Burn-out Réagir avant l'épuisement - L'Infirmière Libérale Magazine n° 236 du 01/04/2008 | Espace Infirmier
 

L'infirmière libérale magazine n° 236 du 01/04/2008

 

Dossier

Fatigue, maux de dos, agressivité, perte d'attention... Inutile de faire l'autruche : lorsque ces différents symptômes s'installent dans le quotidien des libérales, le burn-out n'est jamais très loin. Et s'il était temps de réagir ?

Il y a d'abord les signes somatiques : troubles digestifs, céphalées, fatigue, maux de dos, rhumes à répétition... Il y a aussi les changements de comportement, parfois à peine perceptibles : « On commence à manquer d'attention envers l'autre et à avoir des réactions agressives ou violentes, explique Pierre Canouï, pédopsychiatre à l'hôpital Necker, à Paris. On fait de petites erreurs techniques, des maladresses. On se met à prendre des psychotropes ou à boire plus d'alcool. Bref, on ne réagit plus tout à fait comme avant. »

Contrairement aux idées reçues, le syndrome d'épuisement professionnel - plus communément appelé "burn-out" - ne se manifeste pas du jour au lendemain. C'est souvent par un ensemble de petits symptômes physiques, psychiques et comportementaux non spécifiques, qu'il fait insidieusement son apparition dans la vie des soignants : « Lorsque l'on finit effectivement par craquer, on se rend souvent compte que le malaise était présent depuis longtemps déjà », poursuit Pierre Canoui.

C'est dans les années 1970, aux États-Unis, que des soignants exerçant auprès de toxicomanes ont commencé à utiliser ce terme, issu de l'aérospatiale, dans leur environnement professionnel. Ils exprimaient par là le sentiment que leurs ressources internes s'étaient consumées, et qu'ils n'avaient plus l'énergie de s'occuper des patients difficiles, telle une fusée qui, après avoir brûlé tout son carburant, menacerait d'exploser. Un phénomène formalisé ensuite par des psychologues comme Herbert Freudenberger, pour désigner une impression de fatigue morale spécifique à la relation d'aide, et dépassant le simple stress professionnel.

DÉSHUMANISATION

Première manifestation concrète du syndrome d'épuisement professionnel : l'assèchement émotionnel. Le soignant a le sentiment d'être "vidé", aussi bien sur le plan physique que psychique, par les relations qu'il entretient avec ses patients et ses collègues. Crises de larmes, irritabilité, colère : le seuil de saturation émotionnelle est atteint et le soignant devient incapable de donner. Cela aboutit progressivement à une déshumanisation de la relation à l'autre.

Pour se protéger, le soignant épuisé met de la distance entre le malade et lui. Il devient froid, fuyant, cynique, et un risque de maltraitance apparaît : « C'est par exemple une infirmière libérale, auparavant calme et posée, qui se met à avoir des idées choquantes, du style : "Ah, si Mme Untelle pouvait mourir, je pourrais me lever plus tard demain", remarque Françoise Boissières, infirmière et formatrice en gestion du stress. Cela peut d'ailleurs aller jusqu'à la maltraitance effective, par exemple lorsque l'infirmière prétend avoir fait un soin qu'elle n'a pas effectué... »

La dernière caractéristique du burn-out, le sentiment de perte d'accomplissement au travail, découle logiquement des deux premières. La détérioration de la relation au patient est telle qu'elle entraîne une dépréciation professionnelle : « Le burn-out, c'est d'abord la relation à l'autre qui est malade, donc le coeur du métier de soignant qui est touché. Pour le professionnel, la souffrance est double : non seulement il va mal, mais en plus il souffre de mal faire son travail », explique Pierre Canoui, pour qui le syndrome d'épuisement professionnel se distingue ainsi de la dépression, « laquelle envahit tous les domaines de la vie, et pas seulement le travail ».

UN HANDICAP : L'ISOLEMENT

Selon l'étude européenne Presst-Next sur la santé et la satisfaction des soignants au travail, publiée en 2004, 29,8 % des infirmiers exerçant en établissement se disent épuisés physiquement, et 28,8 % épuisés émotionnellement. Si aucune statistique de ce type n'existe pour les infirmières libérales*, ces dernières ne sont évidemment pas épargnées par le phénomène : « Il suffit de consulter les nombreux messages postés sur les forums infirmiers pour s'apercevoir de leur désarroi », note Brigitte Femenia, responsable du site Internet http://www.l-idel.net.

Fortes amplitudes horaires, déplacements constants, transports de charges lourdes, pression administrative : les libérales doivent en effet faire face, comme leurs collègues hospitalières, à des conditions de travail souvent pénibles, tout en composant avec un handicap supplémentaire : l'isolement. « La plupart des libérales ont quitté l'hôpital avec la nostalgie du travail en équipe et du soutien qu'il leur apportait, explique Alain Vilbrod, maître de conférence en sociologie à l'université de Bretagne occidentale. Elles souffrent donc de se retrouver seules à gérer des situations parfois très dures. »

Une solitude d'autant plus difficile à assumer que les prises en charge n'ont cessé de s'alourdir avec le virage ambulatoire de ces quinze dernières années. Le poids des responsabilités, lié à la nécessité de prendre de façon autonome des décisions de plus en plus complexes, s'est intensifié, sans que les possibilités d'échange entre collègues aient augmenté en conséquence : « Le soutien des réseaux ou des groupes de parole reste somme toute assez rare et ne touche souvent que les infirmières les plus averties, remarque Alain Vilbrod. Quant aux cabinets de groupe, ils ne permettent pas toujours de trouver le secours attendu : entre collègues qui ont tous la tête dans le guidon, la solidarité a forcément ses limites ! »

"TROMPE-LA-MORT"

Parce qu'elles pénètrent au plus près de l'intimité de leurs patients, les libérales ont également plus de difficulté que les salariées à trouver la juste distance émotionnelle : « Même si elles se disent capables de faire le vide face aux situations difficiles, elles s'attachent forcément à leurs patients », note Françoise Boissières.

Un phénomène qui les rend plus perméables à la fatigue psychique, mais qui les entraîne aussi, bien souvent, à se surinvestir dans leur travail : « Le gros problème des libérales, c'est qu'elles ont du mal à dire "non". Même lorsqu'elles sont débordées ou épuisées, elles vont accepter de nouveaux patients ou rendre des services qui dépassent leurs attributions. Au final, elles se mettent elles-mêmes en burn-out. »

Alors qu'elles se plaignent constamment de travailler trop, les libérales auraient au fond, selon Alain Vilbrod, une plus grande maîtrise de leur activité qu'elles veulent bien le faire croire, mais seraient incapables de s'imposer des limites. Le manque de reconnaissance financière des actes infirmiers, qui oblige nombre d'entre elles à multiplier les prises en charge pour s'assurer un revenu correct, n'est bien sûr pas étranger à ce phénomène. Mais il n'explique pas tout : « Les libérales font aussi preuve d'un rapport curieux à la fatigue et à la maladie, constate Alain Vilbrod. Toujours promptes à citer des collègues qui en ont "trop fait", elles n'hésitent pas à s'auto-décerner des médailles pour avoir assuré leur tournée avec 40° de fièvre ou à la veille de leur accouchement. Elles sont dans le déni constant des atteintes qu'elles subissent. »

En établissement, ce comportement de "trompe-la-mort" peut être repéré par les collègues ou la cadre de santé, qui donnent alors l'alerte. « En libéral, c'est évidemment plus difficile, remarque Françoise Boissières, d'abord parce qu'on exerce souvent seul, mais aussi parce que les collaborateurs choisissent parfois la politique de l'autruche, pour éviter de provoquer un arrêt maladie qui les obligerait à assumer le double du travail ! »

La difficulté à trouver facilement des remplaçants, le manque à gagner financier en cas d'arrêt maladie, mais aussi les scrupules à laisser tomber une clientèle souvent dépendante du passage journalier de l'infirmière, expliquent encore cette incapacité à s'arrêter à temps : « Résultat : les libérales continuent souvent à travailler malgré la fatigue, parfois à grands renforts de médicaments, et jusqu'à ce que leur corps les lâche », note Alain Vilbrod.

RETOUR SUR SOI

En libéral, comme en établissement, l'épuisement professionnel n'est pourtant pas une fatalité. « C'est d'abord un signe que nous envoie notre corps pour nous dire : "Stop, tu as dépassé tes capacités de ressourcement, il faut réagir", explique Pierre Canoui. Avant que le burn-out ne se mue en une maladie, comme la dépression, il convient donc de se saisir de cette alerte pour faire un retour sur soi et remobiliser ses ressources personnelles. » Un travail qui passera aussi bien par la formation que par la psychothérapie, le coaching ou la relaxation. Dans ses ateliers de "redynamisation des ressources", Françoise Boissières encourage ainsi les libérales à vivre leur métier autrement : « Cela consiste d'abord à trouver la bonne distance vis-à-vis de son travail, c'est-à-dire à apprendre à dire "non" et à accepter de passer le relais. C'est également savoir accorder davantage de temps aux activités personnelles, notamment au travail manuel, qui permet de se recréer. »

Comme le rappelle Marc Loriol, chercheur au CNRS et spécialiste du stress au travail, ce retour sur soi, pour être efficace, doit se doubler systématiquement d'une réflexion sur la dimension collective et organisationnelle du travail : « Même en libéral, où l'infirmière est apparemment seule maîtresse de son agenda, l'épuisement professionnel ne s'explique pas seulement par des facteurs individuels, rappelle-t-il. On voit bien que d'un département à l'autre, les tensions varient en fonction de l'organisation du système de soins. »

Le développement d'une activité syndicale ou la participation à des groupes de parole, qui permettront de mieux appréhender cette dimension collective, peuvent donc être une façon de réagir au burn-out. La réorganisation des tournées avec l'aide des collègues et des patients, la mise en réseaux des compétences, la recherche de relais pour les tâches administratives, le travail en cabinet ou le regroupement en association, bref, toutes les formes de solidarités collectives doivent également être mises à profit : « On voit bien que les libérales les plus épargnées par le burn-out sont celles qui exercent à quatre ou cinq dans un cabinet, note Françoise Boissière. Cela leur permet de travailler moins le week-end et de prendre des vacances, mais aussi de partager constamment leurs difficultés et leurs émotions. »

* Dans le cadre du rendez-vous 2008 sur les retraites, la Carpimko a lancé une étude sur la pénibilité des cinq métiers qui lui sont rattachés, dont celui d'infirmière libérale. Les résultats devraient être publiés dans les prochaines semaines.

Témoignage

« Cela m'est tombé dessus brutalement »

Pascale Orcellet, infirmière libérale à Taravao (Tahiti)

« Je me suis retrouvée en burn-out il y a deux ans, après plus de vingt ans de carrière en libéral. Tout à coup, je ne me suis plus sentie à la hauteur. Impossible de me reprendre, impossible de trouver le sommeil et de faire face à mes patients. J'ai dû tout lâcher pendant quelques jours. Six mois auparavant, j'avais commencé à ressentir un certain malaise, mais je ne pensais pas que j'en arriverais là. Cela m'est tombé dessus brutalement. Rien que d'y penser, j'en ai encore la chair de poule ! Toute la difficulté pour nous, libérales, est de vouloir faire plaisir à trop de monde en même temps sans savoir dire "non". Nous avons parfois du mal à comprendre où s'arrête notre rôle et à nous y tenir. Nous avons tendance aussi à travailler beaucoup trop : 38 à 40 heures par semaine, cela devrait être un maximum, papiers compris... En ce qui me concerne, j'ai eu la chance d'avoir un mari très patient et une vie familiale stable. Cela m'a permis de remonter la pente. J'ai cédé mon cabinet niçois à mes collègues et je suis partie à Tahiti, où j'exerce aujourd'hui à mi-temps. »

Témoignage

« Un rythme de travail infernal »

Christelle Garello, 35 ans, infirmière libérale à Nice (Alpes-Maritimes)

« Avant de me mettre en arrêt maladie, en janvier 2007, j'intervenais comme libérale en maison de retraite. Pour subvenir correctement aux besoins de ma famille, j'étais entrée dans un rythme de travail infernal. Je me levais à 6 heures du matin et j'enchaînais les toilettes... Comme j'avais malgré tout le souci de bien faire, j'essayais de consacrer du temps à chaque patient. Au bout d'un certain temps, j'ai commencé à avoir mal au dos et au bras, et à souffrir d'insomnie. Mais je ne voulais pas reconnaître que j'allais mal. Il a fallu le suicide d'une collègue pour que je me résolve à m'occuper de moi. On m'a diagnostiqué une hernie discale et une tendinite à l'épaule, et à partir de là, ça a été l'engrenage. L'assurance a refusé de m'indemniser totalement, en prétendant que je pouvais reprendre le travail à temps partiel. J'ai donc eu de gros problèmes financiers. Dans le même temps, j'ai dû subir les critiques de mes associés, qui s'impatientaient. Aujourd'hui, je suis en dépression sévère et en procès avec mon assurance. J'ai le dégoût complet de mon métier. »

Interview

« Il faut développer les liens ville/hôpital »

Madeleine Estryn-Béhar, médecin du travail à l'AP-HP et responsable de l'étude Presst-Next sur la santé et la satisfaction des soignants au travail.

Les libérales sont-elles plus exposées au burn-out que leurs collègues hospitalières ?

Le problème des libérales, c'est l'isolement. On sait en effet que pour lutter contre le burn-out, les temps de débriefing en équipe sont importants, car ils permettent de valoriser le travail effectué. Néanmoins, chez les libérales, les effets de l'isolement sont contrebalancés par la possibilité de réaliser des prises en charge plus globales et moins morcelées qu'à l'hôpital.

Comment lutter contre l'isolement des libérales ?

En structurant le passage de témoin entre la ville et l'hôpital. Lorsque des patients sortent de l'hôpital avec des pathologies complexes, il faut organiser des temps de transmission, et mettre en place des aides techniques et relationnelles. Le fait, pour les libérales, de travailler en cabinet de groupe ou en maison de santé, avec des temps de coordination et de soutien psychologique, peut aussi être une solution.

ANALYSE

ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES De nouvelles solidarités

Pour ne plus affronter seules les difficultés du quotidien, les libérales sont de plus en plus nombreuses à chercher du soutien dans les associations professionnelles. À Nice, Argil 06 constitue ainsi pour ses membres un véritable réseau de solidarités qui leur permet, via une permanence téléphonique et des échanges de mails, de trouver facilement des remplaçants ou des collaborateurs, et de passer le relais à leurs collègues lorsqu'un patient pose problème : « L'un des objectifs initiaux, quoique non affiché, de notre réseau, c'était de créer du lien entre les professionnels pour prévenir ce burn-out », reconnaît son président, David Guillon. Le succès de ces associations doit évidemment beaucoup aux nouvelles technologies, qui démultiplient les possibilités d'échange : « Lorsque mon associée est tombée malade, j'ai envoyé un mail de détresse au réseau Sidéral santé et j'ai reçu des dizaines de propositions de remplacement, mais aussi plein d'encouragements de personnes que je ne connaissais même pas », raconte Sylvie Alcaïde, infirmière libérale à Toulouse. Une solidarité tout sauf virtuelle donc, qui se déploie aussi sur les nombreux forums qui fleurissent sur le net : « Ces espaces libèrent la parole et favorisent l'entraide, explique Brigitte Femenia, responsable du site http://www.l-idel.net. Les professionnels qui ont été en burn-out aident leurs collègues en difficulté à remonter la pente. Ainsi, on n'est plus jamais seul avec ses problèmes. »

Repères

Les médecins aussi

• Selon une enquête réalisée en 2007 par l'Union régionale des médecins libéraux d'Île- de-France, plus d'un médecin sur deux se sentirait menacé par le burn-out. Parmi les causes évoquées : l'excès de paperasseries (63 %) et les contraintes collectives (45,6 %).

• Les premiers résultats de l'enquête nationale Sesmat sur la santé et la satisfaction des médecins au travail, engagée en 2007, montrent que 65,2 % des médecins hospitaliers ne sont pas satisfaits du soutien psychologique qu'ils reçoivent et que 51 % se plaignent de leurs conditions physiques de travail.

EN SAVOIR +

À LIRE

- Le burn-out, Pierre Canoui, Aline Mauranges, Éditions Masson, 2004.

- La construction sociale de la fatigue au travail : l'exemple du burn-out des infirmières hospitalières, Marc Loriol, dans Travail et Emploi n° 94, avril 2003.

- Les soignants face au stress, Françoise Boissières, Éditions Lamarre, 2002.

- Le métier d'infirmière libérale : portrait sociologique d'une profession en pleine mutation, Florence Douguet, Alain Vilbrod, Seli Arslan, 2007.

- Stress et souffrance des soignants à l'hôpital, Madeleine Estryn-Béhar, éd. Estem, Paris, 1997.

sur internet

- Renseignement sur les formations proposées par Françoise Boissières : formatous@wanadoo.fr et au 06 82 29 33 53.

- Les résultats de l'enquête Press Next sont disponibles sur le site : http://www.presst-next.fr/presst/