Lutte contre le tabagisme : interdire suffira-t-il ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 234 du 01/02/2008 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 234 du 01/02/2008

 

Perspectives et enjeux

Avec l'entrée en vigueur de l'interdiction de fumer dans les bars et restaurants, un nouveau cap vient d'être franchi dans la lutte contre le tabagisme. Pas sûr, cependant, que cette mesure se traduise par une baisse de la consommation de cigarettes. Dans ce domaine, les professionnels de santé doivent aujourd'hui prendre le relais.

C'est l'aboutissement d'un long processus, entamé en 1976 avec l'adoption de la première loi de lutte contre le tabagisme. Le 1er janvier dernier, en application du décret du 15 novembre 2006, les débits de boissons et de tabac, les hôtels, restaurants, casinos, cercles de jeux et discothèques sont devenus entièrement non-fumeurs, rejoignant ainsi tous les autres lieux à usage collectif (entreprises, établissements de santé, transports en commun, écoles, collèges et lycées), interdits de cigarette depuis le 1er février 2007.

La France serait-elle définitivement entrée dans une nouvelle ère ? Pour Gérard Audureau, président de l'association Droit des non-fumeurs, qui milite pour la protection de la population contre la fumée du tabac, cette nouvelle réglementation est en tout cas le signe d'une meilleure acceptabilité sociale des mesures anti-tabac : « La nocivité du tabac et la nécessité de s'en protéger font aujourd'hui partie de l'inconscient collectif. C'est la fin d'un siècle entier où la cigarette a été survalorisée. »

Si l'on en croit un sondage réalisé en juillet 2007 par l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), la fréquentation des lieux de convivialité pourrait même augmenter avec l'interdiction de fumer, y compris chez les clients fumeurs. Un phénomène constaté dans d'autres pays européens, comme le Royaume-Uni, la Suède ou l'Italie, qui ont d'ores et déjà banni la cigarette des lieux publics.

IMPACT SANITAIRE

Il faut dire que ce durcissement réglementaire vise d'abord à protéger la population contre les risques liés au tabagisme passif. Or, dans ce domaine, les connaissances ont beaucoup progressé ces dernières années. On sait aujourd'hui avec certitude que l'exposition à la fumée de tabac augmente les risques de cancer du poumon et d'accidents cardio-vasculaires, et aggrave des pathologies comme l'asthme. Selon le ministère de la Santé, 5 000 non-fumeurs meurent ainsi prématurément chaque année de maladies provoquées par le tabagisme passif. L'article 8 de la Convention cadre pour la lutte anti-tabac de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) précise d'ailleurs clairement que « l'exposition à la fumée de tabac entraîne la maladie, l'incapacité et la mort ».

Grâce à l'entrée en vigueur, le 1er février 2007, du premier volet du décret interdisant de fumer dans les lieux publics, les risques liés au tabagisme passif ont déjà considérablement diminué. Selon l'Office français de prévention du tabagisme, le pourcentage de salariés affirmant travailler dans des lieux non-fumeurs est passé de 42 % en janvier 2007 à 78 % en avril. Mais, comme le rappelle le professeur Bertrand Dautzenberg, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière et vice-président de l'Alliance contre le tabac, cette interdiction ne s'est pas traduite, pour l'instant, par une réelle amélioration de la santé des Français : « Il faut bien voir que l'essentiel du tabagisme passif subsistait dans les bars et restaurants, où les salariés étaient exposés, pendant des durées très longues, à une pollution colossale, sans commune mesure avec celle des entreprises classiques. »

L'interdiction de fumer dans ces établissements devrait donc avoir un impact sanitaire bien plus considérable, avec notamment une baisse des accidents cardiovasculaires. En Écosse, où la cigarette est prohibée dans les lieux publics depuis 2006, une recherche s'est penchée sur les fonctions respiratoires de 135 barmans non-fumeurs, avant et après l'interdiction de fumer. Résultats : si 79,2 % des serveurs souffraient de symptômes respiratoires avant l'interdiction, ils n'étaient plus que 46,8 % à se plaindre de tels troubles deux mois après...

baisse de la consommation

Mais il n'y a pas que le tabagisme passif. Même si leur nombre a chuté entre 2003 et 2006, à la suite des hausses répétées du prix du tabac, la France compte toujours près de 15 millions de fumeurs. Un tiers des personnes de 12 à 75 ans fume, ne serait-ce que de temps en temps, ce qui est à l'origine de 60 000 décès par an. Or, « la première phase d'interdiction de fumer dans les lieux publics n'a entraîné qu'une très légère baisse de la consommation de tabac, au moment de l'entrée en vigueur du décret. Par la suite, les courbes ont vite remonté », regrette Bertrand Dautzenberg, pour qui le durcissement réglementaire doit aujourd'hui se doubler de nouvelles mesures d'aide à l'arrêt.

Selon le ministère de la Santé, 59 % des fumeurs déclarent en effet avoir envie d'arrêter de fumer, mais en l'absence d'aide, peu parviennent définitivement à franchir le pas. Le remboursement par l'Assurance maladie, depuis 2007, des substituts nicotiniques (dans la limite de 50 euros par an et par bénéficiaire, soit environ un tiers du traitement), constitue à cet égard un progrès considérable. Mais pour Bertrand Dautzenberg, la remotivation des arrêts passera aussi par une meilleure implication des professionnels de santé dans la prise en charge du tabagisme : « Les dentistes, par exemple, devraient être encouragés à faire de la prévention et autorisés à prescrire des produits d'aide à l'arrêt », estime-t-il.

500 CONSULTATIONS EN FRANCE

Acteurs de santé de proximité, les infirmières ont évidemment un rôle central à jouer dans ce domaine. Le métier d'infirmière tabacologue, accessible par le biais d'un diplôme inter-universitaire en tabacologie (un an de formation), s'est d'ailleurs beaucoup développé ces dernières années. Ces professionnelles exercent essentiellement dans les 500 consultations en tabacologie recensées en France, où elles réalisent des consultations d'aide au sevrage tabagique. Comme les médecins tabacologues, elles voient les patients de manière rapprochée, pendant au moins six mois, pour les aider à ajuster leur stratégie comportementale et les guider dans la prise de substituts nicotiniques. Elles peuvent également se rendre au chevet des patients hospitalisés, soit pour les aider à faire face au manque lorsqu'ils ne peuvent fumer du fait d'une immobilisation, soit pour les accompagner à l'arrêt lorsqu'ils sont hospitalisés pour une pathologie induite par le tabagisme.

LIBÉRALES... ET TABACOLOGUES ?

Avec l'essor des consultations en tabacologie - la circulaire du 29 novembre 2006, relative à l'interdiction de fumer dans les lieux à usage collectif, prévoit de doubler leur nombre - cette spécialité devrait encore se développer. Mais l'implication des infirmières dans la lutte contre le tabagisme ne prendra toute son ampleur que lorsque leur statut et leur travail seront enfin valorisés. À l'heure actuelle, une infirmière diplômée en tabacologie n'est toujours pas en mesure de prescrire elle-même des substituts nicotiniques. Pire, les actes infirmiers en tabacologie ne bénéficient pas de reconnaissance officielle. Dans certains établissements, la consultation infirmière spécialisée est donc cotée AMI 3, alors que dans d'autres, on ne prend même pas la peine de la distinguer d'autres actes médicaux !

La situation est plus problématique encore en ville, où l'absence de cotation de la consultation infirmière rend quasiment impossible l'investissement des libérales dans la spécialité. Une vraie occasion manquée pour les patients, si l'on considère le succès des prises en charge pour sevrage tabagique en médecine de ville (environ 84 000 consultations par semaine début 2003).

Certaines infirmières libérales ont néanmoins la possibilité de participer à la lutte contre le tabagisme via les réseaux de santé*. En Gironde, le réseau "addictions" Agir 33 s'apprête ainsi à lancer une expérimentation d'éducation thérapeutique, au cours de laquelle des libérales seront amenées à accompagner des patients vers le sevrage tabagique. Ces professionnelles bénéficieront d'une formation à l'éducation thérapeutique et aux conduites addictives, et toucheront une rémunération forfaitaire pour chaque prise en charge. Les initiatives de ce genre gagneraient évidemment à se développer, si l'on veut que les infirmières libérales prennent elles aussi leur part dans le combat contre la cigarette.

* Selon le pôle de ressources national sur les conduites addictives, il existe 49 réseaux "addictions" en France, mais seulement deux réseaux spécialisés en tabacologie : le réseau Tab'agir, en Bourgogne, et le Réseau santé ou tabac, en Eure-et-Loire (RST 28).

Entretien

Gilles Héno, président de l'Association française des infirmières tabacologues (Afit) « Pour se lancer, mieux vaut s'appuyer sur une structure »

- Le métier d'infirmière tabacologue est en plein d'essor. Comment expliquer ce phénomène ?

Les récentes lois sur l'interdiction de fumer dans les lieux publics, en amenant la lutte contre le tabagisme sur le devant de la scène, ont sans doute joué un rôle dans le développement de la discipline. Mais cet engouement s'explique surtout par l'intérêt grandissant des infirmières pour la prévention. Elles ne se contentent plus d'être des techniciennes et désirent s'investir davantage dans le champ de la santé publique. Ce phénomène correspond d'ailleurs à un mouvement plus global de transfert de tâches des médecins vers les infirmières, préconisé par le rapport Berland, paru en 2003. On a besoin des infirmières aujourd'hui pour faire face aux nouvelles problématiques de santé publique.

- Que dire aux infirmières qui souhaitent se spécialiser ?

S'engager dans la lutte contre le tabagisme est passionnant. C'est une spécialité nouvelle, donc il y a beaucoup à créer et à apporter. Mais c'est également une activité très valorisante, car l'impact de l'arrêt du tabac sur la santé est énorme et présente un rapport coût/efficacité nettement plus intéressant que la plupart des traitements. À chaque fois que l'on parvient à accompagner quelqu'un jusqu'à l'arrêt, c'est donc une satisfaction immense ! Néanmoins, il est déconseillé de se lancer dans la spécialité sans avoir déjà un projet professionnel et une structure sur laquelle s'appuyer. Sinon, on risque de ne pas pouvoir exercer, ce qui est très frustrant.

- Comment faire lorsqu'on exerce en libéral ?

Malheureusement, il n'existe pas, à ce jour, de cotation pour la consultation infirmière, donc pas de moyen de valoriser les prises en charge en tabacologie. En établissement, on s'en sort en s'appuyant sur le budget général, mais en libéral, c'est plus difficile. C'est vraiment dommage, car la lutte contre le tabagisme est un combat qui devrait mobiliser tous les professionnels de santé... Dans l'attente d'une éventuelle reconnaissance de la consultation infirmière, les libérales peuvent néanmoins jouer un rôle considérable dans la lutte contre le tabagisme, en posant systématiquement à leurs patients fumeurs la question suivante : « Souhaiteriez-vous arrêter de fumer ? » Cette question, qui explore le désir des patients et ouvre le dialogue, est à l'origine de nombreux arrêts spontanés. En termes de santé publique, l'impact pourrait être énorme.

Contact téléphonique Afit : 02 97 01 47 26.

Témoignage

Francine Rigaud, 56 ans, infirmière libérale tabacologue à Auxerre (89) « Un potentiel à utiliser »

- Avant d'exercer en libérale, j'ai travaillé dans un service de pneumologie, où j'ai été frappée par les désastres du tabac sur l'organisme. Avec mon mari, qui est médecin de santé publique, nous avons souhaité approfondir nos connaissances dans ce domaine et acquérir des outils pour aider les gens à arrêter. En 2003, nous avons donc passé ensemble notre diplôme interuniversitaire de tabacologie.

- Depuis, chaque fois que je rencontre un patient qui fume, je lui demande s'il a déjà pensé à arrêter. Si je ne le sens pas prêt à franchir le pas, je n'insiste pas, mais s'il manifeste le désir d'aller plus loin, je lui offre mon aide. Je lui propose de tester sa dépendance au tabac et de mesurer le taux de monoxyde de carbone dans l'air qu'il expire. Je peux ensuite l'orienter vers un centre spécialisé dans le sevrage tabagique ou vers un médecin généraliste, afin qu'il lui prescrive des substituts nicotiniques.

- En tant qu'infirmière libérale, je pense être particulièrement bien placée pour aborder le problème du tabagisme avec les patients. Je passe du temps chez eux. Je les vois sur le long terme, dans leur environnement quotidien, ce qui permet d'installer une vraie relation et d'approfondir les choses. Malheureusement, en l'absence de reconnaissance de la consultation infirmière, je ne peux pas valoriser cette activité, même si je possède exactement le même DIU que mon mari médecin !

- Heureusement, le département de l'Yonne s'est doté d'un réseau de santé en tabacologie, Tab'agir, au sein duquel je peux réaliser des consultations de sevrage tabagique rémunérées. L'accompagnement comprend cinq consultations, la première rémunérée 30 euros et les suivantes 20 euros. J'anime également des ateliers de groupe dans les entreprises et j'interviens dans les collèges et les lycées. Il faudrait que toutes les infirmières puissent s'investir ainsi dans le champ de la santé publique. Il y a un vrai potentiel à utiliser !

Contact : Réseau Tab'agir, 25 rue du Clos, 89000 Auxerre. Tél : 03 86 52 33 12.

Sites ressources

- http://www.tabac-info-service.fr : une rubrique est réservée aux professionnels de santé, avec des outils à télécharger (guide Tabac, ouvrons le dialogue, dossier de consultation en tabacologie, livret d'accompagnement des patients, affichettes de salle d'attente...) et des renseignements sur les formations en tabacologie.

- http://www.oft-asso.fr : le site de l'Office français de prévention du tabagisme (OFT) propose un annuaire des consultations en tabacologie.

- http://www.ameli.fr : pour connaître les modalités de prise en charge des substituts nicotiniques et la liste des traitements remboursables.

Soignants... et fumeurs !

- Acteurs de premier plan dans la lutte contre le tabagisme, les professionnels de santé n'en sont pas moins des fumeurs (presque) comme les autres. Lors de la Journée mondiale sans tabac 2005, l'Organisation mondiale de la santé avait d'ailleurs encouragé les soignants à montrer l'exemple, en réduisant eux-mêmes leur consommation de tabac.

- En France, la dernière étude en date sur la prévalence du tabagisme des personnels hospitaliers, réalisée en 2003, faisait apparaître 24 % d'hospitaliers fumeurs, contre 30 % dans la population générale : « La situation a beaucoup évolué depuis, donc ces chiffres ne sont plus pertinents, estime Jean-Patrick Deberdt, responsable des programmes au Réseau hôpital sans tabac, qui agit pour la prévention et la prise en charge du tabagisme en milieu hospitalier. Mais ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que chez les hospitaliers comme dans la population générale, la prévalence du tabagisme varie en fonction du niveau de formation initiale - un médecin fumera moins qu'une infirmière, qui fumera moins qu'un brancardier - et avec l'âge. »

- Avec l'entrée en vigueur, le 1er février 2007, de l'interdiction totale de fumer dans les établissements de santé, de nombreux hôpitaux ont mis en place des aides au sevrage tabagique pour les professionnels de santé, en subventionnant notamment les traitements par substituts nicotiniques. Le réseau Hôpital sans tabac a également élaboré un référentiel "Écoles de santé sans tabac", afin d'aider les centres de formation à mener des actions de prévention et de prise en charge du tabagisme auprès des étudiants. Ces derniers fournissent en effet le plus gros contingent de fumeurs chez les professionnels de santé...