© FunambulesACID
Dans « Funambules », le cinéaste Ilan Klipper dresse le portrait de patients atteints de pathologie mentale, hors les murs institutionnels, dans leur quotidien. Aube, Yoan, Marcus, Jean-François et d’autres se livrent dans un espace d’expression libre qu’on offre rarement aux personnes atteintes de troubles psychiatriques. Touchant, singulier et étonnant, le documentaire sort en salles ce mercredi 16 mars.
L’idée, ce n’était pas de décrypter telle ou telle maladie mais de plonger dans l’univers psychique de ceux qui entendent des voix ou ont des hallucinations, sans les stigmatiser. J’avais juste envie de donner à voir, à mon échelle, ce qui leur passe par la tête. Quand on ne les connaît pas, on a l’impression que les gens qui parlent tout seul dans la rue sont un peu effrayants. Je voulais montrer qu’il ne faut pas forcément se méfier de ceux qui ont des comportements un peu atypiques. Ce qui me fascine, c’est comment ces personnes peu adaptées composent, comment on vit en société quand on est en crise, atteint d’une pathologie mentale.
Comment s’est passé le tournage ?Dans l’ensemble, les personnes étaient contentes de voir que quelqu’un s’intéressait à elles, contentes de vivre une aventure différente. Elles sont seules, ont peu de perspective. Quand un cinéaste arrive avec un projet qui leur donne la possibilité de s’exprimer, c’est très excitant ! J’ai toujours été bien accueilli.
Qu’avez-vous observé, appris de leurs liens avec les soignants qu’ils ont croisés, qu’ils croisent ?Les patients ont un rapport un peu ambivalent à leur prise en charge. Ils sentent qu’ils ont besoin d’être pris en charge, accompagnés, soutenus, qu’ils ont besoin de soins. D’un autre côté, ils ont aussi le sentiment que ces soins s’opèrent contre leur volonté, contre leur gré. Ils le vivent comme quelque chose qui s’impose à eux.
En quoi pourrait-on les aider à mieux vivre au quotidien ?Ce sont des gens qui, comme tous, ont besoin de soutien, d’attention, de gagner leur vie. Le problème, c’est que les personnes atteintes de pathologie finissent par épuiser leur famille, elles sont seules, elles ne peuvent pas trop travailler. Si on pouvait déjà améliorer leurs conditions d’existence sociale, financière, ça irait déjà beaucoup mieux. Quand on est malade, le fait d’être en plus précaire et isolé, ça empire tout.
Avez-vous des nouvelles des uns et des autres ?De temps en temps ! Mais ce n’est pas facile de garder le lien parce qu’ils vont d’institution en institution, qu’ils sont parfois à la rue. Quand ils sont en errance, c’est difficile. Mais l’une d’entre eux, Aube, est bien accompagnée par sa famille qui me donne des nouvelles. Ses proches sont très présents, elle a de la chance, elle n’a pas à se soucier de ses conditions économiques. Elle est privilégiée par rapport aux autres.
Quel regard portez-vous sur l’état du secteur de la santé mentale, sur la considération pour les patients, les soignants ?Dans chaque établissement, dans chaque service, il y a des gens qui aiment leur métier et qui essayent de le faire au mieux. En termes de ressources, de places, il manque des moyens. Après se pose aussi la question du secteur. Il y a des places que les responsables sont toujours soucieux de garder car on est censé pouvoir accueillir quelqu’un qui est malade, donc les médecins ont tendance à faire sortir les patients un peu vite pour certains. Ils ne se retrouvent pas tout à fait stabilisés à l’extérieur. Mal accompagnés parce qu’on manque, là encore, de personnes pour les suivre. Donc, ils replongent facilement. Quand on regarde le parcours des malades sur plusieurs années, ce sont des allers-retours incessants entre la maison, l’hôpital, le CMP, des crises, de légères stabilisations et ainsi de suite.
Propos recueillis par Thomas Laborde
LA CHRONIQUE
Aube, 30 ans, vit chez ses parents, mais elle veut partir vivre une histoire d’amour avec un punk. Sa vie est un mélange de formes et de couleurs. C’est parfois un jeu : elle imite une présentatrice. Ou une représentation : elle danse. Yoan, lui, marche en cercle et scande des phrases acérées. Il entraîne celui qui l’observe dans un vertige de mouvements et de mots. L’un et l’autre, à leur manière, hypnotisent. Marcus, lui, vit dans son bordel « diogénique » et qu’importe ceux qui pourraient en penser du mal. Tous trois, et d’autres, sont des patients de psychiatrie filmés dans leur quotidien hors les murs. Ilan Klipper, réalisateur de Sainte-Anne, hôpital psychiatrique, compose avec Funambules une galerie de personnages aux univers marqués, des existences à la marge, et dépeint une autre normalité. D’une lucarne à l’autre, d’un portrait à l’autre, c’est dans la fragilité d’un équilibre qui a trop vacillé que le spectateur avance. Des plans serrés, des monologues, du rythme, une poésie intense habite ce documentaire sans égal. Hors du temps, hors des normes, Aube, Yoan, Marcus, Jean-François, Abderrezak, Anaïs vivent de l’autre côté d’une frontière fébrile, dessinée ici sans jugement.
Funambules, d’Ilan Klipper, 1 h 15, en salles le 16 mars.