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Laure Marmilloud est infirmière en équipe mobile de soins palliatifs à Lyon et titulaire d’un master de philosophie générale 1. Elle a signé l’ouvrage « Donner vie à la relation de soin. Expérience pratique et enjeux éthiques de la réciprocité », (Éd. Érès, août 2019). Elle revient pour nous sur le décalage de plus en plus béant entre objectifs financiers chiffrés et réalité « corporelle et affective » du soin.
Le staff mensuel avec une équipe d’oncologie s’achève, nous sommes revenus sur les quatre décès rapprochés de ces dernières heures. Un espace-temps pour parler d’émotion et élaborer du sens, pour entendre aussi ce sentiment répété et répandu : les soignants qui vivent le concret du soin, son implication corporelle et affective, ne se sentent plus compris ni soutenus par les managers qui gouvernent et organisent les structures hospitalières. Ceux-ci sont généralement perçus comme étant « loin », pas seulement du fait de l’éloignement des bureaux mais encore « loin » moralement et affectivement.
Il est impossible de se satisfaire de ce constat, de le juger tristement banal. Ce qui est en jeu touche à la compréhension, non seulement opératoire mais aussi philosophique du soin, à sa charge symbolique et à sa portée politique. Il nous faut donner à entendre ce que suppose le soin, non seulement techniquement, mais encore relationnellement et corporellement. Cet investissement-là passe sous les radars des plans d’investissements des directions logistiques et services « achats » des hôpitaux.
Par ailleurs, les analyses financières qui tendent à saturer les discours des gestionnaires, les objectifs de productivité sans cesse rabâchés, les réorganisations pensées sans les acteurs, aggravent le sentiment d’une déconnexion dommageable pour tous entre les “stratèges” et les “ouvriers”, entre le “discours” et le “sens nourricier”, entre les mots et les corps qui leur donnent chair. Tout cela crée de la division alors que la mission est de soutenir les forces de vie…
On voudrait reformater le soin en un objet policé mais c’est oublier qu’il est affaire de corps et de sueurs, d’inquiétude et de joie. On voudrait faire comme si la signature en bas de la feuille, qui liste toutes les complications possibles avant l’intervention, pouvait remplacer à la fois le pacte de confiance pour s’en remettre à un autre que soi et le saisissement de la responsabilité. « Comme si » ne fait pas le réel. Le soin nous engage dans l’humain, dans ses aspects les plus fragiles et les plus sublimes. Cette vérité ouvre sur ce que nous ne savons pas d’un savoir livresque mais que nous découvrons à mesure d’implication, lorsque aussi nous nous laissons instruire par ceux qui reçoivent le soin.
Décider librement de se rendre “proche” d’un autre vulnérable de la façon la plus concrète qui soit, tenir le haricot sous le menton, aider aux mobilisations lorsque les jambes ne portent plus, approcher la main et éponger le front, accompagner le mourant dans son dernier souffle : tout cela, et bien d’autres choses, nous implique corporellement et affectivement et nous ouvre à une dynamique de réciprocité. Il faut refaire de la place pour cette vérité et continuer de la concevoir. La seule pensée algorithmique n’apportera pas de réponse à ce tag vu non loin de l’hôpital : « Où est notre humanité ? » Cette question sur un mur délavé est là, silencieuse, tendue vers les passants. Vers nous tous.