Y a-t-il une éthique de l'exercice libéral ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 205 du 01/06/2005 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 205 du 01/06/2005

 

Perspectives et enjeux

Si les publications concernant l'éthique infirmière pullulent, la pratique libérale est rarement abordée. Pourtant, elle pose des questions bien spécifiques, qui méritent qu'on s'y intéresse.

Faut-il proposer une PMA à un couple de patients mucoviscidosiques ? Doit-on effectuer une psychochirurgie chez un homme violent souffrant de troubles mentaux ? Les groupes d'éthique sont régulièrement consultés sur ces sujets. Mais, pour des raisons culturelles autant que pratiques (gestion de l'agenda, rémunération du temps de travail), il est très rare de trouver dans ces groupes de réflexion des infirmières libérales. Il est également rare que les professionnels de ville sollicitent de telles structures, alors qu'ils y ont théoriquement accès.

Hormis les situations extrêmes, avec des enjeux vitaux, la notion d'éthique est non seulement une façon d'envisager le soin, mais aussi de s'envisager soi-même en tant que soignant et être humain. En libéral, l'exercice est d'autant plus difficile qu'on a rarement le regard de l'autre pour se remettre en question, et pas toujours une oreille attentive pour parler de ses difficultés. Au final, les plus aguerris gèrent, les autres subissent.

LE SENS DU SOIN

Cette patiente âgée reçoit tous les matins la visite d'une infirmière libérale qui vient lui bander les jambes. Son ulcère la fait souffrir et nécessite que le pansement soit régulièrement entretenu. Cependant, lorsque l'infirmière quitte le domicile, elle sait que sa patiente va retirer ce pansement qui la gêne. Et lendemain matin, elle revient et recommence sa tâche. Cette situation ubuesque (vécue) n'est pas si extraordinaire que cela. Elle pose une question essentielle : celle du sens du soin. Pourquoi cette patiente continue-t-elle d'accepter le soin si elle le rend inutile ? A-t-elle besoin d'être rassurée par la présence quotidienne de l'infirmière ? Son besoin est-il médical ou social ? Pourquoi l'infirmière continue-t-elle de faire comme si elle ne savait pas se qui allait se passer ensuite ? Parce que cela lui donne l'impression de bien faire son travail malgré l'adversité ? Parce qu'elle ne peut supporter ce refus manifeste de ses soins ? Le risque, dans ce genre de situation, est de s'épuiser à faire des choses que l'on sait dépourvues de sens. Le dialogue ne passe plus entre les deux protagonistes, qui auraient pu discuter de la situation et trouver une solution satisfaisante pour les deux : changer le protocole de soins, arrêter provisoirement de faire des pansements pour voir comment la situation évolue, etc.

L'IMPLICATION DU PATIENT

Questionnée à ce sujet, une autre infirmière témoigne : « Cela m'est déjà arrivée. Dans ce cas, je dis à la patiente que ce n'est pas la peine que je travaille pour rien et que la Sécu paie pour rien. Je lui dis : "Quand vous serez prête à suivre un protocole, rappelez-moi". » Ce qui est le cas lorsque la patiente réalise l'intérêt que représente le soin pour elle. Car le soin n'est pas une activité à sens unique : il nécessite que la personne soignée en soit partie prenante. Lors d'une conférence de consensus de l'Anaes sur les soins palliatifs en 2003, l'infirmière clinicienne Martine Nectoux mettait en garde contre le risque de « morcellement, le démembrement, voire l'exclusion du sujet lui-même » dans la pratique soignante. Elle expliquait cette attitude - qui, dans les cas les plus extrêmes, peut conduire à l'acharnement ou au contraire à l'abandon thérapeutique - comme une conséquence d'un vécu d'échec et/ou d'impuissance de certains professionnels.

LE QUOTIDIEN

Au quotidien, la relation éthique avec le patient se traduit par une multitude de petits gestes ou d'attentions que l'on finit par oublier si l'on se laisse enfermer dans son rôle de soignant. Une femme médecin raconte une anecdote qui lui est personnellement arrivée : dans un établissement accueillant des personnes âgées dépendantes, elle fait un entretien dans la salle à manger où la télévision est allumée et bruyante. Gênée, elle se lève et éteint l'appareil. Une vieille dame lui signale qu'il y a des personnes dans la pièce qui voudraient regarder ou écouter le programme. Le médecin prend alors conscience de la violence de son geste. Elle estime qu'elle s'était enfermée dans son rôle ("je suis médecin, je prends les décisions, mon entretien avec mon patient passe avant le reste, je sais ce que j'ai à faire") et dans sa vision de la vieillesse ("les émissions et les publicités pour les jeunes, ça ne les intéresse pas"), au lieu d'écouter la partie humaine d'elle-même ("je suis entourée de personnes âgées, je suis une invitée dans leur salle à manger, la moindre des choses est de leur demander leur autorisation avant d'éteindre la télévision"). De cet exemple anodin, elle a tiré une leçon bien plus générale : « Pour cette fois où une dame m'a rendu mon humanité, combien de fois ai-je négligé des personnes par de petits gestes pour moi sans importance, face à des patients qui n'auraient pu ni su me le dire ? »

LES EFFETS DE LA ROUTINE

Le service du Pr Paille au CHU de Nancy a établi une charte comportant des règles de soins "éthiques", parmi lesquelles on peut trouver : « Le respect des patients impose le vouvoiement dans les relations soignants-soignés (le recours au prénom ne peut se faire qu'à titre exceptionnel et après échange en équipe). Les extrapolations affectueuses ne se justifient pas dans la relation de soins. » En effet, dans la routine du quotidien, et c'est encore plus prégnant dans l'exercice libéral où le "contrôle social" est quasi inexistant, le manque de temps ou l'épuisement peuvent facilement faire oublier de simples règles de savoir-vivre que l'on s'imposerait lors de n'importe quelle visite non professionnelle. Martine Nectoux cite ainsi le fait de prendre en charge la personne « à partir d'un savoir professionnel sans tenir compte de ses besoins et encore moins de ses désirs », ou encore d'imposer « une réponse soignante sans prendre le temps d'écouter et d'accueillir les attentes » de la personne qui devient alors un objet de soins. Une fois de plus, dans la mesure où l'on touche au corps de l'autre, ce dernier doit être impliqué dans la démarche dont il demeure le premier décisionnaire, même s'il n'a pas les compétences du soignant.

L'INTRUSION

Dans le souci de bien faire, le soignant fait parfois preuve d'un certain autoritarisme, souligne Martine Nectoux. Cela se traduit par une intolérance à la contradiction, une volonté d'imposer sa manière de soigner. Pour elle, « la technicité souvent omnipotente envahit alors le champ de la rencontre et inhibe toute forme de questionnement ». Or le patient et son entourage ont des connaissances que les soignants n'ont pas. Parfois la relation n'est pas autoritaire mais plutôt abusive, comme pourrait l'être celle d'une mère avec son enfant. La psychanalyste Geneviève Wrobel expliquait ainsi, lors du 7e colloque de médecine et psychanalyse (Paris, janvier 2005), qu'au-delà « du transfert maternel que sollicite le soignant attentif et attentionné auprès de l'enfant dans l'adulte malade, une relation fusionnelle s'établit parfois ». Pour elle, « le soignant met en oeuvre des manoeuvres de protection du patient à l'encontre de son environnement. Ainsi, certains s'immiscent dans la vie familiale du patient, faute d'avoir pu travailler sur leurs propres mouvements psychiques ». D'une certaine façon, le soignant infantilise son patient - relation qui peut être induite par la perte d'autonomie du patient, mais aussi par une réelle volonté d'aide de la part du soignant. Ce dernier sort de son rôle en endossant celui de l'entourage, qui peut d'ailleurs très mal le supporter. Il s'agit alors de faire la part des choses entre sa propre vision du soin et les attentes réelles du patient ou de ses proches.

LE SOIGNANT ET L'ENTOURAGE

Parfois la question se pose avec acuité du fait de l'attitude de la famille. Ainsi une infirmière libérale raconte le cas d'un de ses patients souffrant d'une débilité légère. Elle doit passer deux fois par jour lui délivrer des médicaments, parmi lesquels se trouve du Valium. Ce monsieur d'une cinquantaine d'années vit chez sa mère âgée. L'infirmière s'aperçoit que la vieille dame donne du Valium à son fils et remplit le flacon avec de l'eau pour qu'elle ne s'en rende pas compte. Elle tente de dialoguer mais la mère nie. « Maintenant, on ruse pour maintenir le protocole », explique l'infirmière qui a contacté le médecin généraliste ainsi qu'un réseau psychiatrique pour se faire aider. La question est alors : jusqu'où peut-on interférer avec la famille ? Dans ce cas précis, il y a clairement un risque de santé pour le patient (qui reçoit double dose de traitement) et les professionnels de santé sont dans le devoir d'intervenir. Mais, pour chaque cas, la question demeure : « suis-je bien dans mon rôle de soignant ? », car elle permettra de recadrer les choses en cas de conflit avec le patient ou ses proches.

Face à des situations qu'on ne maîtrise pas, de nombreux refuges s'offrent aux soignants. Il peuvent être d'ordre technique, comme le fait de mettre des gants pour un soin qui n'en nécessite pas : le fait-on pour se protéger (psychologiquement) du corps malade ? Pour établir une barrière entre soi et la souffrance ? Ou plus simplement pour suivre des habitudes dont on ne questionne plus le sens ? La technique est également rassurante lorsque la situation devient critique : face à un patient pour qui on croit ne plus pouvoir rien faire, on va faire un maximum de gestes techniques pour se rassurer (inconsciemment) sur ses compétences, pour ne pas rester impuissant. Or, ces actes, s'ils n'ont pas de sens pour le soignant lui-même, s'ils ne sont pas expliqués, deviennent souvent très violents pour celui qui les reçoit et ne les perçoit ni comme un soulagement, ni comme des rituels rassurants.

MAÎTRISER LA TECHNIQUE... POUR PLUS D'HUMANITÉ

Un patient en fin de vie explique à quel point il apprécie les intervenants d'un réseau qui le visitent régulièrement : ils ne lui apportent aucune solution technique, mais ont toujours des réponses à lui offrir, tout simplement parce qu'ils s'inscrivent dans sa demande à lui (de réassurance, d'humanité) et non dans leur désir à eux (de médicalisation). Pour autant, la qualité relationnelle n'exclut pas la technique. Ainsi, estime Marie-Christine Quinsac, infirmière libérale en Gironde, « pour être à l'aise en psycho, il faut déjà maîtriser la technique ». Cette maîtrise permet également de ne plus être obnubilé par le spectre médico-légal, de plus en plus prégnant : la traçabilité des actes, le risque de plainte, les dossiers à remplir pour être irréprochable... sont autant de choses utiles mais qui deviennent nuisibles lorsqu'elles envahissent le soin au point de le faire passer au second plan.

Se protéger derrière des actes techniques ou administratifs, c'est avant tout tenter de faire face à des situations que l'on perçoit comme stressantes, soit par leur violence (une patiente de votre âge qui meurt d'un cancer), soit par leur répétition (les multiples petits tracas de la tournée ajoutés à la surcharge de l'emploi du temps). C'est faire face à l'épuisement. Martine Nectoux voit dans « l'absence cruelle d'espace de parole » un générateur important de la souffrance des soignants, qui sont privés « d'une expression libératrice d'émotions et du décodage indispensable des réactions du sujet soigné ».

ÉVITER LE BURN OUT

En libéral, ce manque est encore plus important qu'à l'hôpital et doit être pris en compte pour ne pas courir au burn out : cabinets de groupes, réunions d'analyse de la pratique, participation à des réseaux, à des formations, rencontres informelles entre collègues autour d'un café, tout est bon pour ne pas s'enfermer dans des ruminations dangereuses. « Les infirmières libérales, quand elles ne sont pas en cabinet de groupe, souffrent de leur isolement », estime le Pr Moulias, de l'espace éthique AP-HP. Lors de moments-clefs, comme l'annonce d'une aggravation de la maladie, Geneviève Wrobel explique que l'on voit apparaître des « motions d'agressivité à l'encontre de la maladie, mais aussi à l'égard du corps médical », de la part des soignants qui voient arriver la fin de leur patient. En effet, selon elle, puisqu'ils s'en sont remis au savoir du médecin, qu'ils ont effectués des actes, parfois perçus comme violents, à sa demande, « ils découvrent soudain la limite d'efficacité des traitements prescrits. Le doute les taraude : "Tous ces actes agressifs... pour rien !" ». L'épuisement survient dans ce contexte de fatigue associée à un sentiment d'impuissance et de perte de sens.

CONFLITS ET LIMITES

Même chez les soignants les plus "zen", la fatigue mène quasiment inévitablement aux conflits - l'irritabilité et les conflits répétés sont d'ailleurs des symptômes reconnus du burn out. L'agressivité peut aussi surgir face à un patient qui refuse les soins, l'une des situations qui irrite le plus les soignants, alors niés dans leur compétence. Le conflit peut souvent naître, en libéral, autour d'une prescription incomprise ou inadaptée de la part du médecin. « Quand c'est le cas, explique Marie-Christine Quinsac, je fais les soins ; s'il n'y a pas d'évolution, j'en parle à la patiente, j'appelle le médecin et on fait évoluer le protocole. » Lorsque les médecins ne sont pas coopérants, ajoute-t-elle, « je refuse de travailler avec eux ». Pour elle, « quand les protocoles sont bien précis, c'est plus facile »... D'où l'intérêt des réseaux et des guides de bonnes pratiques. Lorsque le conflit concerne la famille, tout est affaire de diplomatie. Le Pr Deneuf-Germain, du Comité d'éthique de Saint- Quentin, estime que l'on ne peut « accepter quelque chose que l'on n'a pas souhaité que dans la mesure où l'on a compris sa réalisation et le but ». Ainsi le patient comme l'entourage doit être impliqué et informé. Cependant, tempère-t-il, « entendre les voeux de l'entourage et les informer, ne signifie pas leur faire prendre la décision du choix de la thérapeutique ou de la prise en charge en cas de décompensation aiguë. Pour l'entourage et les soignants, il est important de connaître les limites acceptées et acceptables ».

FORMATION ET ÉCHANGE

En dehors des situations qui posent spécifiquement question comme la fin de vie, ou les conflits avec l'entourage, la démarche éthique est une démarche du quotidien qui passe avant tout par une exigence de formation et de connaissance de soi. Elle s'accompagne de l'acceptation - parfois difficile - de ne jamais avoir de contrôle absolu de la situation (un patient peut refuser des soins, une maladie peut évoluer sans maîtrise, etc.). L'échange avec ses pairs, mais aussi avec le patient et l'entourage, est nécessaire pour réajuster en permanence sa pratique. Le savoir infirmier n'est pas figé et c'est ce qui fait sa richesse. En contrepartie, il faut sans cesse avoir les yeux ouverts sur son environnement et accepter de changer d'angle de vue : même chez les plus grands spécialistes, la santé est un domaine où les connaissances demeurent largement empiriques et dépendantes du facteur humain. Dans cette optique, la participation du patient et de son entourage est donc déterminante. Il s'agit donc d'une part de se former pour maintenir un niveau technique permettant de répondre correctement aux attentes des patients, d'autre part d'échanger et d'apprendre à se connaître pour pouvoir dans le même temps s'ouvrir aux autres et se préserver soi-même. Que ce soit dans les cas les plus classiques (partage des données et secret médical, fin de vie, etc.) ou les plus anodins (routine, manque de ponctualité, négligences dans les soins), l'éthique n'apporte pas de réponse mais doit rester avant tout un questionnement perpétuel.

Des Comités à consulter

- La Conférence permanente des comités et groupes d'éthique dans le domaine de la santé reconnaît trente comités. Selon le Pr Pierson, président de la Conférence, les comités ne sont quasiment jamais saisis par les usagers qui font appel à la commission des usagers ou la commission de conciliation. Les professionnels en ville peuvent participer au comité local, mais aussi le saisir pour réfléchir à une question difficile.

- Pour en savoir plus : http://www-ulpmed. u-strasbg.fr/ulpmed/med_ethique/