C'est une nouvelle preuve édifiante du malaise des soignants. En octobre, l'Ordre national des infirmiers publiait une étude pour alerter sur la situation des 700 000 infirmiers de France, alors que la deuxième vague du Covid-19 frappe. Ils sont un tiers à vouloir rendre leur blouse, depuis la crise. Certains professionnels sont déjà en chemin vers la reconversion. D'autres, malgré la situation, restent en place. Regards croisés.
Thomas Laurent, 35 ans, est infirmier depuis fin 2010. Il exerce actuellement en post-urgence, à Lyon. Sa disponibilité prendra effet le 6 novembre. Il quitte le métier.
« J'aime mon métier. J'ai fait infirmier parce que la découverte du monde hospitalier en tant que travailleur, un été après le lycée, m'a donné envie d'y rester. Mais j'ai travaillé trop souvent ces derniers temps en sous-effectif. À savoir un ou deux aides-soignants en moins, voire un infirmier, un aide-soignant le jour ou la nuit de travail. Soit, dans mon service, un quart en moins.
Je ne supportais plus ça, devoir travailler rapidement, mal. Ça ne correspondait pas à la vision que j'avais du métier, ni même à ce que l'on nous a enseigné à l'école. Le Ségur a été tellement décevant que j'ai décidé de partir début août, après une journée en sous-effectif de plus. Je n'avais pas envie de continuer dans ces conditions.
Il y a encore un peu d'espoir pour l'hôpital. Il est possible que les collègues arrivent à créer un rapport de force pendant la deuxième vague. Mais la réforme va être longue à mettre en place. Et plus on tarde, plus les résultats vont se faire attendre. Donc, ça veut dire travailler encore plusieurs années en difficulté.
De ma promo, j'en connais deux sur cinq qui ont abandonné le milieu pur du soin, qui ne voulaient plus exercer à l'hôpital. Le choix du public, c'était voulu. Je préfère arrêter plutôt que d'aller en libéral ou dans le privé. J'ai trouvé une formation accélérée de libraire, en début d'année, pour apprendre les bases du métier. Ça dure un mois et demi. Mes parents, père infirmier, mère éducatrice spécialisée, me soutiennent. Ils comprennent les difficultés. Ils ont bien vu que je n'étais pas heureux et épanoui dans mon travail. Ils voient que le projet est construit. On ne m'enlève pas mon diplôme. Je décide de ne plus exercer mais je suis toujours infirmier. »
Estelle Gajewski, 40 ans, infirmière depuis 2003, exerce aux urgences d'Épernay, dans la Marne. Elle s’accroche à son métier.
« Je continue parce que, depuis la mobilisation, je suis convaincue que l'on peut se faire entendre. Notre parole se libère. On n'est moins tapis dans l'ombre. Expliquer notre métier, ça me motive à rester. On a notre petit grain de sel à mettre, notre esprit critique à apporter, qui émane du terrain, dans des décisions administratives voire gouvernementales. On est au cœur du secteur ! On peut aider à améliorer les conditions de travail et de prise en charge du patient. On a été entendus même si on n'est pas satisfaits du Ségur.
Dans mon hôpital, la situation s'est un peu arrangée, momentanément, parce qu'on a reçu les sorties d'école. On est 21 infirmiers. Mais avant ça, on a eu quatre départs d'infirmier plus des arrêts maladies en dix-huit mois. Ça fait beaucoup sur la vingtaine que nous sommes. Mais je comprends ceux qui craquent. Ça m'arrive de penser à quitter le métier selon certaines journées, suivant l'activité. Il y a des périodes qui sont plus dures que d'autres. Surtout dans certains centres hospitaliers en sous-effectif. Faire toujours plus avec moins, c'est la stratégie de management de certains centres hospitaliers.
Mais ce que l'on apprend à l'école, le prendre soin est loin. Les soignants ne s'y retrouvent plus. On a parfois l'impression d'être plus dans la maltraitance que dans la bienveillance avec les patients. Quand on intègre une formation d'infirmière ou d'aide-soignante, on nous apprend que le prendre soin, c'est prendre du temps. On n'est pas que dans du curatif, on ne fait pas que des perfusions, des prises de sang, des pansements. Le prendre soin, c'est établir une relation de confiance avec le patient, discuter, percevoir d'autre mal-être au-delà du corps à soigner. »
Propos recueillis par Thomas Laborde
Chiffres clésL’Ordre national infirmier a réalisé une consultation du 2 au 7 octobre 2020 auprès des 350 000 infirmiers inscrits à l’Ordre et à laquelle 59 368 infirmiers ont répondu. Sur 60 000 professionnels sondés, deux tiers d'entre eux déclarent que leurs conditions de travail se sont détériorées : manque de reconnaissance, salaire pas assez élevé, charge de travail... 57 % estiment ne pas disposer du temps nécessaire pour prendre en charge les patients. Un infirmier sur cinq n'a pas pu prendre de congés depuis mars dernier. 33 % déclarent qu'ils étaient en situation d'épuisement professionnel, avant la crise. À l'automne 2020, ils sont 57 % dans ce cas, avec un fort risque d'impact sur la qualité des soins pour près de la moitié d'entre eux (48 %). Résultat : 37 % des infirmiers estiment que la crise traversée leur a donné l’envie de changer de métier et 43 % ne savent pas s'ils seront toujours infirmiers dans cinq ans. En parallèle, la demande de soignants explose : Addeco, agence d'emploi interim, a vu une hausse des offres d'emploi de 62 % pour les soignants par rapport à l'année dernière. Les organisations professionnelles alertent pourtant depuis des années sur le manque d'attractivité du secteur... |