1987-1988 : la grève au coeur - L'Infirmière Libérale Magazine n° 230 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 230 du 01/10/2007

 

Perspectives et enjeux

Il y a vingt ans, date de naissance de L'Infirmière magazine et du Salon infirmier, démarrait un mouvement sans pareil de la profession infirmière. Retour sur un moment charnière pour la profession.

Automne 1987. À l'hôpital d'Évry, comme ailleurs, on murmure dans les couloirs. Des mots reviennent : salaires, effectifs, conditions de travail, "burn out", et même, "OS de la santé". Depuis treize ans, les salaires n'ont pas été réévalués. Une infirmière gagne moins qu'un technicien supérieur, moins qu'un ouvrier qualifié. « Notre seule reconnaissance, c'était celle du malade, confirme Martine Schachtel, cadre de santé. Cela faisait des années qu'on attendait que ça explose. »

De ce vent de colère, les responsables politiques n'entendent rien. En décembre, la ministre de la Santé, Michèle Barzach, publie un arrêté qui ouvre les écoles d'infirmières aux non-bacheliers. Pour présenter l'examen, il suffira désormais d'être inscrite depuis cinq ans à la Sécurité sociale. L'exaspération monte d'un cran.

Des coupures de presse s'affichent dans les services : pour la première fois de leur histoire, les infirmières britanniques se sont mises en grève, pour dénoncer les carences du système de santé, et tiennent tête à Margaret Tchatcher. Au parc floral de Paris, où se tient le premier salon infirmier européen, les Françaises sont admiratives : 25 000 se sont mobilisées pour l'occasion, un signe précurseur des grandes manifestations à venir. « C'était vraiment une nouveauté, pour nous, renchérit Nicole Bénévise, alors infirmière à l'hôpital Saint-Antoine. Pour la première fois, il y avait la volonté de toutes nous réunir, au-delà de l'appartenance à une association ou à un syndicat. »

VERS UNE MOBILISATION QUI FERA DATE

Les syndicats, les infirmières ne s'y sentent pas à leur place. Trop investis par les ouvriers, trop prompts à jouer la carte interprofessionnelle. Or les infirmières ont bien conscience que la bataille qui se prépare est liée à leur identité. C'est ainsi que naît la Coordination infirmière, sur le modèle de celle des cheminots, en 1986. À l'origine, une poignée d'adhérents CFDT d'Île-de-France en rupture de ban, quelques militants encartés à la LCR. Mais l'engouement autour de cette nouvelle structure dépasse largement les frontières politiques. Des infirmières, dont la plupart n'avaient jamais fait de syndicalisme, jamais milité, se préparent, se réunissent, apprennent les règles de l'action publique, rédigent des revendications. Une adresse minitel s'ouvre et sert de lien pour faire passer les messages dans toute la profession : 36 15 Alter Coord. « Ce fil qui nous reliait était vital, surtout vu son faible coût d'utilisation », se souvient Éric Delmas, alors infirmier des PTT.

C'est à la rentrée 1988 que la colère explose. Les socialistes, revenus au pouvoir, semblent s'accommoder du décret Barzach. Le 29 septembre, elles sont 20 000 à manifester dans les rues de Paris. Le 13 octobre, les infirmières de province rejoignent leurs collègues parisiennes, avec parfois l'appui des employés de la SNCF, qui les laissent monter dans les trains gratuitement. La manifestation compte 100 000 personnes. Le Premier ministre, Michel Rocard, et le ministre de la Santé, Claude Évin, tardent à engager des négociations, se bornent à rencontrer les syndicats, peu représentatifs. Malgré les augmentations consenties (8 à 9 %), le mouvement se poursuit. Le gouvernement essaie de discréditer la coordination, l'accusant d'être manipulée par l'extrême gauche : « Il est difficile de négocier avec les assistants de M. Krivine », lâche Michel Rocard sur Europe 1.

NI NONNES, NI BONNES, NI CONNES !

Les augmentations se permettent pas d'apaiser le malaise : « on n'est pas des moineaux pour accepter des miettes ! », lance, à la radio, une infirmière de la coordination. D'autant qu'il ne s'agit pas seulement d'argent : « C'est toute la fierté d'une profession qui était en jeu, note Alain Rebours, ancien journaliste à Politis. Les infirmières voulaient casser l'image de pousse-seringue et la machine à fantasmes qui colle au métier. » Habitués à discuter avec des syndicalistes, presque tous des hommes, les pouvoirs publics tardent à percevoir les enjeux de sexe dans ce mouvement. Parmi les slogans qui fleurissent : « Ni nonnes, ni bonnes, ni connes ! »

À l'hôpital, les infirmières sont largement soutenues par les cadres. « Avant 1988, c'était rare, souligne Martine Schachtel. Et comme les infirmières étaient moins autonomes qu'aujourd'hui, si les cadres n'aidaient pas, la mobilisation ne prenait pas. À Évry, je m'étais arrangée avec les chirurgiens pour laisser les infirmières manifester. Ils ont joué le jeu. »

Si la plupart des internes sont solidaires et acceptent d'accomplir les tâches infirmières, leurs aînés sont parfois plus réticents. À l'hôpital Lariboisière, à Paris, le Pr Armand Piwnica, chef du service de chirurgie cardiovasculaire, s'insurge : « Il est impensable de prendre les malades en otages ; (...) il est grand temps que la grève s'arrête. »(1) D'autres, comme le Pr Léon Schwartzenberg, apportent un soutien sans réserve au mouvement.

UNE ACCALMIE, JUSTE EN SURFACE

Du côté des pouvoirs publics, c'est la confusion. François Mitterrand donne l'impression de soutenir les infirmières, parle de « mouvement pour la dignité », sur fond de conflit politique avec Michel Rocard. Ce dernier, voyant que Claude Évin ne comprend pas les enjeux du mouvement, demande à Michèle André, secrétaire d'État chargée des droits des femmes, d'intervenir sur le dossier. « J'avais déjà dit qu'il ne fallait pas traiter ce mouvement comme le faisait Évin, se rappelle Michèle André, directrice d'hôpital de formation. Il fallait être attentif à l'exaspération d'une profession très largement féminine, qui avait du mal à concilier l'exercice avec la vie familiale. Les infirmières en avaient marre de se voir donner des ordres par les médecins, d'être des exécutantes. » Elle fait le tour des établissements, écoute les infirmières, rend un rapport au Premier ministre(2). « On a noté les problèmes logistiques, les inégalités entre les établissements. Dans l'immédiat, ça a calmé les esprits. Mais dans les faits, on a très peu tenu compte de mon rapport. »

L'accalmie est de courte durée. Un an plus tard, les infirmières sont à nouveau dans la rue, reprennent leurs mots d'ordre : les effectifs, les salaires. Elles démarrent la deuxième phase du mouvement, qui s'étirera, pour certaines irréductibles, jusqu'en 1996.

LES ILLUSIONS PERDUES

Presque vingt ans après, un mouvement comme celui de 1988 peut-il repartir ? Au fil des contestations, les infirmières ont réussi à revaloriser leur statut et leur niveau de rémunération. Symboliquement, elles ont aussi su faire évoluer l'image de leur profession. Difficile d'affirmer pour autant que le malaise à l'hôpital s'est dissipé ; si le combat s'est apaisé, c'est surtout faute de combattantes. « Plutôt que de manifester, de se mobiliser, les infirmières fuient vers d'autres professions, pense Martine Schachtel. Elles quittent l'hôpital dès qu'elles le peuvent. Elles ne sont pas satisfaites de la situation, mais elles ont perdu leurs illusions. »

(1) Marc Poissy, « Des médecins très partagés », Le Monde, 24 octobre 1988.

(2) Michèle André, Mission dialogue dans les hôpitaux, la Documentation française, novembre 1989.

En savoir plus

- Ras la seringue, histoire d'un mouvement, Alain Rebours, Martine Schachtel, Lamarre-Poinat, 1989.

- Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Daniele Kergoat, Françoise Imbert, Helène Le Doaré, Daniele Senotier, Lamarre.

- Journal d'une infirmière, Nicole Bénévise, Plon, 1993.

- Les automnes infirmiers, 1988-1992, dynamiques d'une mobilisation, Patrick Hassenteufel, l'Harmattan, 1993.

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