«Il faudrait donner un peu d’espoir aux équipes!» | Espace Infirmier
 
«Il faudrait donner un peu d’espoir aux équipes!»

06/09/2010

«Il faudrait donner un peu d’espoir aux équipes!»

Dans un nouveau livre, Martine Schachtel s'inquiète de la dérive du service public vers l’hôpital-entreprise. Un éclairage percutant sur les métiers d’infirmière et de cadre.

De ses jeunes années d’infirmière à son expérience à la prison de Fleury-Mérogis en passant par le mouvement de 1988 (qu’elle a couvert dans L’Infirmière magazine), les quatre décennies de carrière de Martine Schachtel se lisent dans ses livres (1). Aujourd'hui cadre supérieur de santé en cardiologie dans un grand hôpital parisien, elle dénonce dans L’Hôpital à la dérive (2) des réformes menées à courte vue, des soins en mal d’humanité et des économies réalisées au détriment des patients.
 
Il y a vingt-et-un ans, dans Ras la seringue, vous décriviez un métier souvent difficile à vivre… qu’est-ce qui a changé depuis ?
Dans le métier que j’ai connu au départ, j’avais tout de même l’impression que nous étions proches du malade. On prenait le temps de s’arrêter cinq minutes dans les chambres pour discuter. Aujourd’hui, ce temps est vite entamé par les procédures. Quand l’infirmière réalise un soin qui dure dix minutes, elle en passe autant, sinon plus, à tracer tout ce qu’elle a fait pour des raisons de sécurité, de qualité des soins, de contrôle des médicaments… Le patient le ressent très fort. Et il vous le dit : « On a l’impression qu’elles sont tout le temps derrière leur l’ordinateur ! »
 
Les acquis du mouvement de 1988 ont-ils tenu dans la durée?
A l’époque, la revalorisation de la profession a été très significative. Vingt ans après, il ne reste rien, faute d’évolution d’année en année. Sur le plan matériel, les infirmières se retrouvent à peu près dans les mêmes conditions qu’il y a vingt ans. Avec les mêmes obligations: travailler le week-end, les jours fériés… Ce qu’elles ont en plus, ce sont les RTT, puisqu’elles sont désormais aux 35 heures. Nous les cadres, nous voyons que les jeunes choisissent de plus en plus ce métier, en premier lieu, parce qu’il apporte la garantie d’un emploi. Auparavant, quand le chômage était moins élevé, on entrait moins facilement dans la profession. Quand on voulait être infirmière, on avait envie de donner, de partager avec le patient. C’est encore souvent le cas aujourd’hui, mais on n’adhère plus autant à ces valeurs.
 
Dans votre livre, vous pointez des situations dans lesquelles le personnel manque d’attention vis-à-vis des patients…

Comme l’hôpital va mal, on a l'impression que le personnel, par moments, se démobilise. Les gens sont plus lassés que désinvoltes. Pour l’encadrement, c’est parfois lourd à gérer. Chaque fois que l’on reçoit des plaintes de patients, on reprend les choses avec le personnel. Souvent, on fait intervenir des psychologues, pour essayer de faire prendre conscience de cette situation.
 
En quoi votre génération de cadres, arrivée dans la profession dans les années 1970, a pu changer la façon de diriger les équipes ?
Quand j’ai commencé, tout était réglementé par la surveillante, on ne pouvait pas sortir du cadre… Aujourd’hui, on donne beaucoup plus d’autonomie, on fait davantage réfléchir les soignantes sur leur travail. Quand j’ai commencé, on me disait « Tu fais les choses comme ça, point », et peu importe comment c’était vécu par le malade ou le personnel. On essaie aussi au maximum de proposer des formations.
 
CouvertureAvez-vous l’impression que les infirmières sont davantage écoutées aujourd’hui au sein de l’hôpital ?
Dans les équipes, la relation entre personnel médical et non-médical est bien meilleure qu’il y a vingt ans. Les différentes professions travaillent bien ensemble. Par contre, les infirmières malades sont difficilement remplacées, ce qui complique la tâche des collègues et met en jeu la sécurité des patients. Les directions nous écoutent, répondent «Oui oui, on comprend», mais n'intègrent pas plus d'agents aux équipes… Pour moi, on est en train de casser l’hôpital public, avec les deux maîtres mots: économies (moins de personnel) et rentabilité (faire des examens suffisamment lourds aux patients pour que cela rapporte de l’argent à l’hôpital).
 
Dans votre livre, vous critiquez vivement la tarification à l’activité (T2A). Quelles sont les effets que vous constatez sur le terrain ?

La T2A est liée avec la notion de durée moyenne de séjour (DMS). Prenons un malade venu pour une coronarographie. Qu’il reste zéro, une ou deux nuits, l’hôpital recevra le même budget. Nous le garderons deux jours parce que c’est un malade fragile. Si l’hôpital veut vraiment jouer la rentabilité, il devra mettre le patient dehors rapidement. On ne le fait pas, parce qu’on a une certaine éthique… mais cela coûte de l’argent. D’un côté, on nous demande d’humaniser l’hôpital. De l’autre, on traite les patients comme des clients qui ne doivent pas coûter au-delà d’un certain montant. Ce paradoxe démobilise de plus en plus les équipes.
 
Est-ce que cela amène les soignants à intégrer la notion de rentabilité ?
Bien sûr. On en arrive à penser : « Cette patiente est restée trois mois alors qu’elle n’aurait dû rester que quelques jours », « on va encore avoir une DMS épouvantable », « on va être montrés du doigt comme un service qui travaille mal ». Les médecins aussi disent « On n’est pas là pour faire du chiffre ». Mais si l’activité n’est pas bonne, au final on ferme des lits, puis on supprime du personnel… c’est un cercle vicieux.
 
Peut-on s’en sortir dans le contexte budgétaire actuel ?
L’hôpital peut certainement réaliser des économies. Mais il ne doit pas le faire sur les personnels au chevet des patients : médecins, infirmières, aides-soignantes, ASH… On n’arrête pas de nous comparer aux cliniques privées. C’est oublier que c’est l’hôpital qui forme tous les étudiants. Cela demande du temps et des moyens. Dans la dernière réforme, «Hôpital, patients, santé et territoires», on ne parle plus de service public mais seulement de missions de service public. Cela aussi m’interpelle.
 
Beaucoup d’infirmières disent qu’elles ont des difficultés avec l’écriture. Comment avez-vous commencé ?
Je n’ai jamais été trop mauvaise en lettres, mais j’ai beaucoup appris en travaillant à L’Infirmière magazine, dans une rédaction composée d’infirmières et de journalistes. J’ai beaucoup lu, j’ai suivi une formation de quatre jours dans une école de journalisme. Et puis, on apprend à écrire en écrivant. Dans mon premier témoignage, J’ai voulu être infirmière, je racontais tout ce que j’avais vécu comme élève, comme jeune infirmière. Pour L’Hôpital à la dérive, je suis partie d’anecdotes décrivant le quotidien de la vie à l'hôpital du  point de vue du patient comme de celui des soignants. J’ai l’impression que, quand on ne connaît pas ce milieu, on a un mal fou à se faire hospitaliser dans de bonnes conditions. Avec les collègues, quand on a un petit problème de santé, on appelle une copine dans tel ou tel service... Si vous passez par le service de consultation, vous n'obtenez un rendez-vous qu'au bout de plusieurs semaines.
 
On sent également dans votre livre que vous évitez de tout peindre en noir…
J’ai aussi voulu montrer que l’hôpital a des ressources qu’on ne cultive pas assez. Il suffirait de donner un peu d’espoir aux équipes, car l’avenir manque de clarté. Les réformes se succèdent sans qu’on ait évalué la précédente. On a l’impression d’être face à des morceaux de puzzle qu’on met les uns à côté des autres, sans vue d’ensemble.
 
Dans d’autres ouvrages, vous avez utilisé la fiction pour parler de votre quotidien. Qu’est-ce que cela apporte ?
Après Femmes en prison, quand j’ai écrit Présumée coupable, j’ai voulu aller plus loin dans le récit. Dans un témoignage, on est contraint de rester en deçà de la réalité, sinon on prend le risque d'être mis en cause. Avec la fiction, j’ai pu décrire le milieu carcéral dans sa réalité quotidienne. J’aime bien les deux formes d’écriture. Les deux autres romans que j’ai écrits traitent aussi de l’hôpital…
 
Dans la fonction publique, l’obligation de réserve complique le témoignage…
À l’hôpital, on n’aime pas les électrons libres, qui contestent hors du cadre des syndicats. Les médecin s'expriment plus facilement dans la presse qu'une infirmière ou un cadre. Comme nous dépendons à la fois de l’administration et du médical, notre situation est plus délicate.
 
Propos recueillis par Nicolas Cochard
 
1- Entre autres: Ras la seringue, Lamarre, 1989. J’ai voulu être infirmière, Albin Michel, 1991. Morts en série à l’hôpital, 1998. Femmes en prison, 2000. Présumée coupable, 2003.

2- L’Hôpital à la dérive, Albin Michel, 224 pages, septembre 2010, 15 euros.

Cet article est paru dans le numéro 188 (août-septembre) d'Objectif soins.

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