Souffrez-vous du « syndrome de l'infirmière » ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 180 du 01/03/2003 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 180 du 01/03/2003

 

Perspecives et enjeux

Il y a un près d'un an, le psychologue new-yorkais Alon Gratch définissait dans les colonnes d'un magazine féminin ce qu'il appelait le « syndrome de l'infirmière » : un désir typiquement féminin, selon lui, d'en faire trop pour sauvegarder la relation mais aussi sa bonne conscience. Cela vous rappelle quelque chose ?

Avec 85 % de femmes parmi les infirmiers libéraux, la question mérite d'être posée. Qu'est-ce qui lie l'image du soignant à celle de la femme ? En quoi cette image se traduit-elle dans la pratique par des contraintes, qui entraîneront parfois des situations ingérables, menant à l'épuisement ?

MÉTIER DE SOINS, MÉTIER DE FEMMES

Tout d'abord, retour aux sources. Grâce aux miracles de la technologie moderne, New York n'est pas si loin. Mister Gratch en personne a tenu à donner son point de vue, lui qui a travaillé avec un certain nombre d'infirmières en tant que consultant pour un hôpital de New York. Selon lui, les femmes sont biologiquement, culturellement et socialement prédisposées à « prendre soin des autres ». Biologiquement, car le nouveau-né ne peut survivre sans sa mère (ou un substitut) ; culturellement et socialement car, malgré les évolutions récentes et en cours dans nos sociétés, « les filles sont éduquées à coopérer et les garçons à s'affronter ». Il y aurait un lien profond entre la profession d'infirmière et l'identité féminine : dans les deux cas, l'estime de soi reposerait sur le sentiment d'être capable de s'occuper des autres. Une bonne chose, certes, mais qui trouve ses limites lorsque les soins aux autres prennent le pas sur l'attention portée à soi-même. Alors surgit « un véritable ressentiment à l'encontre des personnes dont vous prenez soin ».

Pour Alain Braconnier, psychiatre et psychanalyste, le métier d'infirmière est un métier d'écoute, de compréhension, de soin au sens de « prendre soin de ». La préoccupation du corps, du soin, est inscrite dans l'identité féminine en rapport à la maternité. L'anthropologue Francine Saillant voit d'ailleurs l'intériorisation de cette attitude de base des soins dans la préparation des filles aux tâches familiales et au maternage . Anne Vega, ethno-anthropologue, estime de son côté que le métier d'infirmière est une profession « typiquement féminine » qui draine « tous les archétypes de la société ». Les patients demanderont à un infirmier des soins plus techniques, à une infirmière des soins plus « familiaux » : préparer le petit-déjeuner ou ouvrir les volets.

Françoise LeGall Dutertre, psychosociologue, anime des formations sur la gestion des conflits. Elle nous explique que l'analyse transactionnelle définit cinq types de messages contraignants auxquels l'être humain est soumis : « sois fort » (ce qui se traduirait, pour une infirmière libérale, par « débrouille-toi toute seule »), « fais plaisir » (pour l'infirmière : « ne dis pas non »), « dépêche-toi », « fais un effort » et « sois parfait ». Pour elle, « les femmes sont plus facilement accrochées par ces cinq messages parce que la femme est beaucoup dans le don, elle donne la vie ». Mais à force de vouloir coller à ces objectifs, il arrive qu'elle en fasse un peu trop...

UN DÉFICIT DE RECONNAISSANCE

D'après Alon Gratch, les infirmières sont confrontées à un déficit de reconnaissance que l'on retrouve chez les femmes en général, beaucoup se plaignant par exemple d'avoir à « prendre soin » de leur mari. Or, on constate que dans l'exercice libéral, tout comme dans les services de neurologie ou les maisons de retraite, le travail de l'infirmière est souvent dévalorisé. On l'associe aux petits soins, au nursing, etc. « Il n'y a pas de reconnaissance du travail infirmier. Les soins sont invisibles », dit Anne Vega. Le nursing véhicule des images négatives de saleté, de contagion, de vieillissement, de folie... Une part de l'épuisement provient des images négatives que les soignants se renvoient sans cesse : tout le monde critique tout le monde et personne ne correspond jamais à l'idéal professionnel qui est « très fort, très dur ».

TRAVAIL ESSENTIEL MAIS BANALISÉ

Pour Francine Saillant, le travail des soins, « rejeté entre les mains des femmes » est au système de santé ce que le travail domestique est à l'économie marchande : nécessaire et essentiel mais sans valeur et banalisé. Au domicile, on est en contact avec des gens qui ont perdu la mémoire, le bon sens, qui sont incontinents, qui ne se contrôlent plus, qui sont écartés de la vie sociale. Josiane, infirmière libérale, cite à ce titre « les abus de certaines familles pour qui la personne âgée ou dégradée est regardée comme une chose écoeurante ». Elle se souvient du jour où elle s'est entendue dire : « Beurk, le courage qu'il vous faut pour faire ça ! je préfère encore m'occuper de mes vaches ! »

Pourtant la reconnaissance représente un véritable bénéfice psychologique, qui justifie souvent son investissement dans le travail. Mais comme l'explique Jean-François Négri, infirmier et formateur, les infirmières sont « les seules à se reconnaître, hormis le regard du patient ». Pour lui, c'est le manque d'autonomie de la profession infirmière, l'absence d'université de recherche en soins infirmiers, d'études, de travaux infirmiers, qui engendrent un déficit de reconnaissance de la profession, malgré l'existence de décrets de compétence. « Finalement, constate pour sa part Françoise LeGall Dutertre, la seule reconnaissance qu'elles reçoivent vraiment est celle du patient. On donne tout à ce moment parce qu'il y a un déficit de reconnaissance le reste du temps. » De fait, Martine, infirmière libérale, juge qu'elle bénéficie de « beaucoup de reconnaissance » dans son métier. Pourtant, « chaque fois que vous fermez la porte, vous vous demandez : " Est-ce que je suis restée assez longtemps ? Est-ce que j'ai parlé comme il fallait ? " »

VENIR EN AIDE, UN IDÉAL

On culpabilise parce que l'on pense ne pas en faire assez, on cherche une reconnaissance qui ne vient pas. Pourtant, on a souvent quelque part dans sa tête l'idée que l'on va sauver le monde : beaucoup d'infirmières « ne font pas le choix de leur métier par hasard », explique Anne Vega. Un membre de la famille mort après une longue maladie, une façon de se construire dans le regard des autres... Marie-Line, infirmière libérale, raconte que « pour mes copines, il était normal que je devienne infirmière puisque je rendais toujours service ; j'en tirais profit, le sentiment d'être indispensable ». À l'époque, dit-elle, « je ne savais pas dire non et j'étais le sauveur du monde ». Pour Anne Vega, il existe dans les écoles une image idéale de l'infirmière, à la fois technicienne et relationnelle. Les disciplines très techniques, comme la réanimation ou la chirurgie, sont valorisées. « Les équipes sont galvanisées autour du soin visible, salvateur. »

« Il y a sûrement une idéalité » dans le métier d'infirmière, confirme Alain Braconnier qui précise que c'est le cas de tous les métiers dits « à vocation ». « Je vois autour de moi trop de personnes en souffrance, je sais que j'ai les moyens de les aider », nous explique Josiane, infirmière libérale. Mais la vocation n'est pas toujours quelque chose de positif. Selon Jean-François Négri, ce sont justement ces « sauveurs » qui subiront les pires répercussions psychologiques en cas d'échec et « pour les infirmières libérales, c'est encore plus flagrant car l'exercice est souvent solitaire ». Martine, qui n'a jamais été malade en 17 ans d'exercice, affirme que dans ce métier, « on est moralement et physiquement taillés pour l'aventure ». Pourtant, elle en a entendu, des « choses abominables, des personnes qui ont craqué... »

SOUFFRANCE CONTRE SOUFFRANCE

Des infirmières qui en ont trop fait et qui ont craqué ! Malheureusement, tout le monde a des exemples à donner. Entre celle qui fait croire à ses collègues qu'elle part en vacances et continue de travailler pendant qu'on la remplace sur une partie de ses actes ; cette autre qui, « arrête de faire payer les gens mais continue de bosser, complètement anorexique, après 10 mois de son exercice » ; cette troisième, atteinte de leucémie, « qui partait en tournée le matin, faisait sa chimio l'après-midi, une ponction de la plèvre le soir puis reprenait son boulot » ; cette quatrième, morte d'un infarctus sans aucun antécédent cardiaque ; enfin cette dernière qui, le matin du décès de son enfant, se surprenait à passer en priorité les transmissions à ses collègues... N'en versez plus, la coupe est pleine ! Souffrance contre souffrance, « le patient ne peut pas comprendre qu'on est épuisé. Quand il appelle, lui seul compte », explique Marie-Line. Elle qui sait bien que « lorsqu'il y a un déficit de reconnaissance de sa personne, on a que le support professionnel pour se plaire : on en fait trop ». « J'en ai fait des sacrifices pour ce boulot », résume Josiane.

Mais comment refuser des soins ? Pour Martine, « on a presque honte de dire non ». La plupart du temps, elle connaît ses patients et leur famille. De fait, savoir dire non n'est pas facile ; à quelqu'un qui souffre, c'est encore moins évident. L'angoisse que le geste ne soit pas compris, ni accepté engendre le sentiment de culpabilité. Selon Alain Braconnier, paradoxalement, plus on est agacé (par ses patients), plus on culpabilise, plus on en fait pour compenser. « En psychologie, cela s'appelle la formation réactionnelle. C'est un mécanisme de défense. »

SE RESPECTER SOI-MÊME

Mais le problème de fond reste l'estime que l'on porte à soi-même. Alon Gratch juge que « si votre estime de vous dépend de l'aide que vous apportez aux autres, vous réagissez en essayant de plaire de plus en plus, sans être capable de poser des limites ». C'est ainsi qu'il explique l'origine du ressentiment qui apparaît petit à petit : « on finit par avoir une conduite d'évitement, ou bien des attitudes passives-agressives, ou l'on devient dépressif ». À chacune de se demander si elle en fait trop pour chercher inconsciemment une récompense, « des bénéfices secondaires » comme l'estime ou la reconnaissance. Selon Françoise LeGall Dutertre, en acceptant de faire des choses que l'on ne rêve que de refuser, on finit par ne plus se respecter : « on dit oui à l'autre et non à soi-même ». Comment alors se faire respecter par les autres, comment faire accepter son refus ? On accumule ainsi les tensions, chaque émotion négative que l'on ne gère pas. Puis, tout d'un coup, on décompense : c'est le burn out.

Josiane évoque « une grande lassitude. Je navais plus envie d'y aller. Je partais travailler les larmes aux yeux et il m'est arrivé de m'arrêter en route pour pleurer sans qu'on me voie ». Elle n'arrive plus à avoir de vie personnelle : « c'est simple, lorsque je suis en congé, je ne vais plus au village, car immanquablement quelqu'un me demande quelque chose au sujet de mon boulot : rendez-vous pris dans la rue, résultats d'examens à la boulangerie ».

SIGNES D'ALARME

Un matin, Marie-Line, ne s'est pas levée. Sans l'aide d'un ami médecin, elle aurait culpabilisé jusqu'à la fin de ses jours de ne pas avoir assumé sa tournée... Il faut s'inquiéter quand surviennent la fatigue physique, l'irritation, l'hyperactivisme, l'agressivité, des phases de maniaco-dépression, l'angoisse excessive (on ne dort plus, etc.).

Souvent, il y a des alertes physiques, le corps réagit, on somatise, parfois dans des proportions graves (cela peut aller jusqu'à un cancer). À moins de s'être déjà posé des questions, il y un tel déni de cette situation d'épuisement que souvent, nous dit Alain Braconnier, « les indicateurs se manifestent quand on en a déjà dépassé les limites ». Beaucoup d'infirmières continuent de s'investir en restant dans le déni car elles en tirent encore trop de bénéfices (sous forme de valorisation narcissique) par rapport aux aspects négatifs qu'elles subissent.

Selon Françoise LeGall Dutertre, on participe au maintien d'une situation nocive en ne sachant pas poser des limites. Il faut savoir être à l'écoute de soi-même, en particulier lorsque surviennent « des phénomènes de répétition » : des conflits incessants, des problèmes qui reviennent de la même façon dans des contextes différents, etc. Il est alors temps de s'interroger. Bien sûr, chaque personne réagit différemment devant une même charge de travail et d'émotion. Dans le cadre de formations, on peut apprendre à identifier pour soi-même tous les signes avant-coureurs.

SAVOIR POSER DES LIMITES

Dans la pratique, beaucoup de soignants s'épuisent plus à faire ce qui n'est pas de leur rôle (les courses, le déjeuner, etc.) que le travail lui-même. « La perversion vient du fait que l'on finit par dire non aux choses essentielles », estime Marie-Line qui pense que, malgré ses inconvénients nombreux, « le seul intérêt de la DSI est de redéfinir le rôle de l'infirmière ». Cela ne signifie pas de refuser tout ce qui n'est pas strictement du soin, mais simplement de hiérarchiser les priorités : le soin d'abord, le reste ensuite. Cette attitude nécessite d'accepter d'avoir des limites et que les autres en aient. Elle pose la question de savoir ce que représente le soin, où il commence et où il finit.

Pour Françoise LeGall Dutertre, « il faut apprendre à négocier, à donner juste le nécessaire et pas plus ». « Les quotas ont fait énormément de bien dans ce sens-là, ajoute Jean-François Négri. Ils ont imposé des limites. » « On a le droit de refuser. Il faut être capable de dire : " je ne viens plus s'il n'y a pas de lit médicalisé chez vous ", explique Marie-Line, ce qui n'empêche pas le respect du malade en tant que personne. » Cette capacité à gérer la relation de façon équitable évite de faire ensuite porter son ras-le-bol sur les patients... Et de culpabiliser. Pour Martine et sa collègue « faire le travail correctement [en allouant un temps suffisant pour chaque acte], c'est notre façon de poser des limites. On se sert du planning pour répondre oui ou non ». En contrepartie, elles bénéficient de l'estime de leurs patients pour leur ponctualité et leur régularité.

« Toutes les émotions encaissées en silence devant le patient ressortent entre professionnels sous forme de ragots, de cancans : c'est une agressivité normale. » Anne Vega croit à la nécessité de verbaliser l'expérience des soins pour prendre de la distance. En effet, il faut apprendre à « dire les choses au fur et à mesure, quotidiennement », explique Françoise LeGall Dutertre. Soit en allant voir un spécialiste (un psychologue, par exemple), soit plus facilement en échangeant avec ses pairs. Cela peut être au sein d'un réseau, où les problématiques sont « collectivisées », ou dans le cadre de formations. Enfin, cela pourrait se faire dans des « groupes d'échange et d'analyse de la pratique », qui existent déjà dans les hôpitaux, ou chez les assistantes sociales. Certaines infirmières font déjà spontanément ce travail de verbalisation, dans des réseaux informels, au sein d'un cabinet de groupe ou en téléphonant aux collègues à la sortie d'une visite.

S'OCCUPER DE SOI

Pour Alon Gratch, il faut savoir développer ses propres centres d'intérêt : « en étant un peu plus égoïste, on souffre moins de soigner les autres ». En effet, nous répète Alain Braconnier, « on ne peut prendre soin de l'autre que si on sait prendre soin de soi ». Ce n'est pas Marie-Line qui dira le contraire, elle qui va mieux depuis qu'elle fait « plein d'activités » à côté de son travail : broderie, peinture, lecture, écriture, relaxation. « A la fin de la journée, que tu le veuilles ou non, il y a le poids du monde sur tes épaules. Les soignants donnent beaucoup », dit-elle... Il faut en contrepartie s'offrir la possibilité de recevoir.

« On est responsable de ses réactions, même si on n'est pas responsable des situations et des difficultés qui existent », rappelle Françoise LeGall Dutertre. Dans nos sociétés occidentales, le vieillissement de la population, les maladies chroniques, les difficultés sociales, entraînent toute une série de situations de dépendance. Or, tous les discours (politique, social) nous poussent vers une sorte d'idéologie de l'autonomie, que dénonce Francine Saillant. En bref, tout le contraire du travail des soins qui se rapporte à des situations de dépendance et de régression.

Que ce soit dans le soin aux malades ou le soin aux enfants, l'infirmière s'inscrit justement dans une relation d'interdépendance, qui est compatible avec l'indépendance de sa propre personne. En voulant être plus fort, plus autonome, n'entre-t-elle pas dans une quête impossible d'un idéal d'infirmière (de femme) puissante, efficace, inébranlable ? N'y aurait-il pas bénéfice à accepter d'être à son tour un peu dépendant des autres, à reconnaître sa propre humanité avec ses limites ?

LES CHIFFRES :

- Il y a 85 % de femmes et 15 % d'hommes dans la profession.

- En moyenne, les infirmiers libéraux ont travaillé pendant 240 jours en 2001 et 10 % d'entre eux ont même été actifs pendant plus de 342 jours.

Source : Cnamts