53,3 % (p < 0,01) posséder tous les outils nécessaires pour réaliser ces apprentissages (alors que 13,3 % avouent ne s’être jamais posé la question) ; 44 % des étudiants ont évoqué les outils qui peuvent leur manquer dans une liste à choix multiples que nous avions proposée.
D’une manière générale, les annales d’examen sont attendues. Dans ce cadre, le travail personnel consiste donc à acquérir directement des connaissances qui feront l’objet d’une validation. Ce sont plus les étudiants de 1re année qui attendent ces annales (23 % versus 17 %) ainsi que des polycopiés de cours (13 % versus 10 %). En revanche, les étudiants de 2e année recherchent plus des livres (9 % versus 5 %) ainsi que des articles publiés (5 % versus 1 %). Les autres outils recherchés sont ceux utiles en vue de la réussite aux examens : des cas concrets avec des questions corrigées et des fiches de résumé faites par les formateurs. Ces remarques sont intéressantes dans le sens où, souvent, le formateur pense que c’est à l’étudiant de réaliser ses fiches de révision afin de « s’approprier les connaissances en les révisant et non pas en disposant de documents tout prêts ».
Les freins au travail personnel sont nombreux : 84,2 % (p < 0,01) des répondants ont détaillé leurs réponses (l’importance de ces freins est plus importante pour les étudiants de 2e année, et ceci, pour 89 % d’entre eux) : les 1re année se plaignent de problèmes organisationnels, plus que les étudiants de 2e année (6,3 % versus 1,8 % pour le manque de place, 15,9 % versus 7,1 % pour le manque de calme) alors que les 2e année pointent du doigt des impératifs professionnels (17,9 % versus 8,7 %) et familiaux (70,5 % versus 57,1 %) qui les gênent dans leur travail personnel.
En 1re année, les étudiants recherchent les moyens d’acquérir des connaissances théoriques alors qu’en 2e année, ils évoluent vers plus de recul en utilisant livres et revues. Ces résultats sont intéressants dans le sens où nous identifions ici l’évolution professionnalisante du positionnement des étudiants. Quarante étudiants ont donné une réponse complémentaire nous permettant d’identifier un frein très important au travail personnel : la fatigue (cité vingt fois). Sous ce terme générique, des nuances sont apportées, comme nous le montre le tableau ci-dessus.
Pour un étudiant, le travail personnel consiste à se consacrer à l’acquisition de connaissances de façon autonome ou informelle. Leur principal objectif étant de réussir leurs études. Le travail personnel est fortement lié à la personnalité même de l’étudiant, et ceci, pour deux raisons principales : il est dépendant de sa conception et de ses représentations des études mais aussi de ses motivations. L’impact que cela peut avoir sur sa vie quotidienne, en particulier sur sa cellule familiale et sociale, est difficilement prévisible au départ de la reprise d’étude. C’est pourquoi il nous semble essentiel de chercher à comprendre la place et l’impact du travail personnel au regard de la place du soi de l’étudiant, au cœur de son vécu.
Nous l’avions évoqué dans un article sur le vécu des étudiants en formation
Jean Nizet évoque « le caractère spontané et naturel de l’apprentissage qui correspond à un processus de croissance personnelle de l’individu et un épanouissement des potentialités personnelles ». Pour se consacrer à son travail personnel, s’y tenir (dans la durée et malgré les difficultés), l’étudiant doit y trouver utilité et intérêt, en lien avec l’effort fourni. Qu’il soit en recherche ou en confirmation d’identité, l’étudiant projette son activité personnelle au regard des résultats attendus. Cette activité se doit d’être conative dans le sens où elle « suppose une mobilisation d’énergie finalisée par un désir, une volonté, un besoin de changement qui donne un sens, une signification, une direction »
Or, nous l’avons constaté en école, en cas d’échec ou de résultats qui ne sont pas à la hauteur de ses attentes, un étudiant dit son envie « de tout arrêter et de ne plus travailler autant ». Comme l’affirme R. Viaud, la motivation est une condition essentielle de la réussite, souvent mise à mal dans ces moments difficiles. La dynamique de la motivation est complexe mais elle reste un très important levier pour le formateur, car liée à l’estime de soi. De ce point de vue, elle sous-entend :
• le plaisir d’apprendre ;
• un défi personnel, parce que source de réalisation future ;
• la possibilité d’accomplir cette action avec d’autres, le groupe étant un environnement favorable pour une aide pratique et un soutien psychologique.
Les modifications conceptuelles liées à la réingénierie des études placent le travail personnel au cœur d’une problématique plus large. La vision synthétique proposée par F. Faude-Nicolas et J.-M. Lancien (que nous avons adapté à la formation Iade) nous permet de rappeler que le formateur doit envisager une rénovation de ses pratiques pédagogiques car le travail personnel guidé qu’il va attendre de l’étudiant doit être en accord avec les nouveaux concepts de formation
La notion de “travail personnel guidé” nouvellement incluse dans les référentiels de formation ouvre des possibles. En effet, cela va permettre d’aider chaque étudiant à progresser en fonction d’objectifs précis. Ceci n’est pas anodin car il impose à l’équipe pédagogique d’accompagner ce travail, auparavant considéré comme une activité uniquement individuelle. Une chose est sûre : il faut aider les étudiants à avoir un travail personnel pertinent et utile. Ils se posent souvent la question : comment faire un travail de sélection entre ce qui est important et ne l’est pas, que garder ? Et le corolaire : ce qui est important pour réussir un examen, l’est-il aussi au chevet du patient ?
Il est donc essentiel de demander aux étudiants un travail précis et ciblé sur une acquisition importante. Par exemple, en séance de travail dirigé, demander d’une part à un étudiant pris au hasard d’expliquer ce qu’il en est, et d’autre part à un autre étudiant (désigné à l’avance, donc qui saura qu’il devra avoir particulièrement bien assimilé la notion, ou bien réfléchi à la méthode de résolution…) de commenter et compléter ce qu’aura dit l’étudiant précédent. Variante : le second étudiant est choisi au dernier moment parmi trois étudiants qui auront été déterminés lors de la séance précédente…
Les outils dont disposent les étudiants peuvent varier d’une école à l’autre, en fonction des ressources et des projets pédagogiques. Chaque outil est pertinent si une sélection des connaissances à acquérir est réalisée afin de les rendre plus faciles à retenir. Certains étudiants ont les plus grandes difficultés à réaliser ce tri et d’autres disent manquer d’indications claires pour identifier ce qu’il est nécessaire de faire et d’apprendre.
Jean-Louis Ricci apporte quelques pistes pour « favoriser le travail personnel des étudiants »
Nous retenons trois pistes essentielles : clarifier les résultats attendus, organiser des dispositions favorables, accompagner et soutenir.
La place du groupe dans l’apprentissage est essentielle. E. Bourgeois et J. Nizet estiment le groupe indispensable car « l’apprentissage coopératif par les interactions sociales qu’il supposent joue sur les performances des apprenants dans des tâches typiquement scolaires »
Le respect des rythmes d’apprentissage de l’étudiant n’est pas une question inutile car elle oblige le formateur à intégrer en permanence la place de l’étudiant dans sa formation et elle impacte le choix des méthodes pédagogiques. Ce temps spécifique qu’est celui du travail personnel « est le seul moment où les étudiants trouvent la possibilité d’aligner leurs rythmes »
Cette enquête et la réflexion qui en découle nous ont permis de comprendre l’énorme investissement des étudiants infirmiers anesthésistes dans leurs études. Grâce à des outils simples, un positionnement adapté des équipes de formateurs, il est possible de favoriser le travail individuel des étudiants, au double profit de leur équilibre personnel et de leur réussite professionnelle.
Quelles conclusions pertinentes pour notre pratique pédagogique en formation infirmière ?
R. Viaux donne quelques pistes qui nous semblent appropriées au regard du profil des étudiants adultes et d’un cursus universitaire :
• privilégier les stratégies de résolution de problèmes autour d’une notion de défi à relever ;
• diversifier les approches, intégrer plusieurs domaines dont le centre d’intérêt unique est une problématique professionnelle ;
• donner à l’étudiant l’occasion de faire des choix dans ce travail ;
• favoriser les échanges collaboratifs et le travail en groupe en incitant chaque étudiant à s’autoévaluer ;
• utiliser les travaux réalisés comme autant d’outils valorisants.
L’auteur remercie ici toutes les écoles, les formateurs et les étudiants et qui ont participé à cette enquête.
(1) Combien de temps travaillent les étudiants ? Consulté le 5 mai 2012 sur http://orientation.blog.lemonde.fr/2011/03/17/combien-de-temps-travaillent-les-etudiants/
(2) Sciences humaines Hors série : “Philo, les auteurs, les thèmes, les textes”. Les guides, n° 1. Mai-juin 2010.
(3) Muller C. “Vécu des étudiants infirmiers anesthésistes en formation”, revue Oxymag, n° 120, septembre/octobre 2011, pp. 17-21
(4) Chauvet L. “Résultats audit interne”. École d’Iade de Bordeaux, 2009.
(5) Barbier J.-M., “De l’usage de la notion d’identité en recherche, notamment dans le domaine de la formation”. Éducation Permanente, n° 128, 1996/3.
(6) Viau R. “La motivation, condition de la réussite”. In: Éduquer et Former, sous la direction de Martine Fournier. Éditions Sciences Humaines, ouvrage de synthèse, 2011, pp. 146-154.
(7) Bourgeois E. et Nizet J., Apprentissage et formation d’adultes, Puf, 1997, 222 pages.
(8) Faude-Nicolas F. et Lancien J.-M., “La formation professionnelle, d’une logique disciplinaire à une logique compétence”, Spécial formation infirmière et cadre de santé, 2010, pp. 10-12.
(9) Ricci J.-L. ABC Favoriser le travail personnel des étudiants. RCFE. Consulté le 10 juillet 2012 sur http://craft.epfl.ch/files/content/sites/craft3/files/abc/ABC_favoriser_trav_perso.pdf (mis en ligne le 8 mars 2004).
(10) Sous la direction de Patrick Viollet, Méthodes pédagogiques pour développer la compétence, manuel pratique à l’usage des formateurs. De Boeck, 2011, 411 pages.