Le paradoxe infirmier

04/03/2011

Le paradoxe infirmier

L'universitarisation de la formation aidera-t-elle à sortir du carcan qui entoure la profession ? Par Aïssa Lacheb-Boukachache, écrivain et infirmier.

(Version longue d'une chronique parue dans L'Infirmière magazine n°274,
1er mars 2011)

 

 

Ce qui caractérise aujourd'hui encore la profession infirmière, c'est la soumission et l'effacement. Au sein de la démarche de soin, on peut aisément, comme en une image, situer sa place en un «centre» et c'est là cependant tout un paradoxe. Ainsi, la place du soignant infirmier est telle celle d'un singulier «secrétariat» médical et paramédical. S'ajoute à cette situation le fait que le soignant infirmier se doive de rendre compte de ses actes (renseignement/soumission) sans qu'en retour soit faite la moindre obligation aux autres participants de la démarche de soin de le renseigner ni de lui rendre compte de leurs actes.
 
Nous ne reviendrons pas sur l'historique de la profession infirmière, qui explique cet état de fait qui crée à ce jour encore ce formidable hiatus entre la réalité de l'exercice infirmier et sa théorie; qui fait de cette profession dont le pouvoir de décision et d'action est désormais considérable, une profession «éteinte» et soumise ou peu s'en faut à tous les autres acteurs médicaux et paramédicaux de la démarche de soin. Combien de soignants infirmiers aujourd'hui cessent d'exercer peu de temps après l'obtention de leur diplôme, au moment où ils s'aperçoivent et prennent la mesure immense de ce hiatus insupportable ... Cet historique est connu, il a été longuement étudié, détaillé, explicité. Aux cotés des religieuses d'hier (nonnes) inscrites de fait dans une soumission absolue et muette à toute une hiérarchie religieuse et/ou laïque, il y a eu les infirmes physiques et/ou mentaux (infirmier(ère) vient d'ailleurs de là: celui ou celle qui est infirme, déformé(e) physiquement, attardé(e) mentalement, à la marge socialement…) dont la société ne savait que faire et qui les secondaient quand ils n'exerçaient pas eux-mêmes ces fonctions sanitaires. Sans omettre au Moyen-âge les prostituées obligées de se «racheter», dans les lazarets qu'on n'approchait pas, une conduite, c'est-à-dire en soignant les lépreux, se taisant, s'effaçant, «expiant» et obéissant au religieux…

Savoirs et pouvoirs secondaires
Aujourd'hui, malgré des études médicales et paramédicales pointues qui englobent une vaste partie des savoirs médicaux et des savoirs des autres participants paramédicaux de la démarche de soin, il n'en demeure pas moins que le soignant infirmier demeure à l'écart de celle-ci (la démarche de soin), au point que s'il ne va lui-même à la recherche de l'information et/ou de l'explication de tel ou tel acte, telle ou telle décision, on ne jugera pas de la nécessité impérieuse de l'informer en toutes ces choses, considérant que son avis, ses savoirs et ses pouvoirs sont relatifs, secondaires, improductifs et pour tout dire peu nécessaires à considérer de manière essentielle. C'est encore et toujours dans l'esprit de tous ou peu s'en faut la nonne ou l'infirme ou la prostituée d'hier, certes plus savante, mais toujours prostituée, infirme, nonne… Sa place est au centre, mobile sur place à recueillir les données des uns et des autres, les retourner aux uns et aux autres quand on le lui commande, les classer, les archiver, les ressortir, les redistribuer, en plus qu'elle exécutera ce qu'on lui ordonnera ou induira d'exécuter comme actes techniques. Rendre compte au soignant infirmier de ce qui a été décidé et accompli pour le malade par ces autres qui le soignent dans leur domaine respectif de compétence, est quasi devenu comme une aberration. Puis, quelle importance puisqu'il (le soignant infirmier) n'agirait pas de façon autonome, considérant qu'il n'aurait pas de science qui lui serait propre, puisqu'il ne serait là que pour être à la disposition de chacun et sans condition…
 
Il est incontestable, au su de la réalité de l'exercice infirmier, que le soignant infirmier, malgré son savoir, sa technique et son pouvoir légal en beaucoup plus de choses que toute autre profession paramédicale, il est incontestable donc qu'il ne participe pas comme il se devrait et comme il lui serait légitime de la démarche de soin au sein d'un collectif où celle-ci s'inscrit et se pratique nécessairement.

Biais didactiques
Cette situation ne s'est pas créée par hasard. L'histoire séculaire de la profession infirmière y est pour beaucoup que les Ifsi aujourd'hui, comme les premières écoles hier, ont intégré implicitement dans le cursus infirmier tel un cadre rédhibitoire qui justifie, légitime et sous-tend cet enseignement. Le soin infirmier n'est pas autonome, il ne peut l'être, il est subordonné à tous les autres soins, il leur est soumis, voilà ce qui est puissamment et par des biais didactiques insidieux induit dans l'esprit des futurs soignants infirmiers, par-delà l'enseignement objectif et scientifique inculqué dans le même temps. Les monitrices et moniteurs (termes singulier et révélateurs de l'infantilisation qu'ils induisent (on est moniteurs/monitrices pour enfants voire adolescents, c'est un vocabulaire à cet effet.…pour des études qui n'en demeurent pas moins supérieures), perpétuent le culte de la soumission et de l'effacement.
 
Le rôle propre infirmier, qu'est-il dans les faits sinon une peau de chagrin quand ce n'est pas absolument rien? Les diagnostics infirmiers, quel service peut se targuer d'en faire son quotidien? La prescription infirmière, qui peut s'en vanter et montrer un ordonnancier infirmier et mieux, dont il fait usage régulièrement? Cependant, toutes ces prérogatives ainsi que d'autres sont inscrites dans la loi et fondent aujourd'hui autrement qu'hier la profession infirmière. Cette profession infirmière qui, cependant et comme on le constate souvent, en est encore à interpeller le médecin afin qu'il lui prescrive par exemple des compresses stériles pour réaliser un soin ou un Doliprane (pourtant en vente libre dans les commerces pharmaceutiques) pour remédier à une céphalée subite d'une personne hospitalisée et non allergique au paracétamol ou d'un résident si on se trouve en maison de retraite. Ou qui adapte sa planification des soins en fonction des disponibilités et/ou des desiderata des autres intervenants médicaux et paramédicaux. Ou qui n'ose prendre aucune initiative, y compris dans l'urgence quand pourtant son savoir professionnel le lui permet et que la loi lui en fait l'obligation, sans qu'on lui en ait donné l'accord. Mais qui est ce «on»? Des intervenants médicaux et autres paramédicaux infondés en ces choses du rôle infirmier à y intervenir. D'ailleurs et souvent, ils n'interviennent pas et sont sidérés de ce que le soignant infirmier leur sollicite une autorisation pour une action à une problématique infirmière dont ils ignorent tout et où il ne leur est enjoint jamais d'intervenir en aucune façon de manière impérative et systématique.

Supprimer les Ifsi tels qu'ils existent
Naturellement, il n'est pas question d'entrer en conflit avec le corps médical et/ ou les autres professionnels de la santé. Ce serait aberrant. Ils ne sont pour rien dans cette situation infirmière désemparée et tristement flottante et ne l'entretiennent en rien. Au mieux pour eux (au pire pour le soignant infirmier), ils s'en accommodent. L'universitarisation de la formation infirmière aidera-t-elle à sortir enfin de ce carcan de soumission, d'infantilisation, d'effacement, dans lequel les Ifsi ne cessent et de la manière la plus regrettable, quand ce n'est suicidaire, de l'inscrire? L'avenir proche le dira. Cependant, cette universitarisation ne pourra s'affirmer que par la suppression des Ifsi en l'état ou à défaut, leur transformation incontestable tant dans leur intitulé que dans leur contenu (forme et fond d'enseignement) en départements d'enseignement des sciences infirmières rattachés aux facultés de médecine et autonomes dans leurs objectifs et leurs finalités et dont les programmes seront à compléter qui ne seront certainement plus celui des Ifsi actuels.
 
On peut d'ores et déjà interpeller le corps médical  et lui dire fermement que puisque c'est lui également, en sus des moniteurs et monitrices, sic, (demain, peut-être et heureusement, des maîtres de conférence et des docteurs en soins infirmiers), qui participe au premier chef de la formation infirmière et que celle-ci ne saurait faire fi de cet enseignement médical essentiel qui est le cœur même de sa raison d'être infirmière, dire donc au corps médical qu'il se doit de refuser absolument cette soumission, cette infantilisation, cet effacement de celles et ceux, soignants infirmiers, qui sont et seront amenés à travailler avec lui, à ses cotés et selon le savoir médical et le savoir propre infirmier qui leur ont été et qui leur seront dispensés. Dire non aux méthodes surannées, improductives et stupides, dire non aux temps anciens qui perdurent!
 
Contraindre le soignant infirmier afin qu'enfin il s'accapare ce qui est sien, qu'il devienne ce qu'il est et cesse d'être ce «centre» étrange qu'il s'est créé. Ce «centre» qui sait beaucoup, peut énormément et n'ose jamais sans une caution quelconque, une permission!
 
Sans cette volonté médicale, même au prix de glissements formalisés de tâches, il est fort à craindre que le soignant infirmier soit longtemps encore le seul au sein de la démarche de soin qui refuse sa place, rejette toute volonté d'appréhension et de compréhension de ses actes, tout esprit d'initiative, toute responsabilité et préfère demeurer confiné dans l'abrutissement de la soumission et de l'infantilisation.
 
Mais il est vrai cependant qu'être à ce point effacé, soumis et dépendant depuis si longtemps peut être agréable, procurer beaucoup d'avantages, même si mesquins, et être sécurisant à la fin…

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