Bruno Palier : « Il faut modifier le mode de rémunération des prof essions libérales » - L'Infirmière Libérale Magazine n° 230 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 230 du 01/10/2007

 

Interview

Pour des raisons économiques, politiques et sociales, les dépenses de santé ne cessent d'augmenter et le déficit de l'Assurance maladie avec. Bruno Palier, chercheur au Cevipof, se penche sur le système social français. Sans concession.

Le déficit de l'Assurance maladie ne cesse de se creuser. Comment expliquer cela ?

Le niveau de déficit est tout d'abord fortement dépendant du niveau de croissance. En effet, quand la croissance est faible, la masse salariale n'augmente pas et les rentrées de cotisations sociales et de CSG sont donc insuffisantes. Or, depuis cinquante ans, les dépenses de santé augmentent très vite. En période de très forte croissance, les deux s'équilibrent ; mais lorsque la croissance est inférieure à l'augmentation des dépenses de santé, le déficit se creuse. Après l'accalmie de 1999-2000, nous nous trouvons depuis 2001-2002 dans cette situation.

La réforme de 2004 a permis de réduire ce déficit : 6 milliards en deux ans. Est-on sur la bonne voie ?

La réforme de 2004 est assez innovante : elle propose des réformes structurelles de l'offre de soins. Auparavant, le patient pouvait faire ce qu'il voulait, il était de toute façon remboursé. Une liberté préjudiciable à la maîtrise des dépenses de santé, ainsi qu'à la santé des patients. En effet, si celui-ci multiplie les visites, il risque de subir les mêmes examens plusieurs fois, ce qui est inutile ; de plus, il augmente les risques de maladies iatrogènes en multipliant les prises de médicaments sans qu'il y ait coordination entre les différents médecins qui les prescrivent. L'idée d'un parcours de soins est donc à la fois bénéfique pour la santé du patient et pour la santé financière du système.

Le parcours de soin permettra-t-il de faire des économies ?

À moyen terme, oui, dans la mesure où un certain nombre d'examens ne seront plus prescrits plusieurs fois. De plus, le dossier médical personnel (DMP), qui vise à rassembler l'ensemble des informations sur le passé médical du patient, permettra au médecin d'assurer un meilleur suivi. Ce système a prouvé son efficacité dans d'autres pays où le parcours de soins est beaucoup plus contrôlé.

Ces mesures ne semblent pourtant pas suffisantes...

La réforme de 2004 présente un principal défaut : elle insiste sur la responsabilité du patient, mais moins sur celle des médecins prescripteurs. Aujourd'hui encore, les professions libérales, infirmières ou médecins, sont rémunérées à l'acte. Ils sont donc incités à les multiplier pour augmenter leurs revenus - d'autant que le gouvernement, lui, ne revalorise pas trop les actes. Pour autant, comparées aux autres pays, les rémunérations de ces professions ne sont pas plus élevées, même légèrement inférieures en moyenne. Cette liberté garantie aux médecins et à d'autres professions médicales libérales génère plutôt de très fortes disparités de revenus. Par exemple entre ceux situés dans les communes où les patients sont relativement aisés, et d'autres exerçant dans des zones plus défavorisées, qui peinent à boucler leurs fins de mois. Il serait intéressant de leur dire : « Vous êtes au coeur du système, nous allons donc vous garantir une rémunération plus stable, voire meilleure pour une bonne moitié d'entre vous, en échange de quoi vous vous engagez à contrôler les prescriptions. »

Et les dépenses n'ont pas fini de grimper !

C'est une tendance naturelle de notre société, vieillissement de la population et progrès technologiques obligent. La question est donc de savoir comment financer cette augmentation. Deux options s'offrent à nous : soit on la prend en charge collectivement par un prélèvement type CSG, soit on décide que c'est un problème individuel et le surcroît d'augmentation des dépenses est alors financé par les individus.

Mais si l'on veut véritablement avancer, il faut aussi se poser la question d'une régulation collective des dépenses de santé. Il faudra selon moi faire preuve de pédagogie auprès des patients et des médecins afin qu'ils admettent qu'avec la même somme d'argent, on peut soigner mieux : cela exige de renoncer à un certain nombre de grands principes, notamment ceux de la médecine libérale et de la charte de 1927.

Nous devons parvenir à un double consensus : d'une part, sur le mode de rémunération des professions libérales ; d'autre part, en expliquant aux patients que leur liberté de choix ne repose sur rien de tangible en termes d'information.

En attendant, les particuliers sont mis à contribution... Ne risque-t-on pas un ras-le-bol ?

Le discours actuel est un discours de culpabilisation. Les Français vont surtout avoir l'impression qu'ils payent de plus en plus en étant de moins en moins bien remboursés pour la médecine ambulatoire. Ce qui ne correspond pas tout à fait la réalité : pour les maladies très graves, la Sécurité sociale continue de bien rembourser les soins et assure même une meilleure prise en charge qu'auparavant. Mais on risque effectivement une crise de légitimité par rapport au système, une remise en cause des mécanismes de solidarité. Aujourd'hui, avec les franchises de soins destinées à financer les plans Alzheimer et autres, on demande aux malades de payer pour d'autres malades, ce qui brise complètement la logique solidaire de notre système de santé.

Certains économistes prétendent d'ailleurs que ces franchises ne règleront rien.

Elles ne vont pas ralentir le rythme de l'augmentation des dépenses de santé : le système de paiement d'un ticket modérateur existe depuis longtemps, or on sait qu'il n'a jamais véritablement infléchi la tendance. De plus, on observe que dès que les dépenses de santé commencent à ralentir, les médecins lèvent un peu le pied dans les six mois qui suivent. Ce qui prouve bien que c'est du côté des prescripteurs qu'il faut intervenir.

Autre idée récurrente : taxer les bénéfices qu'engrangent les industries pharmaceutiques...

C'est un véritable débat. L'industrie pharmaceutique est en situation de faire pression sur le gouvernement en expliquant que si elle est trop taxée, elle délocalisera pour produire ses médicaments ailleurs et que la France perdra des emplois. Comme l'industrie pharmaceutique est puissante et bien représentée, il est difficile d'imaginer ce type de solution.

La protection sociale française peut donc encore être sauvée ?

Là n'est pas vraiment la question : on parle de crise de l'État providence et de catastrophe annoncée depuis trente ans, et pourtant, le système perdure. La question est de savoir si nous sommes capables de le transformer pour préserver les garanties de sécurité en matière de retraite, de maladie, tout en étant capable d'investir dans le futur.

Bruno Palier en quelques lignes

- Chargé de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po, docteur en sciences politiques et agrégé de sciences sociales, il travaille sur les réformes des systèmes de protection sociale en France et en Europe.

- 1994/98 : organise le programme de comparaison des systèmes de protection sociale en Europe de la MIRE (Ministère de l'emploi et solidarité)

- 1998/99 : Institut universitaire européen de Florence

- 2001 : Visiting Scholar au Center for European Studies de l'université Harvard

- 2003 : La réforme des retraites, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?

- 2004 : La réforme des systèmes de santé, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?

- 2005 : Gouverner la Sécurité sociale, 2e édition actualisée, Paris, PUF, Collection Quadrige.