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La finalité de tout acte de soin est de faire du bien au patient. Or, il existe une antinomie entre le fait de prendre en charge une personne, avec sa subjectivité, et celui de rester efficace dans le traitement, qui nécessite d’objectiver la personne, c’est-à-dire de la réduire à son corps, objet de la science.
A-t-on jamais rencontré d’homme sans corps ? Non, car plus encore que simplement reliés, nous sommes notre corps : nous sommes incarnés. Lorsque j’ai mal au bras, il serait absurde de considérer que je vais très bien, mais que mon bras, seul, aurait mal. À travers mon bras, c’est bien la totalité de mon être qui souffre : le dualisme est une illusion doublement dangereuse pour le soignant. D’abord parce que réduisant le malade à un organisme physico-chimique, il rate l’essentiel. Ensuite, car il risque d’exonérer le soignant de toute responsabilité éthique vis-à-vis de cet autre, vulnérable, que Lévinas (1) considère absolue.
Une toilette, une injection, une intervention touchent à l’être du patient. La réduction d’un soin à son acte pur (la piqûre, l’opération) ou à son objet (l’organe, la maladie) déshumanise la relation de soin. D’autant qu’en me rassurant de ne toucher qu’à son corps seulement et puisque ce corps n’est qu’un objet, je risque de perdre toute limite et de m’autoriser à des actes « extra médicaux » (la chirurgie dite « esthétique » y est ici particulièrement confrontée).
Car si, avec Kant, on convient que la dignité est la marque de l’humanité dont chaque personne est porteuse en elle-même, il n’y a que deux possibilités. Soit il y a consubstantialité entre la personne humaine et son corps investi : le respect dû à la dignité de toute personne s’étend à son propre corps. C’est le fondement de la criminalisation du viol et c’est tant mieux. Soit il y a extériorité entre la personne et son corps, mais alors on retombe dans un dualisme réducteur qui ouvre la dangereuse porte de l’objectivation d’autrui ou de soi-même. Vis-à-vis d’autrui, le paradoxe est que cette objectivation, dangereuse, est pourtant indispensable dans le soin si l’on veut parvenir à réaliser efficacement un acte technique, et ce, d’autant qu’il serait agressif (comme une intervention chirurgicale par exemple). Cette mise à distance semble indispensable (la difficulté d’effectuer des actes lourds chez des personnes très liées affectivement le prouve), mais doit être limitée au temps de l’acte lui-même. Vis-à-vis de soi-même, c’est la question des limites de ma propre autonomie sur mon corps qui se pose. L’interdiction du commerce des organes du corps humain signifie bien que mon propre corps ne m’appartient pas absolument : je n’en suis en quelque sorte que l’usufruitier. Quant aux problèmes que soulèvent la gestation pour autrui, sans rester figé dans une posture polémique, il s’agit bien de savoir si je peux louer ou prêter mes organes sans toucher à l’humanité que je porte et qui me dépasse. Qu’on puisse l’envisager comme un prêt absolu (ontologique) entre frères et sœurs par exemple, à l’instar du don de rein entre vivants, n’est pas du même ordre que de la libéraliser sans contrainte.
N’y aurait-il pas quelque chose chez l’homme – et donc sur notre corps humain – qui, comme nous le dit Pascal, « passe l’homme » ?
1- La philosophie de Lévinas (1906-1995) est centrée sur la question éthique et métaphysique d'autrui.