Santé mentale et soins à domicile | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 214 du 01/04/2006

 

Perspectives et enjeux

Le rôle de l'infirmière libérale auprès de personnes souffrant de troubles mentaux est souvent complexe et difficile. Petit aperçu de quelques situations rencontrées et des dynamiques de soins qui peuvent être privilégiées.

Les professionnels de santé exerçant à domicile sont de plus en plus fréquemment sollicités dans le champ de la santé mentale. Leurs interventions seules ne peuvent suffire dans un domaine où des interactions sont nécessaires entre professionnels de santé mais aussi avec ceux du champ social, économique et politique.

Pour la personne en souffrance psychique, le domicile, lieu de soins, peut avoir des vertus thérapeutiques, mais il peut aussi être source d'insécurité, de solitude et d'isolement social.

L'infirmière libérale intervient souvent pour des troubles s'exprimant chez le patient sur le plan somatique et donnant lieu à une prescription d'acte(s) technique(s). Cependant, elle met à profit son rôle propre (défini par les articles R. 4311-3, R. 4311-5 et. R. 4311-6 du Code de la Santé publique) et privilégie la dimension relationnelle du soin pour maintenir et favoriser des liens, notamment dans le domaine social et de l'environnement de la personne. Le respect de cette personne, parfois fragile et/ou dans une situation de précarité sociale, est fondateur de la relation de soins.

SITUATIONS RENCONTRÉES À DOMICILE ET RÔLE INFIRMIER

S'agissant de personnes dont la santé mentale est perturbée, la population le plus souvent rencontrée par les infirmières libérales présente les problématiques qui suivent.

Des personnes ayant recours à des neuroleptiques-retard sous forme injectable, auprès desquelles l'infirmière à domicile peut aussi proposer des conseils préventifs hygiéno-diététiques. Cela permet aux patients d'éviter des problèmes de constipation opiniâtre ou des prises de poids excessives limitant leur mobilité. Le suivi de ces patients permet d'évaluer les modifications du caractère et/ou du comportement et parfois de prévenir les situations de crise, en lien avec le médecin psychiatre.

Des malades sous traitement par voie orale dans l'incapacité de gérer seul leur traitement, auprès desquels l'infirmière libérale a un rôle, tant dans l'administration du traitement que dans la surveillance des effets secondaires. Ses passages réguliers permettent la prévention de situations difficiles, en maintenant une relation suivie avec la personne, en restant à l'écoute de ses difficultés.

Dans ce cas, la Nomenclature générale des actes professionnels (NGAP) prévoit, pour les infirmiers(ères) (titre XVI), une cotation spécifique intitulée : "Administration et surveillance d'une thérapeutique orale au domicile des patients présentant des troubles psychiatriques, avec établissement d'une fiche de surveillance". L'infirmière laisse à disposition du médecin traitant une fiche de surveillance et informe celui-ci d'un éventuel problème.

Des personnes relevant de conduites addictives, telles que l'alcoolisme, auprès desquelles l'infirmière sera appelée pour des injections dans le cadre d'une vitaminothérapie par exemple. Comme l'illustre le cas de M. R. (cf. encadré), son rôle ne se limitera pas au seul acte technique prescrit.

Des suivis plus réguliers lorsque des déficiences physiques et/ou psychiques ne permettent pas aux personnes de répondre seules aux différents besoins fondamentaux. C'est le cas de certains patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou de démences séniles de même type. Dans ces situations, l'infirmière libérale a également un rôle d'aide et de soutien auprès des familles. Ces proches sont souvent en grande souffrance et ils ont le sentiment de ne plus reconnaître la personne avec laquelle ils ont des liens affectifs.

Lorsque ces patients sont en situation de dépendance temporaire ou permanente, quel que soit leur âge, l'infirmière libérale établit une démarche de soins infirmiers (DSI, telle que définie par l'arrêté du 28 juin 2002, paru au JO du 2 juillet 2002).

À partir de l'observation de la situation du patient et des déficiences repérées, l'infirmière notera quelles en sont les incidences sur les besoins fondamentaux de la personne (selon le modèle conceptuel de V. Henderson). Elle argumentera également par des objectifs de soins ses interventions, et déterminera le type de soins nécessaires au patient. Cette démarche de soins, écrite sur un document officiel pré-établi (Cerfa n° 12103*01 et 12104*01), débouche sur trois cas de figure possibles :

> la réalisation de séances de soins infirmiers qui comprend l'ensemble des actions de soins liées aux fonctions d'entretien et de continuité de la vie, visant à protéger, maintenir, restaurer ou compenser les capacités d'autonomie de la personne ;

> une surveillance clinique infirmière et de prévention hebdomadaire ;

> ou encore la mise en oeuvre d'un programme d'aide personnalisée en vue de favoriser le maintien, l'insertion ou la réinsertion de la personne dans son cadre de vie familial et social.

Des patients dépressifs, suivis par les médecins traitants, mais auprès desquels les infirmières libérales interviennent de plus en plus fréquemment sur les symptômes physiques et/ou psychiques (injections d'antalgique dans certaines douleurs par exemple ou d'anxiolytique le soir afin de limiter angoisse et troubles du sommeil).

Concernant les états dépressifs, il arrive aussi que ce soit l'infirmière qui réoriente le patient vers le médecin dans des situations de deuils par exemple. Notamment lorsque, au-delà de la tristesse, la personne présente de façon durable une dette de sommeil importante liée à des troubles, une perte d'appétit engendrant une perte de poids, un retrait de la vie sociale, lorsque le deuil présent réactive un deuil ancien... Souvent, ces personnes ont gardé un lien avec l'infirmière qui a suivi en soins palliatifs à domicile le proche décédé.

De façon plus marginale, des personnes qui ont fait une tentative de suicide et qui nécessitent en post-hospitalisation des pansements (plaies liées à l'utilisation d'armes par exemple.) Ces personnes bénéficient, lorsqu'elles l'ont accepté, d'un suivi psychologique. Le support des soins infirmiers peut aussi leur permettre d'exprimer leur souffrance.

PROJET DE SOINS ET CONTINUITÉ DE LA PRISE EN CHARGE

Prendre soin de la personne malade (sur le plan physique, psychologique, social, culturel...), et pas uniquement prendre en charge sa maladie, constitue un enjeu de santé publique. Les équipes soignantes du domicile essaient de privilégier la qualité de vie et l'insertion dans la cité des patients souffrant de troubles mentaux.

Les infirmières libérales s'appuient pour cela sur le rôle prescrit, le rôle propre infirmier (recueil d'informations, évaluation des risques, prévention, éducation...), mais aussi sur le rôle interdépendant des autres professionnels.

Pour cela, elles fondent leur approche de la personne malade sur un modèle humaniste en développant la notion d'approche globale. L'évaluation des différents besoins de la personne permet l'élaboration d'un projet de soins construit avec elle, et des propositions de réponses adaptées à chaque situation.

Lorsque les visites à domicile sont fréquentes, l'infirmière libérale met en place un dossier de soins chez le patient, dans le but de favoriser la coordination entre les différents intervenants et la traçabilité des soins effectués.

Toutefois, organiser de façon coordonnée les différentes compétences impliquées dans les réponses proposées, afin de donner cohérence à la continuité des soins, se heurte à certaines difficultés.

LES FACTEURS LIMITANT LA QUALITÉ DU SUIVI À DOMICILE

En dehors de situations de crise liées à la pathologie et nécessitant une hospitalisation, d'autres éléments peuvent constituer un frein à un suivi adapté au domicile.

La notion de temps et d'actes est l'un de ces éléments. Auprès de patients souffrant de troubles mentaux, la perturbation de la relation (à soi ou/et aux autres) appelle en effet une écoute personnalisée qui puisse s'inscrire dans une relation d'aide et de soutien. Le temps du patient et celui du soignant exerçant à l'acte évoluent à des rythmes différents, dans lesquels la souffrance peut avoir du mal à s'exprimer et à être entendue. En exercice libéral, ce temps d'écoute et d'entretien infirmier est peu valorisé dans la NGAP.

Le travail interdisciplinaire est insuffisamment développé et reconnu. Le manque de coordination entre les différentes disciplines fait souvent défaut, mettant en difficulté l'élaboration d'un projet de soin partagé et la continuité d'un suivi cohérent. Les cloisonnements encore présents entre le sanitaire et le social, l'hôpital et le domicile participent à ces difficultés.

La formation continue des infirmières libérales développe des thèmes relatifs au champ de la santé mentale, mais elle reste cependant facultative dans un domaine où les demandes de soins se développent. Voici quelques exemples de thèmes de formations continues agréées :

> identifier les situations de détresse chez les adolescents et prévenir les risques de suicide ;

> la maladie d'Alzheimer ou d'une démence sénile de même type ;

> les soins infirmiers aux personnes atteintes de pathologie mentale ;

> l'infirmière devant les conduites addictives...).

La formation et le soutien des aides à domicile à ces prises en charge spécifiques doivent être des préoccupations importantes. L'absence de formation et le faible niveau de leurs rémunérations induisent un sentiment de dévalorisation de leur travail et une situation d'épuisement.

Le soutien des soignants à domicile reste à développer. Prendre soin d'une personne dont la santé mentale est altérée demande une adaptation permanente, parfois le soignant est insécurisé par une relation soignant-soigné anxiogène. Il y a nécessité à ce que cette souffrance-là puisse trouver un lieu où être déposée.

QUELLE DYNAMIQUE DE SOINS PRIVILÉGIER ?

Les réseaux de santé (tels que définis dans la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) « ont pour objet de favoriser l'accès aux soins, la coordination, la continuité ou l'interdisciplinarité des prises en charge sanitaires, notamment de celles qui sont spécifiques à certaines populations, pathologies ou activités sanitaires ». Leur activité se décline aussi sous l'angle de l'éducation à la santé, la prévention, le diagnostic et les soins. En regard des difficultés qui viennent d'être évoquées, de tels dispositifs paraissent pertinents. Cependant, la multiplication des réseaux, les uns centrés sur une pathologie, les autres sur une approche en santé, risque de reproduire d'autres cloisonnements, plutôt que de construire un véritable projet de soins avec et pour la personne. Les professionnels de santé du domicile sont témoins du fait que la multiplication des intervenants et des dispositifs n'est pas toujours bénéfique au patient.

Les réseaux de santé existants ont à progresser vers une réflexion collective, vers de nouvelles modalités d'organisation afin de répondre aux besoins en évitant les redondances.

Le travail en réseau appelle aussi un changement de cadres de référence autres que ceux pour lesquels nous avons été formés. La participation des usagers et de leurs proches reste encore à développer.

Le défi est bien de construire ensemble une nouvelle culture dans les relations entre professionnels de santé, mais aussi avec les professionnels du champ social et les acteurs de la politique de la ville. Quelles interactions allons-nous pouvoir construire si les formations initiales ne prennent pas en compte ces changements ? Si aucun temps de formation commune n'est envisagé entre médecins de disciplines différentes, infirmières, psychologues, assistantes sociales, éducateurs...

L'un des enjeux des réseaux de santé est de passer de la dimension du soin à celle de la santé publique, dont la santé mentale est l'une des composantes.

Prise en charge de M. R.

M. R. a 62 ans. Notre première rencontre est motivée par une prescription de vitaminothérapie liée à des complications neurologiques d'un problème d'alcoolisme chronique. Bien avant que nous ne fassions sa connaissance, il a tenté plusieurs cures de sevrage, sans succès durable. Il a été victime de plusieurs chutes qui ont entraîné une fracture de la cheville droite. Nous le voyons occasionnellement pour des traitements injectables d'antalgiques ou d'anti-inflammatoires en lien avec des problèmes de douleurs mixtes. C'est souvent l'occasion de lui ré-expliquer l'intérêt du traitement par voie orale sur la composante neuropathique de ses douleurs.

D'humeur inégale, parfois jovial et plein d'humour, il peut aussi être saisi d'accès de colère. Ces troubles du comportement sont parfois liés à l'absorption d'alcool. Dans ces cas-là, nous revenons chez lui à plusieurs reprises avant qu'il ouvre sa porte, car il est dans un sommeil profond. Il limite alors notre accès à la salle à manger, ce que nous respectons car il nous reçoit chez lui, d'autres fois il préférera s'installer dans la chambre pour le soin. Dans ces moments de troubles, nous lui proposons la visite du médecin traitant pour réévaluer avec lui la situation et le traitement, ce que généralement il accepte.

L'état de son appartement est parfois loin des "normes" ménagères et d'hygiène courantes. Ce qui nous invite avec l'accord de M. R. à reprendre contact avec le service social pour qu'une aide ménagère puisse intervenir. Souvent, il a oublié d'effectuer les formalités nécessaires pour que cette aide soit régulière.

Sa mobilité est réduite, il se déplace à l'extérieur avec des cannes anglaises et il bénéficie d'une solidarité de voisinage pour l'amener en voiture à la pharmacie ou bien au supermarché.

Lors de nos passages, nous essayons de prévenir les carences alimentaires, la déshydratation, et nous lui proposons une organisation de son quotidien pour éviter les risques de chute. En dehors de nos passages, il arrive qu'il nous appelle au cabinet pour une question ou un conseil qui constitue souvent une demande d'écoute.