Philippe Pitaud : « les aidants souffrent de la non-restitution de l'amour donné » - L'Infirmière Libérale Magazine n° 222 du 01/01/2007 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 222 du 01/01/2007

 

Interview

Directeur de l'Institut de gérontologie sociale de Marseille, le professeur Philippe Pitaud rencontre depuis de nombreuses années les soignants occasionnels en charge d'un proche atteint de la maladie d'Alzheimer. Il leur donne la parole dans un livre de témoignages.

Plus de 800 000 personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer aujourd'hui, 200 000 nouveaux cas chaque année, une maladie de plus en plus fréquente avec le vieillissement de la population. Sommes-nous prêts à faire face ?

Je dirais que non. D'une manière générale, en France, nous ne sommes jamais prêts avant d'être dans l'urgence. Aujourd'hui, 800 000 personnes sont atteintes ; on prévoit en Europe 8 millions de cas et 25 millions dans le monde dans les années à venir. Il y a un certain nombre de services de pointe, un plan lié à la maladie d'Alzheimer a été créé, mais, à ce jour, il n'a pas été mis en place à plein effet. En France, la santé est liée à la politique et chaque gouvernement défait les plans des gouvernements précédents. Nous pouvons donc penser que, dans les années à venir, nous serons confrontés à une montée du problème et à un déficit des modes de prise en charge, surtout dans le secteur public, puisque, dans le milieu associatif et caritatif, des opérations se mettent en oeuvre. C'est là que se trouve le champ d'innovation.

Quelles solutions alors ?

D'abord, les hôpitaux devraient prévoir un certain nombre de places affectées à ce type de problème (maladie d'Alzheimer et troubles apparentés). Ensuite, il faudrait se pencher sur la préparation des équipes médicales et médico-sociales, notamment les former à ces pathologies, ce qui n'est pas le cas actuellement. Aujourd'hui, des malades arrivent dans des services qui ne sont pas prêts à les accueillir : la population est spécifique, la pathologie engendre des comportements particuliers, elle est lourde et fatigante. En troisième point, il faudrait aider les organismes caritatifs et associatifs, comme le font aujourd'hui les fondations - mais est-ce leur rôle ? - à lancer des innovations, dans le secteur de la prise en charge (accueil de jour) comme dans les modes de prise en charge des malades : groupes de parole, ateliers de musicothérapie ou d'art- thérapie pour les aider à affronter cette maladie graduelle, du moins dans les phases où ils sont encore conscients. Enfin, il faut réfléchir aux aidants. Il existe tout un ensemble d'actions dans le monde associatif qui pourraient être développées dans le service public. Il suffit simplement de s'en donner les moyens.

Justement, vous vous êtes penché sur le cas des aidants et vous parlez dans votre livre* d' « exclusion sociale » les concernant.

Ce livre est le résultat de recherches européennes : nous avons travaillé sur ce type de pathologie et l'exclusion qu'elle produit. Nous avons donné la parole aux malades, aux aidants et aux professionnels. Il y a dans la prise en charge de cette pathologie un phénomène bipolaire : les patients s'excluent d'eux-mêmes de la société qui les exclue à son tour. Depuis toujours, l'être humain a peur de la dépendance et de la folie au sens large du terme. Et le cumul de la grabatisation et de la perte de conscience de soi effraie les gens. Les aidants sont d'abord confrontés à l'annonce du diagnostic. Une annonce qui, de plus, n'est pas toujours faite de manière humaniste et éthique, on le sait bien, et qui crée un véritable choc. Quand vous annoncez à un enfant que son père ou sa mère a la maladie d'Alzheimer, ce qui résonne comme "mon père ou ma mère est fou/folle", le traumatisme est important dans la famille. Mais, dès l'entrée dans la dépendance, les familles se mobilisent.

Vous soulignez d'ailleurs que ces familles sont « écartelées entre devoir et amour, entre révolte et combat ».

Effectivement. Ils sont pris dans un processus que quelqu'un avait appelé joliment il y a une quinzaine d'années « la revanche des bébés ». C'est à ce moment que l'on restitue l'amour que l'on a reçu. Les enfants sont confrontés à des parents entrant graduellement dans la maladie, qui, à la fin, ne les reconnaissent plus, sont peu autonomes et font preuve parfois d'une très grande agressivité. Il y a donc de la part des aidants naturels une souffrance de prendre en charge les "pestiférés" de ce siècle, et, en même temps, une auto-exclusion de la société : plus de vacances, plus de week-ends, plus de nuits tranquilles, plus de fréquentations... Un homme me racontait que, depuis que sa femme était malade, personne ne l'a plus appelé. En plaisantant, il me disait que les gens devaient avoir peur d'attraper la maladie d'Alzheimer par téléphone !

Les enfants expriment souvent le sentiment paradoxal d'inversement des rôles généalogiques : ils deviennent les parents de leurs parents, ils font le deuil de la personne alors qu'elle est encore là...

C'est d'ailleurs ce qui est le plus difficile, de devenir les parents de ses parents, d'inverser les rôles et en même temps d'assister à ce processus progressif d'oubli : oubli de ce qu'est la société, oubli de soi, oubli de l'autre. Les aidants souffrent de cette non-restitution de l'amour qu'ils donnent au malade. Lorsque les patients décèdent, les aidants sont confrontés à un vide absolu et surgit à ce moment-là un comportement dépressif. D'où l'intérêt d'aider ces proches. Je pense notamment aux groupes de parole, tels que nous les avons mis en place à l'Institut de gérontologie sociale. Les gens témoignent de leur souffrance avec des personnes qui sont confrontées aux mêmes difficultés. Et, même lorsque le malade est décédé, ils reviennent pour tenter de construire leur deuil et transmettre leur expérience à ceux qui s'apprêtent à vivre la même chose.

C'est un bouleversement de la vie familiale ou quotidienne.

C'est ce qu'ils racontent le plus. Les malades sont incapables de s'habiller, de se laver, de se nourrir seuls. Ils sont agités suivant le stade de la maladie. Tous ces troubles de comportements et d'humeurs affectent beaucoup les proches, qui s'interrogent sur la façon de gérer ces comportements répétitifs, parfois irascibles, et parfois violents. L'autre jour, une dame me racontait que son mari la suivait partout, qu'elle était épuisée car elle n'avait plus un seul instant de répit. Un autre me rapportait que, depuis sa maladie, son épouse est souvent triste, ne s'intéresse plus à rien, pleure souvent. Les aidants connaissent un grand désarroi, c'est pourquoi il faut développer le soutien. Ce fameux burn out qu'on trouve chez les soignants, on le retrouve chez les aidants naturels.

Un malade sur deux est pris en charge par sa famille. Les infirmières libérales peuvent-elles soutenir les aidants ?

Elles ont un rôle important d'interface entre la famille et le malade, mais également entre le malade et le reste de la société. Même si elles ne peuvent pas rester longtemps, elles permettent aux familles de souffler et les informent de l'évolution de la maladie. Je crois que les infirmières libérales, porteuses de la connaissance médicale et paramédicale puisque les médecins sont moins présents qu'elles, peuvent aider les familles à assumer ce lourd passage entre la maladie et la mort.

* Exclusion, maladie d'Alzheimer et troubles apparentés : le vécu des aidants, éd. Erès.

Philippe Pitaud en quelques dates-clés

- 1983 : doctorat en sociologie de la santé. 1er prix de la Société française de gérontologie pour son étude sur La retraite et le vieillissement social de la femme.

- 1992 : Vieillir dans la ville : les politiques sociales de la vieillesse au détour de la décentralisation, éd. L'Harmattan.

- 1996 : La dépendance des personnes âgées : des services aux personnes aux gisements d'emploi, éd. Erès.

- Conseiller scientifique au Centre régional pour l'enfance et les adultes handicapés (Bouches-du-Rhône).