L'exercice collectif, la voie de la raison ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 184 du 01/07/2003 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 184 du 01/07/2003

 

Perspecives et enjeux

Sur les 14 % d'infirmières qui exercent en libéral, seules 35 % travailleraient en cabinet de groupe ou en société d'exercice. À en croire les statistiques, les solos sont plus nombreux que les collectifs. Choix personnel ou décision motivée par les difficultés à gérer la charge de travail, force est de constater que ceux et celles qui ont choisi l'exercice collectif ne s'en portent pas plus mal. Surtout s'ils ont pris toutes leurs précautions.

Continuité et permanence des soins obligent, les tutelles cherchent aujourd'hui à favoriser l'exercice collectif, dans un contexte marqué par la répartition déséquilibrée des professionnels de santé libéraux sur le territoire national. Le rapport remis dernièrement sur « la permanence des soins » et la création, non moins récente, de maisons de soins en sont des exemples manifestes.

Mais, selon la Direction de la recherche, de l'évaluation, des études et des statistiques (Drees), au 1er janvier 2002, les infirmières libérales ne sont que 35 % à exercer dans un cabinet de groupe ou une société d'exercice. Les infirmières sont-elles individualistes ? Celles qui souvent mettent en avant la solitude de l'exercice libéral ne chercheraient donc pas à mutualiser leurs moyens matériels et humains pour soulager leur charge de travail et la pression qui s'exerce sur elles ? À voir...

UNE QUESTION D'ÂGE

Selon les statistiques officielles, il n'y a donc aujourd'hui en France (métropolitaine uniquement) qu'un tiers des infirmières libérales qui déclarent travailler en exercice collectif (29 % en cabinet de groupe et 6 % en société d'exercice).

Un chiffre qui contraste avec les conclusions du rapport rendu en novembre dernier par le Pr Yvon Berland sur « la démographie des professions de santé », qui précise que les infirmières libérales « ont tendance à privilégier l'exercice collectif. Il n'y a d'ailleurs que très peu de créations de nouveaux cabinets, et les nouvelles diplômées reprennent une activité qui existe déjà, ou s'associent à des professionnels déjà en activité ».

Les données du ministère de la Santé, issues du fichier Adeli, pourraient donc se révéler « partielles ». Il s'agit en effet d'un fichier basé sur les déclarations des infirmières libérales. La différence entre ces deux estimations peut donc s'expliquer.

D'une part, les infirmières n'ont pas l'obligation, à l'inverse des médecins, de communiquer à une instance disciplinaire (et pour cause !) leurs statuts et leur contrat de collaboration. Elles doivent néanmoins communiquer les modifications de ce type aux Ddass en cas de changement (pas uniquement de lieu d'exercice mais aussi de mode d'activité) mais elles le font peu. Ensuite, certaines d'entre elles ne rédigent pas de contrat.

D'autre part, comme il s'agit d'un fichier basé sur des déclarations, on peut aussi envisager des erreurs ou un phénomène de sous-déclaration. Reste à savoir dans quelle proportion. Selon les données officielles, les seules disponibles, les cabinets de groupe (les associations, les sociétés civiles de moyens et les autres formes de cabinets collectifs hors société) regroupent 29 % des infirmières libérales. La forme juridique la moins prisée est la société d'exercice qui ne concerne que 6 % des infirmières en 2002 (SCP, Selarl).

Les données disponibles ne permettent malheureusement pas de savoir quelle est la proportion, dans ces cabinets collectifs, de cabinets monoprofessionnels et pluriprofessionnels.

LÉGÈRE HAUSSE

En terme d'évolution, les statistiques montrent une très légère tendance à la hausse de l'exercice collectif. Entre 2001 et 2002, l'exercice collectif (cabinets de groupe et sociétés d'exercice) affiche une hausse de 2 %. En effet, au 1er janvier 2001, les infirmières libérales n'étaient que 33 % à s'être associées. D'autre part, si l'exercice collectif ne concerne, en moyenne, que 35 % des infirmières libérales, la part des infirmières exerçant en individuel, qui reste majoritaire dans toutes les tranches d'âges (voir ci-dessus), est plus importante chez les infirmières libérales les plus âgées. Ainsi, entre 25 et 44 ans, l'exercice collectif n'atteint pas la moyenne nationale de 65 %. Entre 25 et 34 ans, ce mode de travail représente même moins de 60 % des infirmières.

De là à conclure que l'exercice collectif concerne les infirmières les plus jeunes (moins de 45 ans) qui décident de s'associer après quelques années réalisées en solo, il n'y a qu'un pas. En revanche, la forte prédominance de l'exercice individuel après 55 ans peut suggérer que cette formule, sans doute séduisante dans les années de plein exercice, est par la suite délaissée. Mauvaise expérience, inadaptation de ce mode de travail ou simplement question de génération et d'évolution du travail, rien n'est tranché.

LA DENSITÉ FAIT LE COLLECTIF ?

Pour la majorité des infirmières interrogées, le motif principal d'installation en cabinet collectif reste une meilleure répartition de la charge de travail, une meilleure gestion des plannings et le fait de ne plus être seule.

Dans ce contexte, on peut imaginer que ce mode d'exercice est plus prisé dans les zones où la densité d'infirmières libérales est inférieure à la moyenne nationale et où les conditions de travail sont plus difficiles.

En analysant les types d'installations par région (voir tableaux), on obtient trois groupes de régions :

- Le groupe 1 qui regroupe les régions où l'installation en cabinet individuel est largement au-dessus de la moyenne nationale, soit 65 % : Nord-Pas-de-Calais, Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d'Azur et Corse, Pays de la Loire.

- Le groupe 2 qui réunit des régions où l'installation collective est supérieure à la moyenne nationale, soit 35 % : Alsace (58 % d'installations collectives), Bretagne, Basse-Normandie, Haute-Normandie, Centre, Bourgogne, Aquitaine, Limousin et Auvergne, Picardie.

- Le groupe 3 qui rassemble des régions situées dans la moyenne nationale (65 % d'infirmiers en cabinet individuel et 35 % en collectif) : Ile-de-France, Champagne-Ardenne, Lorraine, Franche-Comté, Poitou-Charentes, Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes.

Pour le groupe 1, trois régions (Languedoc-Roussillon, Paca et Corse) sont largement au-dessus de la densité moyenne nationale d'infirmières libérales, située à 82 pour 100 000 habitants au 1er janvier 2001. Alors que les autres régions de ce groupe sont au-dessous, voire largement au-dessous (entre 50 et 60 pour 100 000 habitants).

Dans les régions du groupe 2, où l'installation collective semble privilégiée, on note que sept régions (Picardie, Haute-Normandie, Centre, Basse-Normandie, Bourgogne, Alsace, Auvergne) ont une densité d'infirmières libérales inférieure ou proche de la moyenne nationale. En revanche, la Bretagne, le Limousin et l'Aquitaine affichent des densités supérieures à la moyenne nationale (supérieures à 100 pour 100 000 habitants).

En ce qui concerne le groupe 3, seule le Midi-Pyrénées affiche une densité supérieure à la moyenne nationale.

L'hypothèse d'une installation collective motivée par une faible densité souffre donc de cinq exceptions : dans le Nord-Pas-de-Calais et le Pays de la Loire, les cabinets individuels sont majoritaires malgré une densité d'Idel inférieure à la moyenne tandis qu'en Bretagne, en Aquitaine et dans le Limousin, le taux de cabinets collectifs est au-dessus de 35 % malgré une densité d'Idel supérieure à la moyenne. Ces exceptions peuvent s'expliquer de différentes manières. D'un côté, on peut envisager que l'exercice collectif tient aussi à des spécificités de répartition des infirmières, au niveau départemental ou local, qui n'apparaissent pas ici ou à des spécificités culturelles régionales. Autre hypothèse, pour les régions où la densité est supérieure à la moyenne, le cabinet collectif pourrait être une manière de circonscrire la concurrence.

La densité serait donc un facteur d'installation en mode collectif, mais sans doute un facteur ambivalent. En clair, une faible densité d'infirmières libérales ou une forte densité pourraient favoriser l'exercice collectif, choisi, dans un cas, pour mieux répartir la charge de travail, dans l'autre, pour faire face à la concurrence.

UN « CONTRAT DE MARIAGE »

Quant à la durée moyenne d'association, compte tenu des difficultés de recueil de données déjà évoquées, il n'existe pas de chiffres officiels. Toutes les variantes sont possibles : de celles qui s'unissent à la vie à la mort à celles qui se séparent très peu de temps avoir convolé (ou non) en juste contrat, en passant par celles qui s'essoufflent et se quittent après quelques années d'association. Mais dans tous les cas, ce sont celles qui ont le mieux bâti leur contrat d'association qui s'en sortent le mieux.

Pourtant, pour certaines d'infirmières libérales rédiger un contrat d'association et adopter des statuts juridiques adaptés ne va pas de soi. Aude Dauphin, juriste à la Fédération nationale des infirmières (FNI) observe que « la sous-déclaration est fréquente. Il y a des zones de non-droit en France. Les infirmières libérales ne font pas de contrat et, par voie de conséquence, elles se déclarent en individuel alors que, dans les faits, elles travaillent en mode collectif. La plupart disent se sentir plus libres sans contrat. C'est une contre-vérité. Dans ce domaine, les infirmières libérales pèchent par manque d'informations, naïveté et humanisme. Un contrat, c'est une obligation mais c'est avant tout une garantie ! L'association, c'est comme un mariage. Un mariage, c'est toujours bien au début. Et puis à la longue, cela s'use. Au bout d'un moment, on ne supporte plus toutes ces petites choses qu'on ne voyait même pas au début. Le contrat permet au moins de référencer les différents points d'achoppement et de trouver des solutions pour l'avenir, en dehors de toute tension ».

ÉVITER LES LITIGES

Finalement, ce sont toujours les mêmes points d'achoppement : le planning, les vacances, le désir de passer à mi-temps ou au 4/5e, le départ d'un des associés, voire la maladie ou un décès. Bref, toutes ces petites choses que la vie réserve à chacun d'entre nous et qui, quand elles ne sont pas envisagées dès le départ, finissent inéluctablement par provoquer la rupture.

Une rupture qui peut conduire devant les tribunaux, même si cela reste encore manifestement exceptionnel. « L'affaire typique est celle de la mésentente entre associés. Peu à peu l'ambiance de travail devient très tendue. Et les premiers à en faire véritablement les frais, ce sont les patients qui sont pris en otage. Un contrat en bonne et due forme rend d'abord pérenne une association et, en cas de mésentente, il permet aussi de se séparer sans trop d'ennuis », explique Aude Dauphin.

RESPECTER SES ENGAGEMENTS

Ce n'est pas tout à fait l'analyse de Maître Martine Dubus, avocate, conseil du Syndicat national des infirmières et des infirmiers libéraux (Sniil). Pour elle, les infirmières libérales sont de plus en plus nombreuses à établir des contrats. « Mais faire un contrat n'est pas tout. Il faut le respecter, précise-t-elle. Or, si les infirmières libérales commencent à prendre conscience de l'importance de rédiger un contrat, beaucoup ne respectent pas leurs engagements. Chaque contrat contient toujours des clauses d'entrée et de sortie avec préavis. Or, trop souvent, celles qui décident de quitter le cabinet collectif le font au mépris des règles qu'elles ont acceptées en signant le contrat. En l'absence d'instance disciplinaire, donc de sanctions, et à moins d'attaquer en justice, elles font ce qui leur plaît. Aujourd'hui, pour moi, le véritable problème est qu'elles ne comprennent bien souvent pas la profondeur des engagements qu'elles signent »

Dans d'autres cas, ce sont les structures elles-mêmes qui dérivent (lire encadré). Sociétés civiles professionnelles, Selarl, SDF ou ADF voire certains contrats de collaboration sont à examiner à la lettre.

L'exercice collectif qui tend à se développer permet aux infirmières libérales, s'il est bien conduit et bien structuré, de résoudre de nombreuses difficultés du quotidien. Une opportunité qu'il faut néanmoins bien maîtriser pour que l'enfer ne naisse pas de cette rencontre avec d'autres professionnels.

L'exercice collectif sous ses différentes formes

Travailler à plusieurs est une solution séduisante et pratique. Reste que cette forme d'exercice n'est pas à prendre à la légère. Quelle structure choisir ? Les textes réglementant la profession imposent de donner une forme juridique à cette association ou à cette société. En effet, l'article 35 du décret du 16 février 1993 stipule que « toute association ou société entre des infirmiers ou infirmières doit faire l'objet d'un contrat écrit qui respecte l'indépendance professionnelle de chacun d'eux ».

Chaque forme juridique implique des modalités de travail différentes, qu'il faut ensuite respecter.

Le pire : l'absence de contrat, le contrat fait maison ou par un non professionnel du droit, l'absence de forme juridique.

Société civile de moyen (SCM) : structure juridique souple qui permet à des professionnels libéraux, appartenant à la même branche d'activité, de partager les locaux, le matériel et les frais communs. Cette structure n'a pas pour objet d'exercer elle-même la profession.

Société civile professionnelle (SCP) : structure juridique qui permet aux professionnels libéraux de partager à la fois les frais et la clientèle. La répartition des bénéfices est proportionnelle à l'activité. Cette société dispose donc d'un capital social constitué de la clientèle, du mobilier et de l'argent, réparti en parts sociales parmi les associés. Il faut donc réunir une assemblée générale au moins une fois par an et, en cas de départ d'un des associés, les autres doivent racheter ses parts.

Société de fait ou association de fait (SDF ou ADF) : structure assez souple mais qui pourrait exposer à quelques déconvenues au regard des règles professionnelles des infirmières libérales et surtout du fisc.

Société d'exercice libéral à responsabilité limitée (Selarl) : c'est en fait la retranscription d'une société à responsabilité limitée en mode libéral. D'aucuns pensent qu'elle n'est pas adaptée aux infirmières libérales mais certaines ont néanmoins fait ce choix.

Contrat d'exercice en commun : ce contrat prévoit une mise en commun des frais du cabinet et un mode d'organisation de l'activité. Les infirmières sont indépendantes sur le plan fiscal et aux frais réels. Il n'est pas nécessaire de le faire enregistrer.

Tout sur les pièges à éviter

Que ce soit la Sarl qui signe des « conventions d'exercice paramédical » ou la SCM qui vous propose un « contrat de prestations de services », il faut tout d'abord proscrire les contrats aux clauses illégales. Ainsi, comme l'explique Maître Martine Dubus, avocate conseil du Sniil, « seul un professionnel ou une société d'exercice peut signer un contrat avec d'autres professionnels. Si ce n'est pas le cas, le contrat est nul », en particulier lorsqu'il parle de restriction d'installation.

Autre cas fréquent : celui de l'infirmière qui a dix assistants-collaborateurs, voire plus. « Concrètement, c'est du salariat déguisé », s'accordent à penser Aude Dauphin, juriste de la FNI, et Martine Dubus. En dehors du fait que l'infirmière réalise des bénéfices commerciaux non déclarés comme tels, elle impose une clause de non-concurrence non avenue.

« Il faut se méfier, résume Aude Dauphin, quand une grosse structure vous propose d'être un simple collaborateur sans adhérer ». Selon elle, le schéma est toujours le même : deux ou trois personnes à la tête d'une SCM ou d'une Selarl, qui passent des contrats avec de nombreux collaborateurs. « La seule exception à la règle est le cas où l'on vous propose une période d'essai avant d'entrer dans la structure. »

Enfin, peu d'infirmières savent qu'elles ne peuvent pas en salarier une autre. « Il y a beaucoup de naïveté dans tout ça », conclut Aude Dauphin, sans exclure pour autant la malhonnêteté manifeste de certains.

Comment faire pour ne pas tomber dans le panneau ? Selon Martine Dubus, « il faut se méfier des contrats qui mélangent des clauses d'exercice et des clauses de moyens ».

Les clauses de moyens concernent les locaux, le secrétariat, ou le matériel professionnel. En revanche la déontologie, l'organisation professionnelle, la non-concurrence et les feuilles de soin relèvent de clauses d'exercice. Ainsi une Sarl ou une SCM peuvent réglementer des moyens mais en aucun cas l'exercice.

Pour Martine Dubus, dans certains cas, « c'est l'Urssaf qui dénoncera un salariat déguisé, caractérisé par l'absence d'indépendance des infirmiers impliqués ». Aude Dauphin rappelle qu'il « ne faut surtout pas se faire justice soi-même ». D'autant que, « dans ce genre de structure, c'est la loi du silence ».

La première chose à faire est de rompre le contrat pour s'installer à côté, puis éventuellement d'attaquer au tribunal civil, en sachant que l'on s'engage alors pour plusieurs années de procédure. Cela peut valoir le coup si l'on a bon espoir de récupérer le trop versé (par exemple lorsqu'on a payé une cotisation pour un service dont on n'a pas bénéficié), voire de toucher des dommages et intérêts pour le préjudice subi.

Quoi qu'il en soit, dans tout acte d'association, « il faut aller voir un professionnel du droit, même à titre préventif », précise Aude Dauphin. En pratique, il ne faut jamais signer un contrat sur le champ mais demander à réfléchir et aller se renseigner, par exemple « auprès de son syndicat : tous ont une personne compétente dans ce domaine », comme le rappelle Martine Dubus.

Enfin, ajoute Aude Dauphin, il faut « se méfier des rumeurs » et, en cas de doute, préférer un professionnel du droit « aux conseils de la copine » !

Flavie Baudrier