L'infirmière libérale magazine n° 171 du 01/05/2002

 

Perspectives et enjeux

Le libéral est-il devenu un métier à risques ? À en croire les témoignages et les statistiques publiées récemment, force est en tout cas de constater que les infirmières sont de plus en plus victimes d'infractions. Le caducée ne protége plus. Face à ce constat, le gouvernement vient d'annoncer des mesures pour améliorer les conditions de travail des professionnels de santé libéraux. Mais suffiront-elles face à une évolution qui concerne l'ensemble de la société ?

Longtemps taboues, les agressions dont sont victimes les professionnels de santé dans le cadre de leur exercice ne cessent d'augmenter qualitativement et quantitativement, à l'instar de l'insécurité ou du sentiment d'insécurité. Vols, dégradations de véhicule ou du cabinet, cambriolages, agressions verbales et physiques, tout cela, des infirmières libérales le vivent. En 2000, les infractions subies au titre de l'exercice professionnel représentaient 7,8 % du total des infractions subies par les professionnels de santé. Oui et non, car ces données sont parcellaires et le phénomène est, on le sait, notoirement sous-estimé. Sous-estimé parce que les professionnels ne portent pas forcément plainte, sous-estimé parce que les statistiques existantes ne permettent pas toujours de différencier les agressions subies dans l'exercice professionnel des autres. Ainsi, il n'est pas sûr que les agressions subies pendant les visites à domicile soient comptabilisées dans ces 7,8 %. Intéressant, quand on sait que ces dernières représentent la majeure partie du travail des infirmières libérales et qu'elles sont le plus souvent effectuées tôt le matin ou le soir.

Porter plainte ?

D'autres facteurs expliquent ces carences. Les professionnels de santé eux-mêmes ne portent pas toujours plainte : cela prend du temps pour un résultat souvent incertain, ils craignent les représailles, ou veulent éviter une augmentation de leurs primes d'assurances (voiture, cabinet, etc.)... « Faire une déclaration, c'est prendre le risque d'avoir une perte de clientèle ou de se fragiliser. Et puis, comme la police enregistre les nom et adresse du domicile du déposant, nos agresseurs peuvent nous retrouver, venir nous menacer, nous ou notre famille. Cela s'est déjà produit. Quant aux petites agressions, il est difficile de porter plainte, car une gifle, une injure n'ont pas suite... », explique Christophe Chabot, infirmier libéral, vice-président du Spil, syndicat membre de Convergence infirmière. « Souvent, nous recevons au cabinet les personnes qui nous ont agressés parce que ce sont nos patients. C'est donc normal que les professionnels aient peur de porter plainte, il n'y a pas de suivi », ajoute Nadine Favier, présidente du syndicat départemental FNI de l'Hérault.

Le phénomène ne peut donc aujourd'hui plus être nié en dépit des carences des systèmes statistiques. Mais il diffère selon les régions, les villes ou les quartiers, les conditions économiques et sociales et l'environnement urbain. Les taux de criminalité (crimes et délits) sont en effet très hétérogènes sur le territoire, de 24,53 pour 1 000 habitants dans le Cantal à 139,54 pour 1 000 à Paris. Les départements les plus touchés sont Paris, les Alpes-Maritimes, la Seine-Saint-Denis, les Bouches-du-Rhône et le Val d'Oise. Ce sont évidemment aussi les départements dans lesquels les infractions subies par les professionnels de santé sont les plus nombreuses.

Stratégies d'évitement

Victimes, les professionnels de santé libéraux le sont donc, à l'instar de leurs patients et des citoyens. Victimes de leurs patients, des familles (violence interne) ou de tiers extérieurs. Et, dans ce domaine, les infirmières ne semblent pas être les plus mal loties. Ce sont les pharmaciens qui décrochent la première place, bien malgré eux. Ils sont, et depuis plus longtemps, sujets à des agressions, des vols. La nature même de leur activité l'explique mais ne le justifie évidemment pas. En 2000, trois pharmaciens sont décédés suite à une agression. L'insécurité, pour les infirmières libérales, est plus récente. Elle n'en est que plus incomprise parce qu'elle concerne souvent des femmes, qui ne possèdent pas d'ordonnancier, de caisse ni de stupéfiants sur elles.

« En banlieue, nous devons soigner une population avec laquelle nous sommes de moins en moins à l'aise. À partir de certaines heures, le soir ou le matin, nous allons voir nos patients anxieux. On sait qu'on peut se faire agresser parce qu'un patient ne supporte pas d'attendre, qu'il n'a pas la prescription qu'il attend. L'année dernière, trois confrères ont été violemment agressés à Asnières. L'une d'entre elles, orthophoniste, a été enfermée dans le placard de son cabinet durant des heures, pendant que ses agresseurs se demandaient à haute voix s'ils allaient la violer. L'agressivité est la règle aujourd'hui. Elle conduit à un abandon de ces secteurs », explique Fabrice Rey, médecin généraliste à Colombes (92). Une insécurité réelle ou un sentiment d'insécurité, ressentis comme une entrave à l'exercice, qui conduisent à une désertification des zones sensibles, à des difficultés de permanence et de continuité des soins. Les infirmières libérales installées dans ces zones peinent à trouver des remplaçantes. Les départs à la retraite sont rarement remplacés. D'autres abandonnent après quelques années de galère. Et l'accès aux soins des plus démunis se restreint peu à peu.

Démunies ?

« Des stratégies de fuite ou d'évitement » fréquentes, pour reprendre l'expression de l'Igas, sur lesquelles les professionnels, autrefois discrets, n'hésitent plus à s'exprimer. Car cette désertification coûte : économiquement, humainement et professionnellement. « À Montpellier, à Toulouse, il y a des quartiers dans lesquels les infirmières libérales ne veulent plus se rendre. Moi, il m'est arrivé que les familles me proposent de venir me chercher à l'entrée de la cité. Et pour les vols à la roulotte, quand je m'achète une nouvelle voiture, sa dégradation est déjà envisagée. Je crois que le fait d'être connu et reconnu par les habitants permet d'être protégé ou du moins toléré par eux, mais on se doit d'être vigilant », raconte Christophe Chabot.

C'est la raison pour laquelle nombre de représentants des professionnels de santé libéraux restent sceptiques quant à l'efficacité de la création de maisons de santé dans les zones sensibles, ou des aides à l'installation ou à la réinstallation dans ces quartiers, annoncées par Elisabeth Guigou le 5 mars 2002 à l'occasion d'une réunion sur l'amélioration des conditions d'exercice des libéraux.

« Plutôt que d'essayer de faire venir de nouvelles infirmières dans les quartiers sensibles, le gouvernement ferait mieux d'aider celles qui y exercent à y rester. Car c'est avec le temps qu'on construit des relations sereines avec les habitants. Une fois qu'ils nous connaissent, tout va un peu mieux. Celles qui tenteront l'aventure ne resteront pas longtemps dans ces conditions si on ne les accompagne pas. Elles préféreront leur sécurité à cette enveloppe financière. Mon cabinet a été cambriolé deux fois et je ne laisse jamais rien dans la voiture. Je fais tout le temps attention, mais je n'ai pas peur. Une nouvelle venue va rencontrer des difficultés qui vont rapidement la décourager. Quant aux maisons de santé, cela convient sans doute aux médecins, mais n'est absolument pas adapté aux infirmières libérales », explique Nadine Favier, qui regrette aussi que les aides à l'installation soient limitées à 450 par an, soit moins de 1 % des infirmières libérales.

Des mesures efficaces ?

En réalité, l'aide à la pérennisation des cabinets existants fait aussi partie du train de mesures annoncé par la ministre pour assurer la sécurité des professionnels de santé. Et il y en a d'autres. Premier volet, l'amélioration de la réponse apportée en cas d'agression : la ministre entend mettre en place des registres d'agressions contre les professionnels, renforcer le suivi de ces plaintes et installer dans chaque parquet un interlocuteur unique pour le dépôt, le suivi des plaintes, ainsi que le conseil et l'information à partir d'un numéro de téléphone spécifique. En outre, une disposition législative aurait été rédigée pour permettre l'aggravation des peines des personnes commettant des agressions à l'encontre des professionnels de santé.

Deuxième axe, la reconnaissance du risque professionnel que constituent ces agressions. « Un travail doit être engagé sur la prise en charge par les régimes d'assurance des professionnels libéraux et la reconnaissance des professionnels agressés en tant que victimes (...) et permettre la réparation économique de l'agression », a indiqué la ministre.

Troisième volet, l'amélioration des conditions de sécurité. Le Fonds de revitalisation économique pourrait ainsi être mobilisé pour financer des aides à la sécurisation des locaux professionnels (avec une participation de l'État de 1 524 euros par professionnel). La ministre propose aussi que ces derniers puissent être accompagnés « à tout moment par des adultes relais dans les quartiers de la ville où des contrats de ville ont été signés ». En outre, un avenant au contrat local de sécurité devra être généralisé afin que les problématiques de ces professionnels soient prises en compte au niveau local, seul pertinent en la matière.

Des mesures qui restent encore à mettre en place, mais qui ne semblent d'ores et déjà pas suffisantes aux yeux des professionnels pour répondre à un véritable problème de société. Elles constituent néanmoins un premier pas qu'il faudra évidemment évaluer.

AIDES À L'INSTALLATION ET SÉCURITÉ

• Après les zones franches dont on connaît aujourd'hui les effets pervers (installation en zone franche, mais soins réalisés dans les autres quartiers de la ville), le gouvernement tente de faire d'une pierre deux coups. En octroyant sous conditions des aides à l'installation ou à la réinstallation (cf. la nouvelle convention des infirmières libérales) en zones difficiles ou de sous-densité, il espère ainsi non seulement lutter contre la désertification, mais aussi régler une partie du problème de la file active des urgences hospitalières en instaurant une régulation positive des installations. Pour l'heure, les modalités de ces aides ne sont pas encore définies pour les infirmières, tandis qu'elles le sont pour les médecins généralistes. Mais la DHOS en charge de ce dossier au ministère indique cependant que le travail s'est engagé. Une initiative intéressante mais qui pourrait rencontrer quelques écueils. On peut en effet s'interroger sur la mise en oeuvre de ces aides qui dépendent de Fonds peu connus (Fonds d'aide à la qualité des soins de ville, Formmel, FIV, etc.), et pour lesquelles il faut rédiger un dossier complexe. Le rapport sur « l'amélioration des conditions d'exercice des professionnels de santé dans les quartiers de la politique de la ville » (suite au Grenelle de la Santé) recommande ainsi que les pouvoirs publics recensent ces aides au plan local, simplifient et accompagnent les démarches pour les obtenir.

C'EST DU VÉCU !

• À l'occasion du groupe de travail organisé par le ministère suite au Grenelle de la Santé, la Fédération nationale des infirmières (FNI) a réalisé une enquête qualitative et quantitative sur les difficultés des professionnels. Publiée dans le numéro d'octobre d'Avenir et Santé, cette enquête apporte peu de réponses statistiques. En effet, seuls 20 départements ont répondu au questionnaire. Reste qu'elle permet tout de même de mettre en lumière certains incidents récurrents : bris de glace, vols d'objets avec effraction, vols de véhicules, véhicules détériorés ou pneus crevés, agressions physiques, injures, vols au cabinet, chutes d'objet par les fenêtres des tours, exhibitionnisme...

DES STATISTIQUES PARTIELLES

Il n'existe pas de statistiques précises des agressions subies par les professionnels de santé au titre et dans le cadre de leur exercice professionnel. Les éléments les plus récents (1er semestre 2001) dont nous disposons sont ceux issus du Stic publiés dans le rapport de l'Igas « les violences subies au travail par les professionnels de santé » rendu public en octobre 2001, mais qui ne concernent ni Paris ni les zones de gendarmerie. Lors du 1er semestre 2001, il y aurait donc eu 3 286 crimes et délits constatés à l'encontre des professionnels de santé et en rapport avec leur exercice ; les rapporteurs ajoutent cependant qu'« il n'a pu être vérifié que les visites à domicile des médecins et des infirmiers étaient bien comptabilisées au titre de leur activité professionnelle ».

Compteurs statistiques nationaux de sécurité publique (1er semestre 2001)

MAISONS DE SANTÉ, UN CONCEPT TOUT TERRAIN ?

• Prônée par les deux rapports (Igas, Grenelle), la mise en place de maisons de santé, qui regroupent plusieurs professions de santé en un même lieu, a le vent en poupe. Non seulement ces initiatives faciliteraient une réponse aux nécessités de la permanence des soins et de la couverture des besoins de soins dans les zones où la démographie est faible, mais elles permettraient aussi de lutter contre l'insécurité ou de mutualiser les moyens. Selon le rapport de l'Igas, en effet, les professionnels isolés seraient plus vulnérables que les autres. Mais si cette idée de regrouper les professionnels en un seul lieu convient bien aux médecins, pharmaciens ou masseurs-kinésithérapeutes, elle semble moins adaptée aux infirmiers libéraux. Faire venir un patient âgé dépendant au cabinet n'est pas toujours possible. Conscients de ces difficultés, les auteurs du rapport de l'Igas ont préconisé une sécurisation des visites à domicile (avec des modalités d'accompagnement) et de « sensibiliser les populations au bon usage des visites à domicile ».

LES PHARMACIENS JOUENT CARTE BLANCHE

• Confrontés aux problèmes d'agressions depuis plus longtemps que les autres et conscients des carences statistiques en la matière, le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens a lancé début 2001 une fiche de déclaration d'agression qui recense les crimes, délits ou incivilités commises à l'encontre des pharmaciens hospitaliers ou d'officine, indépendamment de tout suivi policier et judiciaire. Ainsi, pour l'année 2001, sur les 66 000 pharmaciens français, 299 ont fait une déclaration d'agression (beaucoup de pharmaciens ignoraient l'existence de cette fiche la première année). Dans plus de 68 % des cas, il s'agit de vols ou de cambriolages, dans 33,4 % des cas d'incivilités, et dans 11,7 % des cas d'agressions physiques. Si le nombre d'agressions reste stable, l'Ordre des pharmaciens note tout de même une aggravation qualitative de ces actes. Cette initiative pionnière pourrait bientôt être étendue à l'ensemble des professions de santé. Le rapport de l'Igas avait d'ailleurs préconisé que les ordres soient encouragés à créer des fiches de ce type. Le projet serait d'ailleurs à l'étude au Conseil national de l'Ordre des médecins. Pour les infirmiers libéraux, le Conseil des professions paramédicales pourrait sans doute jouer ce rôle.