« En Haïti, garder des repères de mon quotidien m’a protégée »

11/02/2010

« En Haïti, garder des repères de mon quotidien m’a protégée »

De retour d’une mission de dix jours à Port-au-Prince, Claire Levallois, infirmière en chirurgie à Dieppe, revient sur son expérience.

Sa direction avait donné son feu vert depuis déjà longtemps, et elle savait qu’elle pouvait embarquer un jour ou l’autre vers l’inconnu. Contactée le 13 janvier, au lendemain du séisme qui venait de dévaster Port-au-Prince et sa région, elle a fait ses bagages sans hésiter. Question d’habitude? Pas du tout... « C’était ma première mission, mon baptême du feu », répond Claire Levallois. Depuis 2005, l’année de son DE, cette infirmière exerce au bloc de l’hôpital de Dieppe (Seine-Maritime). Particularité de cet établissement, une convention signée avec l’association Médecins du monde, qui facilite le départ rapide de soignants pour des missions d’urgence. En compagnie d’un médecin anesthésiste-réanimateur de Dieppe, elle est arrivée le 17 janvier, cinq jours après la catastrophe, à l’hôpital général de Port-au-Prince.

Comment avez-vous pu installer un bloc opératoire sur place?
Une fois arrivés en Haïti, via la République dominicaine voisine, nous avons rejoint deux chirurgiens et une infirmière d’une équipe française de Médecins du monde. Comme le secteur de l’hôpital où se trouvait le bloc s’est effondré, nous nous sommes installés dans un autre bâtiment. On a posé nos brancards et notre bouteille d’oxygène, et on a commencé à travailler. À l’origine, nous n’avions que le strict minimum pour opérer, car l’arrivée du matériel a pris du retard. L’objectif était: « On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. » On avait des champs stériles, de la Betadine, des pansements gras... Pour la stérilisation, on disposait de solutions toutes prêtes, de l’antiseptique, de la Javel. Comme il n’y avait pas d’eau, on se lavait les mains avec de la solution hydroalcoolique. Et en l’absence d’électricité, on s'est servis de lampes frontales pour opérer et perfuser les patients. 
 
Dans cette phase d’urgence, certains humanitaires ont parlé de médecine de guerre... quel est votre point de vue?
Comme c’était ma première mission, je ne peux pas faire de comparaison. Mais les autres soignants avaient énormément d’expérience, par exemple celle du tsunami de 2004, et pour eux, la situation en Haïti était vraiment cataclysmique. Sur le principe, oui, on pourrait parler de médecine de guerre. On pratiquait une médecine d’urgence qui commençait par le triage des patients. Après une première répartition réalisée par une équipe américaine d’International Medical Corps, on passait voir les blessés pour estimer leur degré de priorité.
Dans les deux premiers jours, on a procédé principalement à des amputations, soit parce que les gens étaient restés coincés sous les décombres et présentaient des nécroses, soit parce qu’ils avaient déjà eu un membre coupé. On nettoyait les plaies, on réalisait de gros pansements, et on n’amputait que si le pronostic vital était engagé. On coupait très haut, de façon à pouvoir refermer, former un moignon et, à l’avenir, appareiller. On laissait leur chance aux gens, en se disant : «Même si dans quinze jours on doit couper, au moins on aura tenté.»
Après les premières quarante-huit heures, les opérations se sont diversifiées. On soignait des fractures ouvertes ou fermées, on réalisait des parages de plaies, des pansements immobilisants... on a aussi pu réaliser quelques tractions transtibiales. Par contre, il était impossible de pratiquer une vraie chirurgie orthopédique, avec des plaques, des vis, des clous... L’équipe américaine située à côté de nous a pu monter un bloc stérile, et s’est chargée de ce type d’opérations.

Et pour le suivi post-opératoire ?
Auprès des patients amputés, nous avons pu refaire, après quarante-huit heures, des pansements sous anesthésie générale, propres et nets. Dans l’ensemble, on a eu de très bonnes suites: aucun décès ne s’est produit pendant ou après l’opération.

Avez-vous coopéré avec des Haïtiens ?

Oui, nous avons formé une équipe commune. On a embauché des jeunes gens pour le brancardage et l’entretien de la salle. Un aide-soignant préparait les traitements, une infirmière décontaminait le matériel. J’ai laissé ma place d’aide opératoire à des internes en chirurgie qui travaillaient ici. Et en dehors de l’hôpital, je tiens à préciser que nous n’avons ressenti aucune hostilité, bien au contraire ! Lorsqu’on passait en voiture, ils nous saluaient de la main. Ils étaient conscients qu’on ne pouvait pas aider tout le monde.

À présent que la phase d’urgence est passée, quelles sont les priorités en termes de santé ?

Donner à boire et à manger à la population: sans cela, il ne peut pas y avoir de bonnes suites opératoires. Loger dignement les habitants, même si une population énorme vit toujours dans les rues. On craint également qu’une épidémie de choléra se déclare. Il faut installer des douches et des toilettes, mettre des antibiotiques à disposition. Et à l’avenir, il faudra proposer des appareillages et de la rééducation.

Dans quelles conditions viviez-vous sur place ?

Un Français proche de Médecins du monde nous a accueillis chez lui. Pour les repas, on voyait au plus juste. Du riz, des rations militaires... on partageait à midi avec les Haïtiens qui travaillaient à l’hôpital. Les journées duraient neuf heures, voire onze. La nuit, on ne dormait pas d’un sommeil très serein: on a par exemple été réveillés par des répliques du séisme...

Qu’est-ce qui a été le plus dur ?
Certains patients vous marquent particulièrement. Quand l’un d’eux vous explique qu’il a perdu les deux mains à cause d’une tôle tombée dans la rue, vous ressentez une injustice. Pour autant, dans notre quotidien aussi, à Dieppe, certains patients nous touchent, d’une façon ou d’une autre. J’ai essayé de prendre un maximum de recul: ce qui m’a protégée, ça a été de garder des repères et faire ce que je faisais au quotidien: du bloc.

Avez-vous bénéficié d’un accompagnement psychologique?
On a fait un débriefing de groupe. On sait que chez Médecins du monde, on peut joindre une psychologue si on le souhaite. Mais on a fait aussi notre psy entre nous au retour ! Avant de reprendre le travail, j’ai pris quelques jours de repos. En France, il faut se recadrer en se disant : « Haïti, c’est Haïti »… Tout ça nous poursuit, mais dans le bon sens. On relativise plein de choses, on se dit qu’ici, on a beaucoup de matériel, et on prend soin de ne pas le gâcher.

Seriez-vous prête à repartir ?
Tout à fait. Je me suis sentie dans mon élément, je ne me suis pas posée de questions, et j’ai eu le sentiment d’avoir fait ce que j’avais à faire.

Propos recueillis par Nicolas Cochard


Photo:
Claire Levallois (à gauche) et le Dr Jacques Lorblanches, chirurgien, viennent d'opérer Madeleine, accompagnée par son père. (© Sandra Rude, Médecins du monde).

Note : Entre le samedi 16 au matin et le vendredi 22 au soir, l’équipe a effectué 81 interventions à l’hôpital général de Port-au-Prince. Progressivement, Médecins du monde a mis en place des centres et des équipes mobiles dans la capitale et ses alentours, et les missions continuent.

A lire également: un récit de Jean-Michel Delage, photographe pour L'Infirmiere magazine.

 

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