Ressources humaines
À la demande des jeunes infirmières, les journées de travail en douze heures se développent. Dans un contexte de contraintes budgétaires, les établissements de santé y voient une source d’économies à court terme. Mais à long terme, ce rythme de travail intensif sur la santé au travail.
Combien d’établissements de santé publics ont opté pour une organisation de travail en douze heures, dans quels types de services, quels agents sont concernés ? Le Conseil supérieur de la onction publique hospitalière a tenu, mi-avril, sa première séance de travail sur le sujet et s’est engagé à dresser d’ici le mois d’octobre « un état des lieux. « Enfin ! se félicite Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale à la Fédération hospitalière de France (FHF), car nous ne disposons que de bribes d’informations venant de nos établissements ». Le conseil supérieur de la fonction publique hospitalière s’est donc donné pour mission d’éclaircir le sujet : le cadre réglementaire assez flou (voir encadré) de cette organisation du travail, son impact sur la santé des soignants et le dialogue social qui doit accompagner son déploiement.
S’il n’existe pas de statistiques précises, il y a une certitude : les journées de travail en douze heures des personnels soignants se répandent dans les établissements de santé. « Nous sommes confrontés à des demandes de plus en plus fréquentes des équipes », souligne Franck Esteve, coordonnateur général des soins du CHU de Rouen en Seine-Maritime et président de la commission des coordonnateurs généraux de soins.
Au départ cantonnées dans des services spécifiques, comme les maternités, la réanimation ou les urgences, les douze heures gagnent aujourd’hui les services de médecine classique, et même les Ehpad. Dans les cliniques privées, elles sont courantes, comme le confirme Jacques Guillot, DRH du groupe Générale de santé : « Nos quatre-vingt dix établissements sont largement organisés en journées de douze heures, même si ce n’est pas le modèle unique. C’est souvent un élément important pour recruter de jeunes infirmières. » « Nous sommes interpellés par nos infirmières, nos aides-soignantes, car les journées en douze heures permettent de limiter les gardes d’enfant, les déplacements, etc. Économiquement, c’est une manière pour eux de gagner du pouvoir d’achat », confirme Olivier Bossard, directeur général des cliniques du groupe mutualiste Harmonie. Le temps de travail est donc devenu un produit d’appel.
Ainsi, à l’hôpital d’Eaubonne-Montmorency, dans le Val-d’Oise, à proximité de plusieurs cliniques privées, « il y avait une fuite de personnels en raison du faible nombre de services organisés en douze heures », explique Pilar Verdoncq, la directrice des soins. En 2012, l’hôpital a amorcé un passage en douze heures, qui s’est accéléré en 2013 : 80 % du personnel travaille aujourd’hui à ce rythme, y compris les infirmières des quatre Ehpad de l’établissement. Seul le service psychiatrique travaille encore en sept heures trente en raison de la pénibilité du travail.
Alors que l’établissement affronte un “plan de redressement”, la directrice des soins ne cache pas que l’organisation en douze heures est aussi une source d’économies : « Pour assurer la continuité du service sur un poste de jour, il faut 2,84 infirmières à temps plein en sept heures trente, mais seulement 1,8 infirmière en douze heures. »
Pour les établissements, dans un contexte budgétaire très difficile, les journées en douze heures sont donc très séduisantes. Passer de journées de travail en sept heures trente à douze heures permet, dans un premier temps, de réduire de 4 à 10 % les effectifs, grâce à la diminution du nombre de transmission », remarque Jean-René Ledoyen, responsable de la filière des directeurs de soins à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP). « Mais attention, ce sont des gains à court terme, complète Olivier Bossard, du groupe Harmonie. À long terme, cette organisation du travail peut générer de l’absentéisme. » Pour ce directeur, les douze heures doivent rester un outil parmi d’autres pour « gagner en souplesse dans les organisations du travail, qui doivent être retravaillées sous la contrainte économique, à la demande des personnels, et pour faire évoluer plus facilement nos pratiques, notamment vers la chirurgie ambulatoire ».
En termes d’organisation du travail, les douze heures ont des avantages comme des inconvénients. Quand se succèdent des équipes travaillant sept heures trente en journée, et dix heures la nuit, une heure de transmission est ménagée. En douze heures, ce temps devient informel, ou est préservé grâce à un savant chevauchement des équipes : « Une infirmière arrive un peu plus tôt et fait les transmissions pour tout le monde, raconte Jean-René Ledoyen. Mais bien sûr, la qualité des transmissions s’en ressent : ce temps de contrôle, et d’autocontrôle, est moins long. » Côté avantages, « la collaboration entre le personnel médical et le personnel paramédical, qui travaillent au même rythme, est facilité, les personnels gagnent en souplesse d’organisation de leur journée, et le stress des temps de transmission s’estompe », énumère-t-il.
À la lumière de ces différents avantages et inconvénients, le passage aux douze heures doit se construire avec « une nouvelle organisation de travail avec les équipes, en associant la médecine du travail, et en mettant sur pied une cellule d’accompagnement et de suivi », estime Franck Esteve, le président de la commission des coordonnateurs généraux de soins.
C’est cette démarche qu’a adopté le CHRU de Montpellier, dans l’Hérault, qui a décidé de répondre à une « demande de la nouvelle génération d’infirmières », explique son DRH Romain Jacquet et sa directrice des soins Françoise Estric. L’hôpital est passé par une large concertation. Une « charte des douze heures » a été au préalable écrite. Elle prévoit « cinq principes, détaille Romain Jacquet : la demande doit émaner du service ; une concertation est engagée avec les professionnels de santé, qui prend en compte les besoins institutionnels ; le personnel vote à bulletin secret sur une nouvelle organisation ; si une large majorité se dégage, le comité technique de l’établissement (CTE) et le CHSCT sont consultés ; enfin, une évaluation est conduite à six mois, dix-huit mois et trois ans. »
Cette charte a été adoptée par l’ensemble des syndicats, y compris par la CGT, pourtant très opposée au niveau national à cette organisation du travail. La secrétaire du syndicat, Annie-Claude Ottan, s’en explique : « Nous informons les personnels des risques. Mais dans presque tous les services qui ont demandé à passer en douze heures, 95 à 100 % des infirmières y sont favorables. Il y a un débat au sein du syndicat, mais je considère que je suis représentante du personnel avant tout. Je ne me vois pas voter contre sa volonté. Mon travail est d’accompagner cette demande, d’instaurer des garde-fous. » Notamment que le passage en douze heures se fasse sur une base volontaire : les infirmières et les aides-soignantes réticentes sont affectées dans d’autres services. Neurologie, soins intensifs, hématologie, maternité, pédiatrie, etc. : 10 à 12 % du personnel soignant du CHU travaille aujourd’hui en douze heures. « Mais cela se développe très vite. À tous les CTE, on nous présente de nouvelles demandes », constate la syndicaliste CGT.
La plupart des établissements excluent le passage en douze heures pour les services de gériatrie et de psychiatrie, où la pénibilité du travail est importante. Pourtant, des Ehpad sont passés en douze heures, comme celui de Montcuq, dans le Lot, depuis une dizaine d’années « à la demande du personnel », raconte Pascale Pigeon, infirmière référente. Tous les personnels travaillent en douze heures, sauf ceux de l’unité de vie protégée (qui prend en charge des malades d’Alzheimer), repassés en huit heures, en raison de « leur fatigue psychologique ». Là encore, « pour le recrutement, c’est clairement positif, car notre établissement est très isolé. Ceux qui viennent de loin préfèrent venir pour douze heures », indique Pascale Pigeon. Et cette organisation permet de limiter la surcharge de travail liée au manque de personnel chronique dans les Ehpad. « Mais on a vu grimper l’absentéisme, explique Pascale Pigeon. Nos aides-soignantes âgées ne sont pas en très bon état physique. » Paradoxalement, « il n’y a pas vraiment de demande pour repasser en huit heures ».
Le CH d’Avranches-Granville dans la Manche est l’un des rares établissements public à avoir une antériorité sur une généralisation des douze heures. Le mouvement a été initié au moment du passage aux 35 heures, au début des années 2000. Aujourd’hui, « environ 80 % des équipes travaillent en douze heures », estime Maryvonne Hec, directrice des ressources humaines de l’établissement, qui a hérité de cette organisation du travail. Il est pour elle « exclu aujourd’hui d’aller plus loin. Il est extrêmement important de ne pas avoir une offre d’horaires monolithique. Les douze heures sont fatigantes, en particulier pour les professionnelles les plus âgées. Il ne faut pas non plus oublier que l’âge de départ en retraite recule. » Burnout, accidents du travail, maladies professionnelles : Maryvonne Hec a « l’intuition que les douze heures n’arrangent rien ». Une suspicion confirmée par une étude universitaire américaine publiée en 2012 dans la prestigieuse revue Health affairs : « Plus les journées de travail des infirmières sont longues, plus le risque de burnout et d’insatisfaction au travail est important », constate-t-elle. Elle croise des données concernant plus de 22 000 infirmières dans plus de cinq cents hôpitaux de quatre États américains (Californie, New Jersey, Pennsylvanie et Floride). Aux États-Unis, 65 % des infirmières travaillent en journées de douze à treize heures. 80 % des infirmières se disent satisfaites de leur emploi du temps. Mais celles travaillant en douze ou treize heures ont 2,5 fois plus de chance de connaître un burnout ou de vouloir changer de travail. Il y a là une contradiction que les auteurs expliquent ainsi : « Les infirmières sous-estiment les conséquences des longues journées de travail en raison de l’attrait de la semaine de trois jours. »
Cette contradiction, Maryvonne Hec la formule autrement : « Parce que des jeunes femmes qui occupent des postes à forte pénibilité sont intéressées pour garder leurs enfants, faire le ménage, les courses, bref, s’occuper du quotidien, on passe joyeusement aux douze heures. En tant que féministe, cela m’interroge. » Parce qu’elles travaillent douze heures, les infirmières sont en effet tentées d’en faire plus dans leur vie familiale. « Il y a un vécu de bénéfice immédiat, renchérit Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale à la FHF. Les infirmières et les aides-soignantes ont le sentiment de gagner du temps de vie privée. Mais c’est illusoire : sur l’année, le temps de travail et le temps de récupération sont les mêmes ! »
Le développement des journées de travail en douze heures est-il légal ? Pas si sûr, comme vient de le rappeler le tribunal administratif de Paris. Suite à une requête de la CGT de l’hôpital Tenon à Paris, il s’est prononcé le 9 décembre dernier sur les nouveaux horaires de travail, en journées de douze heures, du service de réanimation chirurgicale. Il les a jugés illégaux, en particulier en raison de la justification avancée par le directeur de l’établissement : « L’ensemble des personnels concernés a vivement souhaité ce passage aux douze heures. »
L’argument est insuffisant. Le décret n° 2002-9 du 4 janvier 2002, qui encadre la durée du temps de travail dans la fonction publique hospitalière, indique en effet que « la durée quotidienne du travail ne peut excéder neuf heures pour les équipes de jour, dix heures pour les équipes de nuit. Toutefois, lorsque les contraintes de continuité du service public l’exigent en permanence, le chef d’établissement peut, après avis du comité technique d’établissement, ou du comité technique, déroger » à cette durée, mais « sans que l’amplitude de la journée ne puisse dépasser douze heures ».
« Au départ, les journées de douze heures sont une mesure d’exception, explique Jean-René Ledoyen, responsable de la filière des directeurs de soins à l’EHESP. Longtemps, elles sont restées cantonnées aux services d’urgences ou de maternité, où les contraintes de continuité de service public sont fortes. Elles se développent aujourd’hui dans des services de médecine ou de chirurgie, ce qui pose un problème juridique. »
L’aménagement des temps de transmission pose également problème. L’organisation en journées de douze heures de travail ne ménage aucun temps d’échange entre les deux équipes. La plupart des établissements renvoient donc la transmission a un temps informel non rémunéré, ce qui porte la durée réelle du travail au-delà des douze heures. Enfin, l’aménagement des plannings s’avère complexe. Les équipes travaillent généralement selon le rythme suivant : trois jours de travail, deux jours de repos, deux jours de travail, trois jours de repas. Sur un cycle de six semaines, il y a une semaine de travail de cinq jours, soit soixante heures, au-delà là encore de la durée légale. Si les journées de douze heures continuent à se développer, la question de l’évolution de la réglementation se pose. Le groupe de travail installé par le ministère de la Santé au sein du Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière doit se prononcer sur ce point.