© Fele
La communauté des Idel a été ébranlée par le rapport de la Cour des comptes sur la Sécurité sociale, dévoilé mardi. Voici le "coup de gueule" de la blogueuse C'est l'infirmière, que nous remercions de cet échange.
Ce matin, je n’arrive pas à me concentrer derrière mon volant. Beaucoup de soins à caler en peu de temps, la projection mentale de mon agenda me fait mal aux synapses. Je suis énervée et je lutte depuis le réveil pour ne pas laisser ce bouillonnement intérieur transparaître sur mes soins. Il y a cette musique sur Radio Nova que j’adore habituellement mais qui m’agace l’oreille ce matin. Je n’ai même pas envie de zapper sur France Inter. Pas envie d’écouter nos Politiques, qui ont certainement dû prendre l’antenne à cette heure de la matinée pour nous rappeler combien la crise est dure et combien nos frontières sont fragiles.
Je coupe le son et me laisse bercée par le ronron de mon moteur… Mais mon agacement me fait quitter ma torpeur. Et puis il y a ce mec là, en cravate, assis sur mon siège passager et qui ne me quitte pas depuis que j’ai débuté ma tournée.
J’ai mal dormi. Je n’ai pas cessé de repenser à cet article que j’ai lu hier soir sur la Cour des comptes et sur le bilan qu’elle faisait de ma profession d’infirmière libérale. Il paraîtrait que je coûte « trop cher ». Ils veulent augmenter les contrôles pour déterrer les méchantes taupes d’infirmières libérales pour leur taper sur le coin du museau parce qu’elles font des mottes de terre un peu partout sur la pelouse déjà pourrie des fonds public.
« Et puis, vous prendrez à gauche s’il vous plaît », me dit l’homme à la cravate. Oui merci, je connais la route, je la fais deux fois par jour ! Je stationne devant cette maison décrépie, perdue au milieu des champs de maïs. À l’intérieur, vit une famille dont les âges cumulés atteignent facilement les 300 ans. Un couple accueillant sous leur toit deux vieux parents de plus de 90 ans, pas vraiment par choix. La maison de retraite était trop chère. La cravate me suit jusque dans la salle de bain… Il note tout ce que je fais, compte le temps passé en jetant un coup d’œil sur le cadran doré de sa montre. C’est bien la seule chose dorée ici en dehors du crucifix du salon, et encore, ce n’est pas de l’or. Je regarde son calepin par-dessus son épaule :
- "Vous noterez bien que j’ai passé 25 minutes pour aider la petite dame à se laver et à s’habiller et que je ne compte qu’ un AIS3 au lieu des deux AIS3 prévus pour les soins des 30 minutes et plus, hein ? À cinq minutes près, c’est con quand même… Vous notez bien que je ne vais déclarer que 10,45 euros pour mon soin, je ne suis pas une fraudeuse, dites ! (montant que je diviserai ensuite par deux pour pouvoir payer mes charges, ce qui revient à travailler pour un peu moins de 11 euros net de l’heure).
Je me sens fliquée, je déteste ça. J’ai l’impression qu’on veut me faire passer pour une voleuse ou une délinquante que l’envie d’argent pourrait faire basculer dans la fraude à tout moment.
Mais il m’attendait déjà dans la voiture pour le patient suivant. La tournée s’est ensuite enchainée. Des prises de sang de gens impiquables pour 6,08 euros (montant toujours à rediviser par deux), un « pansement simple » facturé 8,80 euros. Soin que je facturerai le même prix quelques maisons plus loin pour un très jeune enfant, car il n’existe pas de majoration pédiatrique, même pour les plus petits qui nous prennent du temps. Un pansement de brûlure coté en « pansement simple » parce qu’il ne fait pas les 60cm² règlementaires alors que le temps passé à nettoyer, éplucher et protéger motiverait vraiment d’être payé plus. Une injection d’anticoagulant chez une dame qui vient de subir une ablation de son sein et qui m’apprend que les résultats de l’anapath’ sont tombés : c’est cancéreux. Et merde. Alors je prends le temps de discuter parce qu’elle en a besoin.
Je sens que l’homme à la cravate est content. Je suis une bonne infirmière qui est là pour ces patients et qui écoute. Mais je ne facturerais pas plus que les 7 euros règlementaires, parce que la réassurance et le soutien, ça n’a, soi-disant, pas de prix. Un peu comme tous les petits soins qu’on galère à faire entrer dans la nomenclature : pose de bas à varice, collyres, préparation de traitement chez un patient déficient visuel, changement de poche urinaire, et j’en passe… Tous ces soins n’entrant pas dans le cadre de notre nomenclature éditée par la Sécu et qui doivent être réalisés gratuitement ou facturés plein pot à nos patients. Allez expliquer ça à la petite dame aux mains pleines d’arthrose qui ne peut se mettre ses collyres seule ou à cet autre, moitié aveugle, qui n’arrive plus à différencier ses traitements !
Bref. Je sens bien que le mec à la cravate s’agace. Il persiste à me montrer de la pointe de son stylo le chiffre incroyable qu’il a noté tout en haut de son calepin. Un chiffre à plusieurs zéro. Et il se tait… Et alors que nous sommes entre deux patients, perdu sur un chemin de campagne boueux je me retourne vers lui et je lui dis :
- "Écoute, je suis désolée, mais tu vas devoir descendre et retourner dans ton grand bureau de la Cour des comptes à pieds. J’en peux plus, tu me stresses, tu me fatigues. Depuis hier, je me sens mal à cause de ton bilan là… Qu’est ce qui te permet de juger de mon travail et de savoir si je touche trop d’argent ? Tu as vu ma tournée ce matin ! Tu as vu le nombre de gens que j’ai soignés, et sous la pluie en plus ! Je suis trempée. Je suis fatiguée d’enchainer les kilomètres tous les jours sur ces routes toutes pourries de campagne.
Tu me dis que je coûte trop cher ? Je ne suis même pas payer pour la totalité de mes soins ! Tu dirais quoi, toi, si ton travail n’était payé qu’à moitié prix, même devenir totalement gratuit à partir du troisième acte ? Tu trouves ça normal d’être payé 11 euros net de l’heure pour laver des gens qui, parfois, te toussent à la face, pour les habiller dans des conditions matérielles souvent déplorables en se cassant le dos parce que rien n’est adapté ? Et pourquoi je ne peux pas cumuler les soins techniques lors des toilettes ? Pourquoi les pansements, les injections, les prises de sang sont réalisés gratuitement, hein, tu peux me le dire toi, là, avec ta cravate ? On se fait hurler dessus, cracher au visage, les patients déversent parfois des colères énormes juste parce qu’il n’y a que nous pour les écouter. C’est fatiguant, tu sais…
J'ai un coût. Mais c’est mon salaire et je n’ai pas honte de dire que je le mérite. Grâce à moi, les personnes âgées peuvent rester chez elles. Dans les maisons qui les ont parfois vu naître, elles peuvent tranquillement poursuivre leur vie sans enrichir les directions de maison de retraite. Mes patients sous chimio peuvent rentrer chez eux auprès de leurs proches avec une pompe et je suis là pour surveiller que tout se passe bien. C’est certain que sans ça, ils ne pourraient quitter les couloirs des centres de cancérologie. Grâce à mes interventions, ceux qui se sont fait opérer peuvent rentrer chez eux plus tôt et laisser de la place dans des services surchargés. Je réalise des prises de sang au cabinet pour ceux qui n’ont pas les moyens de se déplacer dans des laboratoires. Je vais chercher les médicaments de ceux qui ne peuvent se rendre à la pharmacie. Je suis un chaînon dont le système de santé ne peut pas se défaire. Je suis LE lien qui réunit mes patients à l’hôpital et inversement.
Toi avec ta cravate, tu ne fais que lire des études incomplètes pour ne citer que des chiffres qui font peur. « 6,4 milliards d’euros », j’ai bien compris que c’était celui dont tu me parlais depuis ce matin. Voilà ce que mes 100 000 consœurs et moi coûtons chaque année à la société ! De quoi faire flipper n’importe quel contribuable lisant ton bilan à la noix. Mais elle est où l’étude portant sur les économies que nous permettons de faire à la Sécu ? Sur tous ces actes que nous réalisons gratuitement ? Sur toutes ces chirurgies ambulatoires que nous prenons en charge pour un prix dérisoire, en comparaison des 400 € moyen d’une journée d’hospitalisation ? Sur cette population qui vieillit et qui est en demande constante de soins mais qui n’a pas toujours l’envie et les moyens d’aller en maison de retraite ? Sur ces arrêts de travail que nous ne prenons pas parce que nous n’y avons pas le droit ?
Alors oui, c’est certains, mon métier à un coût et des contraintes mais je n’ai pas choisi d’être traitée comme une voleuse qu’on éreinte. Descends, j’ai du boulot."
J'ai ouvert sa portière et je l’ai laissé lui, sa cravate et son calepin sur le bord de la route. En regardant dans le rétroviseur, il avait disparu. Je me dis parfois que je vais disparaître moi aussi... Que la nouvelle loi santé nous enterrera tous et qu’au dessus de nos têtes ne reposeront plus que des Ssiad et des HAD. Des bouffeuses de taupes qui auront vite fait de retourner complètement le joli gazon vert des fonds publics que notre chère Marisol Touraine ne cesse de resemer à coup de bilans et de contrôles inadaptés.