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TÉMOIGNAGE
Françoise (1) est soignante dans un hôpital public qui a pris en charge les victimes des attentats parisiens. Elle raconte pour Espaceinfirmier.fr comment elle a vécu la soirée du vendredi 13 novembre et les jours qui ont suivi.
« Je ne travaillais pas ce soir-là, donc j'étais sortie. J'étais assise en terrasse, du côté de Nation, quand une amie m'appelle pour me dire de rentrer chez moi, vite. Je ne comprends pas bien mais j'obéis. J'allume la radio, ils parlent d'attentats... Le téléphone sonne à nouveau mais cette fois, c'est une collègue. À la demande de la direction des soins, je dois me rendre à l'hôpital. Je ne me pose même pas de question, je saute dans un Über. Le chauffeur n'est d'abord pas très chaud pour m'emmener, mais quand je lui dis que je suis infirmière, il se sent investi d'une mission, il me dit qu'il est fier de me conduire à l'hôpital. Sur la route, je commence à avoir peur. Pas pour ma vie, mais de ce que j'allais trouver. Est-ce que j'allais être à la hauteur ? D'après ce que j'avais entendu à la radio, je m'attendais à une scène de guerre. Je me dis que je n'ai jamais fait d'humanitaire, que je n'ai jamais vu de blessure par arme à feu...
Une fois sur place, je constate qu'une dizaine de personnes sont venues spontanément, même des collègues qui étaient en disponibilité. Il est près de 23 heures. Dès 22 heures, une femme est arrivée aux urgences – par ses propres moyens – avec une balle dans le corps. Elle a prévenu que d'autres suivraient. Sept ambulances se sont succédé ; dans la nuit, nous avons reçu une vingtaine d’urgences absolues. Du jamais-vu pour moi. Heureusement, le Plan blanc avait été mis en place.
Dans le sas ambulances, des brancards, des pieds à perfusion avec tout le nécessaire pour sédater les patients étaient prêts. L'idée était de les prendre en charge au cul du camion. On demandait : qui perfuse ? Qui prend les constantes ? À chaque fois, quelqu'un levait la main. L'organisation était tellement précise que j'ai travaillé mécaniquement. J'ai tout de même été immédiatement choquée par la jeunesse des patients. La première que j'ai prise en charge avait 21 ans. Il est rare de voir des urgences absolues car d'habitude, c'est le Smur qui les perfuse et les emmène au bloc. Là, certaines personnes semblaient avoir été jetées dans des ambulances, juste garrottées. Il y a eu deux vagues d'arrivées, jusqu'à 2 h 20. Le pire, ça a été l'attente entre les deux. On ne savait pas ce qui se passait, on écoutait la radio, on fumait, on buvait du café. Puis le bloc et la réa ont pris le relais ; les équipes ont pu quitter le service à l'heure prévue. Je suis partie vers 9 heures du matin.
Samedi soir et dimanche soir, les mêmes soignants ont dû revenir travailler. Le planning n'a pas été modifié. Pour ma part, je n'ai dormi que deux heures ces deux nuits-là. Mais de toute façon, j'avais envie d'y retourner, d'être avec l'équipe. On se sentait soudés. Aux urgences, il y a beaucoup de jeunes professionnels. Après ça, ils avaient quelque chose de vide dans le regard. Une tristesse infinie. Mais les IDE sont très pudiques, elles ont du mal à avouer qu'elles vont mal, à parler. Moi, au fond, je suis complètement anéantie. J'ai dû gérer les appels des familles qui cherchaient des proches. J'ai dû annoncer à certaines qu'on n'avait pas la personne et qu'on n'avait plus non plus de « sous X ». Ça veut dire ce que ça veut dire : la personne est probablement décédée. Tous les noms des blessés sont restés gravés dans ma mémoire. J'ai vu par la suite que des personnes dont les proches m'avaient appelée étaient mortes. Dans ces cas-là, on se repasse la scène, on espère ne pas avoir été trop brute. On était la dernière chance de ces gens et on n'a pas pu les rassurer. C'est juste horrible.
Comme je suis arrivée dans l'établissement depuis peu, je n'avais pas eu de formation Plan blanc. Certains de mes collègues ont été formés à la logistique, mais pas à l'aspect psychologique des choses. Après avoir vécu ça, ça me paraît pourtant indispensable. Si la cellule de crise a très bien fonctionné, tout n'a pas été bien géré sur ce plan-là. J'attends beaucoup du débriefing prévu avec le chef de service et la direction. Ce sera l'occasion d'évoquer les difficultés rencontrées. Les IDE présentes le vendredi soir auraient au moins dû avoir la possibilité de rester chez elles les jours suivants ! Par ailleurs, une cellule psy pour les patients a été mise en place pour le jour... mais la nuit, les IDE sont seules et démunies face à des personnes traumatisées, très angoissées. Même si les familles des victimes ont été globalement très gentilles, lundi, l'une d'entre elles m'a dit que je lui avais mal parlé, que je manquais d'humanité. J'ai mal encaissé. J'ai répondu poliment, mais j'avais envie de hurler.
Je pense que les jeunes soignants de l'équipe vont rester marqués à vie. Moi, même si j'ai envie de pleurer, je n'ai pas encore versé une larme. J'aimerais bien relâcher la pression mais je n'y arrive pas. Je n'ai pas encore vu mes proches, je n'ai été que dans le travail. Je suis bientôt en vacances, mais j'ai peur que ça recommence et de ne pas être au travail à ce moment-là. Je veux être là. Je veux aider. Je veux soigner. »
Propos recueillis par Hélène Colau
1- Le prénom a été changé pour respecter l'anonymat de l'agent, soumise au devoir de réserve.