Ce qu'il faut savoir pour informer et prévenir - L'Infirmière Libérale Magazine n° 192 du 01/04/2004 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 192 du 01/04/2004

 

Cannabis

Formation continue

Prévenir

Le cannabis est le premier produit illicite consommé dans notre société. Banalisée par toutes les générations, sa consommation reste associée à un usage récréatif plus qu'à une toxicomanie présentant de réels dangers. En progression constante, elle impose que les professionnels de santé connaissent mieux ses effets pour informer et prévenir.

Classé au rang des stupéfiants depuis 1925 (1), le cannabis fait l'objet de nombreux débats entre partisans et détracteurs de sa légalisation. Des débats qui sèment le doute quant à sa réelle toxicité. Or, les connaissances actuelles relatives aux effets de la consommation abusive de cannabis ne permettent plus de douter de sa dangerosité. Longtemps niée, la nocivité du cannabis est aujourd'hui reconnue et impose d'informer et de mettre en garde les populations à risque. Ce rôle d'éducation en santé est d'autant plus important qu'il s'agit d'adolescents et de jeunes adultes.

UN PHÉNOMÈNE PRÉOCCUPANT

Les données récentes de l'OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies) montrent clairement que la consommation de cannabis, qu'elle soit expérimentale (au moins une fois dans la vie) ou répétée (au moins dix fois dans l'année) prend de l'ampleur, en particulier chez les adolescents. L'expérimentation à généralement lieu vers l'âge de 15 ans. Dans cette tranche d'âge, la consommation de cannabis a triplé en l'espace de sept ans (passant de 15 à 35 % entre 1993 et 1999). Elle est légèrement plus élevée chez les garçons que chez les filles. À 17 ans, 45,7 % des filles et 54,6 % des garçons déclarent avoir déjà consommé du cannabis. À 19 ans, 57,3 % des filles et 64 % des garçons en ont consommé au moins une fois dans leur vie (2).

Plus préoccupant, l'usage régulier (plus de 10 fois lors des trente derniers jours) augmente. En 2002, il concernait 18 % des garçons et 6,8 % des filles, ce qui représente dans la tranche des 17-19 ans un usage aussi fréquent que celui de l'alcool.

D'emblée, la consommation est généralement liée au groupe et à une démarche ludique ("récréative"), associée au partage de la substance et à la transgression de l'interdit. Mais il existe aussi des consommateurs solitaires (55,6 % des garçons et 30,8 % des filles) qui se servent des effets du cannabis, le matin pour "bien" démarrer la journée, ou le soir pour trouver le sommeil.

UNE SUBSTANCE PSYCHOACTIVE

Le cannabis (chanvre indien) comme l'alcool, le tabac, l'héroïne ou la cocaïne est une substance psychoactive qui agit sur le cerveau. Cela signifie qu'il modifie l'activité mentale, les sensations, le comportement et que son usage expose à des risques pour la santé.

Son principe actif majeur (il en contient une soixantaine) est le tétrahydrocannabinole (THC). En France, comme dans la plupart des pays européens, le cannabis est presque exclusivement fumé. Sa teneur dans une cigarette de haschich varie de 8 à 20 % en moyenne. Toutefois, depuis 1996, sont apparus sur le marché des cannabis beaucoup plus concentrés en THC (31 % pour la résine et 22 % pour l'herbe).

Du fait de la dégradation rapide du THC par pyrolyse, la fraction de cannabis effectivement inhalée est voisine du tiers de la dose utilisée. Très lipophile, le THC se diffuse rapidement dans l'organisme et en particulier dans les tissus riches en lipides, comme le cerveau. Cette forte lipophilie est notamment responsable des effets psychoactifs prolongés persistant après l'arrêt de la consommation.

Les concentrations sanguines maximales sont obtenues en 7 à 10 minutes, l'effet durant de 15 minutes à plusieurs heures, selon les individus. Sa demi-vie est de 8 à 12 jours. Il est éliminé dans les urines, ce qui rend sont dépistage urinaire possible par immunoanalyse (rapport cannabis/créatinine). Son élimination demande huit jours en cas de prise unique et environ un mois en cas d'arrêt d'une consommation régulière. Il peut également être recherché au niveau des cheveux (ceux-ci reflètent une consommation ancienne et régulière) et du sang (3). Hormis le dosage du THC et de ses métabolites, la chromatographie sanguine permet d'estimer le moment de la prise.

LES EFFETS SUR LE CERVEAU

Les effets du THC sont la conséquence de la liaison du produit à des récepteurs préexistants dans l'organisme, appartenant au système cannabinoïde endogène.

En effet, le corps humain produit naturellement des substances semblables au cannabis dont les récepteurs d'encrage sont distribués dans différentes zones du cerveau qui régissent, entre autres, la coordination motrice (cervelet), les fonctions cognitives et la mémoire à court terme (hippocampe). Ces récepteurs sont présents en forte densité dans l'hypothalamus et l'amygdale qui, avec l'hippocampe, forment le système limbique (cerveau des émotions, où naissent la plupart des désirs et des besoins vitaux comme se nourrir, réagir à l'agression et se reproduire).

Lorsqu'un individu inhale du THC, celui-ci vient se fixer sur ces récepteurs et cumule ses pouvoirs à ceux des cannabinoïdes endogènes. Il provoque ainsi des effets immédiats dont la perception, l'intensité et la durée sont variables en fonction de la sensibilité individuelle, de la personnalité du sujet, des quantités consommées et du moment de la prise.

- Effets immédiats

À faible dose, ces effets se manifestent par une euphorie, une légère somnolence, une sensation de bien-être, d'apaisement, une modification sensorielle et perceptive du temps et de l'espace, des troubles de la mémoire à court terme et une incapacité à accomplir des tâches complexes qui définissent l'ivresse cannabique. Réversible, cette altération des performances psychomotrices et cognitives présente un réel danger si le sujet conduit ou utilise des engins ou des outils dangereux. Ce qui explique l'introduction récente dans le Code pénal d'une loi interdisant l'usage de stupéfiants au volant et autorisant leur dépistage.

À dose plus élevée, les effets aigus se traduisent par des troubles du langage et de la coordination motrice. Des attaques de panique et des angoisses de dépersonnalisation sont également observées, qui constituent, dans certains cas, des facteurs d'arrêt de la consommation. Le temps de réaction est augmenté et une distorsion des perceptions visuelles et auditives peut aboutir à des hallucinations, voire à une psychose cannabique. Rare, ce trouble psychotique propre à la consommation de cannabis se manifeste par des signes proches de ceux des bouffées délirantes aiguës, avec une plus grande fréquence des hallucinations visuelles. Il peut être concomitant à l'intoxication, ou survenir de façon différée (dans le mois qui suit).

Physiquement, la consommation de cannabis entraîne des effets mineurs caractérisés par une augmentation de la fréquence cardiaque (palpitations), des troubles digestifs (sensation de nausée), une vasodilatation (yeux rouges, pupille dilatée) et une diminution de la salivation (bouche sèche). Ces effets sont imputables au THC mais aussi probablement aux produits de "coupage". De plus, les goudrons de cannabis - au même titre que les goudrons de tabac avec lequel il est mélangé - ont un fort pouvoir irritant pour les muqueuses broncho-pulmonaires. Ils peuvent déclencher des toux lors de l'inhalation, voire provoquer à distance des maux beaucoup plus graves, en cas d'abus.

- Effets liés à une consommation répétée

Selon l'enquête Espad (European school survey on alcohol and other drugs) (4), l'usage régulier et répété concerne 13 % des garçons de 17 ans et 7 % des filles du même âge. À 19 ans, 16 % des garçons consomment du cannabis au moins vingt fois par mois. Beaucoup plus préoccupante, cette consommation peut engendrer une dépendance psychique au produit (350 000 usagers sont dépendants) et des conséquences neuropsychiques potentiellement graves : "syndrôme amotivationnel" (déficit de l'activité, baisse de l'efficacité scolaire ou professionnelle...), troubles anxieux (risque relatif x 5,6) (5) pouvant à leur paroxysme aboutir à un syndrome de dépersonnalisation ou à une crise de panique (bad trip), à des troubles psychotiques (épisodes délirants brefs, de survenue brutale, résolutifs sous traitement neuroleptique), et à une aggravation des troubles psychiatriques préexistants (cf. encadré 1).

En outre, la teneur en goudron de la fumée d'un joint (environ 50 mg) est quatre fois plus élevée que celle contenue dans une cigarette classique (12 mg). La concentration en produits cancérogènes contenus dans ces goudrons est également plus importante. Autant dire que les consommateurs réguliers s'exposent à un risque accru de cancers des voies aéro-pulmonaires. L'effet bronchodilatateur du THC favorise en effet la rétention des goudrons au niveau de la bouche, du pharynx, de l'oesophage et du larynx. Enfin, des effets sur le système endocrinien ont également été observés, qui se traduisent par une moindre sécrétion d'hormones sexuelles et une diminution de la fertilité (cycles sans ovulation, production réduite de spermatozoïdes).

PRENDRE EN COMPTE LES FACTEURS DE VULNÉRABILITÉ

La prévention passe non seulement par l'information, mais aussi par le repérage des jeunes présentant une vulnérabilité psychologique. Un éclairage objectif sur les risques réels est indispensable car, faute d'être correctement informés, les jeunes banalisent les effets du cannabis. « Il est important de retenir que l'adolescence constitue en elle-même un facteur de risque, en particulier lors de la classique crise d'originalité juvénile », indique le Dr Xavier Laqueille (Hôpital Sainte-Anne, Paris) (3).

Au cours de cette période, on retrouve en effet deux fois plus de sujets dépendants parmi les expérimentateurs. Par ailleurs, si les facteurs socioculturels et environnementaux influencent l'initiation, les facteurs psychologiques sont déterminants dans l'abus et la dépendance. Autant dire qu'il convient d'être attentif au contexte et à la personnalité des sujets. « La consommation de substances psychoactives est souvent associée à des traits de caractère tels que l'impulsivité, la dépressivité ou la recherche de sensations fortes (conduites à risque), ajoute le Dr Laqueille. La susceptibilité à l'ennui et particulièrement la désinhibition sont prédictifs de la survenue d'un abus ou d'une dépendance. Sur le plan social, l'influence des pairs est reconnue. Comme le tabac, le cannabis peut être utilisé pour marquer une différence, une appartenance à un groupe ou être associé à la contestation ou à un sentiment d'injustice. Le milieu scolaire favorise d'autant plus l'initiation que des facteurs familiaux pathogènes existent : faible identification parentale, parents peu disponibles, résistance voire opposition au contrôle parental, déficit affectif maternel, manque de règles et de limites, influence des pairs prépondérante par rapport à celle des parents. En revanche, l'estime de soi, le soutien du milieu familial, la régulation souple des affects et la présence de modèles identificatoires positifs jouent un rôle protecteur ». Bien entendu, le repérage et l'information ne peuvent pas résoudre les problèmes fondamentaux qui sous-tendent le passage à l'acte. Mais ils permettent, au-delà des risques, de faire prendre conscience au jeune qu'il peut bénéficier d'une écoute voire d'un accompagnement.

« Encore faut-il que les soignants en soient eux-mêmes convaincus, indique le Pr Marc Valleur, chef de service du Centre Marmottan (6). Au regard des toxicomanes à l'héroïne ou à la cocaïne, force est d'admettre que nous avons longtemps eu du mal à prendre les consommateurs de cannabis au sérieux ». Une attitude qui, le prosélytisme aidant (parfois même à travers l'exemple parental), n'a pas encouragé les jeunes enclins à expérimenter le cannabis à réfléchir avant d'agir. Résultat : les usagers de cannabis sont de plus en plus nombreux à réclamer des soins, comme en atteste la hausse des demandes liées au cannabis dans les centres d'aide et de soins spécialisés pour toxicomanes (CSST) (7). « L'augmentation et l'aggravation des troubles liés à la consommation de cannabis en France ont entraîné un doublement de la demande de soins en CSST en l'espace de cinq ans, confirme le Dr Delile, psychiatre et directeur du CEID (Comité d'Etude et d'Information sur les Drogues) à Bordeaux. Elle est passée de 12,7 % en 1997 à 24 % en 2001, et approche aujourd'hui 30 % dans certaines régions (8). Actuellement, près de 40 % des nouvelles demandes de prise en charge pour toxicomanie concernent des usagers de cannabis, contre 5 à 10 % il y a dix ans. Curieusement, nous constatons que ce sont de plus en plus les usagers eux-mêmes qui se tournent vers le système de soin : les plus jeunes (vers 18 ou 19 ans), parce qu'ils prennent conscience de l'impact négatif de cette consommation sur leur scolarité ; les plus âgés (25/30 ans), parce qu'ils sont en perte de contrôle par rapport à leur pratique ».

Une démarche qui rappelle aux soignants leur rôle d'éducateur. Car si des structures s'organisent pour accueillir les individus en difficulté avec le cannabis (cf. encadré 2), il convient aussi, en amont, que les acteurs de santé redonnent sa vraie place à la prévention.

(1) Le cannabis a été classé au rang des stupéfiants lors de la Convention de Genève de 1925. Depuis la loi de 1970, le code pénal en interdit et en réprime la production, la détention, l'usage et la vente.

(2) Source : Enquête Escapad 2002, OFDT.

(3) Source : Entretiens de Bichat, septembre 2003, "Adolescents et cannabis".

(4) Enquête réalisée par auto-questionnaire anonyme sur un échantillon national en milieu scolaire en 1999.

(5) Aux États-Unis, 36 % des personnes présentant un trouble anxieux caractérisé sont dépendants à l'alcool ou au cannabis. Inversement, 20 % des consommateurs réguliers de cannabis présentent des troubles anxieux.

(6) Impact médecine n° 43, "Cannabis, qu'attend-on du médecin ?", juin 2003.

(7) La liste des centres de soins spécialisés pour toxicomanes est disponible sur le site http://www.drogues.gouv.fr (service/ adresses utiles/ répertoire des structures spécialisées).

(8) Chiffres issus du numéro spécial Toxibase-Crips "L'usage problématique de cannabis" (2004, 12, 65-66).

Cannabis sur terrain psychiatrique : attention danger !

- Comme toutes les drogues, le cannabis peut aggraver des troubles psychiatriques préexistants. « Il est en effet reconnu que l'usage de drogue constitue un facteur aggravant des troubles dépressifs et un facteur de risque par rapport au passage à l'acte suicidaire supérieur à la dépression elle-même », indique le Dr Delile. Des études récentes montrent que, parmi les personnes ayant fait une tentative de suicide, 26 à 31 % sont consommatrices de cannabis et que la prévalence des tentatives de suicide est plus importante chez les "abuseurs" de cannabis que dans la population générale (26 % versus 6 %) (1).

« De même, poursuit le Dr Delile, si le cannabis ne rend pas schizophrène, il augmente en revanche le risque de développer cette pathologie chez un sujet qui présente des facteurs de prédisposition (2). Il peut également aggraver une schizophrénie préexistante, aggraver son pronostic et compliquer son traitement. Enfin, en levant les inhibitions, le cannabis majore les comportements sexuels à risque. Selon une étude réalisée auprès d'agresseurs sexuels, c'est la première substance retrouvée après l'alcool ».

(1) Source : "Actualités du cannabis", X. Laqueille, H. Lôo, Entretiens de Bichat, 16 septembre 2003.

(2) Il y a six fois plus de risque de développer ce trouble chez les sujets ayant consommé du cannabis plus de 50 fois.

Des initiatives pour faciliter le contact avec le système de soin

- Au-delà de la prévention primaire visant à dissuader les jeunes de passer à l'acte, la prévention des toxicomanies s'applique aussi aux usagers afin d'éviter la marginalisation et la dépendance et d'établir le plus tôt possible un lien avec le système de soins. « Les jeunes prétendent souvent contrôler leur consommation, indique Jean-Pierre Couteron, psychologue, responsable de la consultation du Cedat de Mantes-la-Jolie (CSST du 78). Ils ne se reconnaissent ni comme toxicomane, ni comme malade. Ils ne ressentent pas le besoin d'un accompagnement par des structures spécialisées, dont ils ont des représentations négatives ».

C'est pourquoi certaines structures ouvrent leurs portes aux usagers de cannabis sans condition d'abstinence ni engagement de traitement, juste pour auto-évaluer le contrôle de leur consommation. « Cette démarche repose sur trois rencontres planifiées sur un mois et demi en moyenne, poursuit Jean-Pierre Couteron. Nous travaillons à partir d'une grille d'entretien permettant à l'adolescent d'auto-évaluer son comportement d'usager (quel produit ? Quel mode de consommation ? À quel rythme ? Quels effets recherchés et ressentis ?). Elle lui permet aussi de donner un sens concret à la notion de "contrôle de l'usage". N'ayant aucun engagement, les jeunes osent parler ouvertement de leur consommation. De ce fait, bien qu'ils s'en défendent au départ, ils prennent conscience de l'emprise du cannabis sur leur vie. Nous les invitons à poursuivre ce travail hors rendez-vous en leur suggérant d'expérimenter leur capacité à vivre des situations importantes pour eux sans y associer la prise de produit. À la fin de la séquence, l'évaluation doit permettre à l'usager d'identifier l'impact du cannabis sur son existence. Les adolescents n'hésitent pas à demander que la relation se prolonge. Certains sont orientés vers des structures susceptibles de les accompagner vers l'abstinence ; pour d'autres, il sera pris acte d'un usage maîtrisé qu'ils souhaitent poursuivre ; pour d'autres encore, la consommation abusive, bien que reconnue, reste active. Dans ce cas, nous proposons de nous revoir dans un délai de six mois ». Car tout est possible à condition d'ouvrir des portes, et de préserver des liens.