Surdosages, gâchis... trop, c'est tr op - L'Infirmière Libérale Magazine n° 241 du 01/10/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 241 du 01/10/2008

 

Médicaments

Dossier

Au domicile de patients, l'amoncellement des stocks de médicaments soulève de nombreuses questions. Pour les infirmières libérales, il y a assurément de nouveaux débouchés à trouver. Et un formidable défi à relever.

DOSSIER RÉALISÉ PAR STÉPHANIE LAMPERT

ILLUSTRATIONS JACQUES GUILLET.

Des boîtes d'antalgiques par dizaines dans la commode du salon, des kilomètres de pansements sur les étagères de la salle de bains, des somnifères qui s'amassent dans la table de nuit, des flacons d'insuline plein le frigo... Lorsqu'elles pénètrent pour la première fois au domicile d'un patient, les infirmières libérales se retrouvent souvent face à un spectacle inquiétant... et désolant !

« Les stocks de médicaments amassés par les patients, au fil des ans et des ordonnances, sont parfois phénoménaux, confirme Céline Schmitt, libérale à Varennes-Vauzelles, dans la Nièvre. On trouve de tout, en particulier des anxiolytiques, des laxatifs et des antalgiques. La plupart sont périmés avant même d'avoir été entamés. »

En 2004, dans les Deux-Sèvres, un groupe de médecins généralistes et de pharmaciens a ainsi entrepris d'inventorier les médicaments accumulés dans les armoires à pharmacie familiales : « L'idée est venue des patients eux-mêmes, qui étaient préoccupés par les stocks qui se formaient chez eux », explique Jean Gautier, médecin généraliste et promoteur du projet.

SYNDROME «POST-GUERRE»

L'étude, financée notamment par le Fonds d'aide à la qualité des soins de ville (FAQSV), a porté sur 600 pharmacies familiales. Résultat : chaque foyer stockait en moyenne 50 boîtes de médicaments, pour une valeur de 210 euros. 48 % des boîtes étaient quasiment pleines. Plus inquiétant : un quart des médicaments n'avait plus de notice et dans 80 % des cas, le rangement n'était pas sécurisé...

Dans un mémoire de santé publique sur la prévention des accidents iatrogènes à domicile*, publié en 2006, David Guillon, président de l'association d'infirmiers libéraux Argil 06, cite lui aussi de nombreuses dérives de ce genre, photos à l'appui. Chez une patiente diabétique, le libéral a ainsi retrouvé une réserve d'environ deux ans et demi de matériel pour glycémie capillaire et injection d'insuline, le tout pour une valeur approximative de 1000 euros !

Un phénomène qui s'explique d'abord, selon lui, par le syndrome «post-guerre» : « Les personnes âgées, parce qu'elles ont connu des périodes de restrictions importantes, ont peur de manquer et font des réserves. Mais les médecins traitants, les pharmaciens et les laboratoires ont également leur part de responsabilité dans cette affaire ! »

Rares sont en effet les prescripteurs qui prennent la peine, avant de rédiger une ordonnance, d'évaluer les stocks dans l'armoire à pharmacie de leur patient, ou qui précisent dans quelles conditions renouveler les médicaments : « Les pharmaciens ne font pas davantage d'efforts : à partir du moment où un produit est prescrit, ils le délivrent, sans se poser plus de questions », regrette Jérôme Kern, infirmier libéral et formateur à Marseille, qui critique aussi le comportement irresponsable de certains patients : « Lorsqu'ils sont pris en charge à 100 %, ils ont tendance à réclamer tous les médicaments de l'ordonnance, comme si c'était un dû ! »

LES ANTALGIQUES, UN CAS TYPIQUE

Pour Céline Schmitt, le cas des antalgiques est typique : « Le médecin indique toujours une posologie maximum - par exemple «deux cachets trois fois par jour» - mais le patient n'en prendra que de temps en temps, lorsqu'il aura mal. Cela ne va pas l'empêcher pour autant d'aller chercher ses médicaments à la pharmacie tous les mois ! Récemment, j'ai ainsi retrouvé 80 boîtes de paracétamol chez une patiente... »

Les adaptations ou les changements de traitement «en cours de route», notamment chez les patients insulinodépendants, les hospitalisations et bien sûr les décès sont également source de nombreux gâchis. Pour les infirmières libérales soucieuses de la bonne gestion des dépenses de santé, c'est dans tous les cas un tourment. Une fois délivrés, difficile en effet de donner une seconde vie aux médicaments inutilisés !

« Il existe certes une pratique courante chez les infirmières, qui consiste à «dépanner» un patient avec le surplus de médicaments trouvé chez un autre, note Jean-François Négri, directeur de l'Institut de soins infirmiers supérieurs (Isis). Mais, même si l'on peut comprendre la logique de ce geste, il faut le bannir absolument, car il relève davantage du trafic de médicaments que de la bonne pratique professionnelle. »

ACCIDENTS IATROGÈNES

Plus de salut non plus du côté du système de recyclage Cyclamed, qui vient d'être réformé récemment. « Suite au décès de trois patients, je me suis retrouvée cet été avec 1 500 euros de médicaments sur les bras, raconte Anne Seiglan, présidente de l'Association des infirmières libérales du Languedoc entraide et soins (Ailles). Lorsque la pharmacienne m'a appris qu'elle ne pourrait plus les envoyer à des associations humanitaires, je me suis sentie complètement démunie. »

Les stocks de médicaments qui s'accumulent chez les patients ne posent d'ailleurs pas que des problèmes d'ordre économique. À domicile, l'absence fréquente de sécurisation des armoires à pharmacie, les mauvaises conditions de conservation des médicaments, la disparition des notices d'utilisation peuvent aussi être à l'origine de nombreux accidents iatrogènes. « Chez les patients souffrant de troubles psychiatriques ou du comportement, on sait que les risques d'automédication, de mélange et de surdosage augmentent lorsque les réserves de médicaments sont importantes », souligne David Guillon.

Un phénomène que l'on retrouve également chez certaines personnes âgées polymédiquées, « friandes de médicaments contre la douleur, de sirops, de pommades, qu'elles consomment sans penser qu'il pourrait y avoir des interactions avec leur traitement courant », explique Anne Seiglan. La mise en vente libre, en juillet dernier, de plus de 200 spécialités pharmaceutiques, dont les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), ne devrait d'ailleurs rien arranger à l'affaire...

SUIVI GLOBAL

Ce constat très négatif ne doit cependant pas masquer le rôle important que jouent aujourd'hui les infirmières libérales dans la gestion des médicaments à domicile. Comme l'a démontré David Guillon dans son mémoire, ces interventions, qu'elles soient axées spécifiquement sur les médicaments ou intégrées à une prise en charge plus globale, dépassent souvent la simple «administration et surveillance» de la prise de thérapeutiques, décrite dans l'AMI 1, pour s'étendre au tri et au rangement des médicaments, à la gestion des réserves et des renouvellements, à l'éducation des patients...

« Parfois, j'interviens juste pour la préparation d'un pilulier à la semaine, explique Sonia Mazou, libérale à Puymoyen, en Charente. Mais le plus souvent, parce que les personnes ne sont pas autonomes, j'assure un suivi plus global. » En plus de l'administration des médicaments, l'infirmière se charge ainsi d'appeler le médecin pour le renouvellement de l'ordonnance : « Je lui précise ce qu'il faut prescrire ou ne pas represcrire. Cela permet à la fois d'éviter les gâchis et de n'être jamais en rupture de stock. »

Grâce à la possibilité qui leur est désormais donnée de prescrire elles-mêmes certains dispositifs médicaux, les libérales se chargent aussi de gérer au plus juste les stocks de pansements : « Lorsqu'elles sont rédigées par les médecins, les ordonnances sont rarement adaptées aux plaies, constate Anne Seiglan. En prescrivant nous-mêmes les produits dont nous avons besoin, nous obtenons immédiatement ce qu'il nous faut pour travailler et nous évitons ainsi que des boîtes de compresses de toutes les tailles s'entassent chez les patients. »

APPROXIMATIONS

Dans ce domaine comme dans d'autres, les pratiques des libérales restent néanmoins très disparates. Lorsqu'il démarre une prise en charge, Jérôme Kern commence ainsi par faire l'inventaire de tous les médicaments éparpillés au domicile du patient : « Les surplus sont rangés ou rapportés à la pharmacie. Je garde uniquement à vue le traitement courant, afin de savoir où je vais. » De son côté, Céline Schmitt transporte tous les médicaments dans son cabinet et les redistribue au jour le jour à ses patients. Quant à Virgine Miro-Ladet, libérale à Montpellier, elle préfère demander aux familles de se procurer un «coffre fermé à clé», lorsqu'elle prend en charge des personnes désorientées.

« Attention aux approximations : elles pourraient avoir d'importantes conséquences sur le plan légal », prévient donc Jean-François Négri, qui rappelle que les médicaments des patients devraient toujours rester au domicile : « Seule la détention d'un petit stock de spécialités de première urgence est autorisée au cabinet, mais en aucun cas les traitements courants. On risquerait en effet d'être taxé d'exercice illégal de la pharmacie. »

Le même flou règne du côté des cotations. Du fait d'une carence dans la nomenclature des actes, nombre d'infirmières utilisent en effet l'AMI 1, pourtant limité à 15 jours, pour coter des suivis thérapeutiques au long cours. « Ce problème peut néanmoins être contourné grâce à l'AIS 3, via la DSI », estime Jérôme Kern, qui y voit aussi une façon de « valoriser l'ensemble du rôle propre infirmier ».

UNE QUESTION DE BON SENS

Quoi qu'il en soit, ces disparités sont d'abord le reflet du manque de reconnaissance et de lisibilité du rôle des infirmières libérales dans la gestion des thérapeutiques à domicile. D'où le combat mené par certains pour le structurer et le développer. Actuellement, David Guillon et l'association Argil 06 travaillent ainsi à un projet de «prévention tertiaire», tournée vers les patients présentant un risque d'accident iatrogène. Fondée sur l'AIS 4, cette intervention permettrait de faire un bilan des connaissances du patient concernant son traitement et d'évaluer ses comportements thérapeutiques. Dans un second temps, un accompagnement pourrait lui être proposé, portant entre autres sur la gestion des réserves de pharmacie.

« Si l'on systématisait ce type de prise en charge chez les patients diabétiques, on économiserait en moyenne 1 200 euros par an et par patient, sans compter les dépenses évitées grâce à la baisse des accidents iatrogènes », explique David Guillon, pour qui l'on permettrait dans le même temps aux infirmiers « d'affirmer leur rôle en matière de prévention et d'éducation ». Une question de bon sens, donc, et de nouveaux débouchés en perspective pour la profession.

* Rôle de l'infirmier à domicile auprès des personnes âgées, dans le suivi et la prévention tertiaire des accidents liés à une iatrogénèse médicamenteuse, David Guillon, Isis, 2006.

Témoignage

« Il faut rester vigilant »

Sophie, infirmière libérale dans la Nièvre

« Pour ma collègue et moi, la gestion des médicaments ne se limite pas à préparer les piluliers. Lorsque les personnes âgées n'ont pas d'aidants autour d'elles, nous nous chargeons aussi d'appeler le médecin pour le renouvellement des ordonnances et nous allons à la pharmacie chercher les médicaments. Quand nous trouvons du temps, il nous arrive aussi de faire du rangement dans les armoires à pharmacie. Lorsque nous avons des patients désorientés, nous plaçons parfois les boîtes hors de portée, afin d'éviter les accidents. Néanmoins, nous le faisons toujours en accord avec les familles et nous n'emportons jamais aucun médicament avec nous. De manière générale, la gestion des médicaments à domicile reste une affaire délicate. Entre les médecins, qui ne nous informent pas forcément des changements de posologie, les patients oublieux et les familles qui interfèrent entre eux et nous, il faut rester extrêmement vigilant. En cas de pépin, on a vite fait d'accuser l'infirmière ! C'est d'ailleurs pour cela que nous nous occupons des médicaments des patients uniquement dans le cadre de prises en charge plus globales. C'est la seule façon d'assurer une surveillance des patients au quotidien. »

Témoignages

« La prescription infirmière permet quelques progrès »

Fanette Texier, infirmière libérale à Lattes (Hérault)

« Du fait de l'arrêt ou de la modification d'un traitement, ou parce que les patients ne prennent pas les médicaments prescrits - c'est particulièrement fréquent pour les antalgiques - on retrouve de grandes quantités de médicaments inutilisés ou périmés dans les armoires à pharmacies. Pour remédier à cela, j'essaie de faire l'inventaire avant la visite du médecin et je liste les médicaments qu'il n'est pas nécessaire de renouveler. Pareil pour la pharmacie. Je regarde l'ordonnance du patient avant et je précise au pharmacien quels médicaments ne pas délivrer, ou en quelle quantité. Avant une visite chez un spécialiste, il m'arrive aussi de préparer une liste du traitement courant du patient. Dans ce domaine, la prescription infirmière permet quelques progrès, mais elle ne fait pas tout. Lors d'une première visite chez un patient soigné pour un pansement d'ulcère, par exemple, on va souvent trouver du sérum phy, des compresses et un rouleau d'adhésif prescrit par le médecin. Pas de quoi faire un pansement dans de bonnes conditions ! On est donc obligé de prescrire nous-mêmes des sets... qui contiennent déjà le sérum, le sparadrap et les compresses. »

Interview Pr Marie-Christine Pérault-Pochat, présidente de l'Association des centres régionaux de pharmacovigilance

« Éduquer et surveiller au quotidien »

Quelles sont les causes fréquentes d'accidents iatrogènes à domicile ?

Il y a d'abord les problèmes galéniques. Les AVK, par exemple, se présentent souvent sous des formes difficilement sécables, ce qui complique leur prise par les personnes âgées. On observe aussi des difficultés liées au conditionnement des médicaments, souvent semblable d'un produit à l'autre.

Les génériques induisent-ils des effets indésirables particuliers ?

Non, mais on peut avoir des problèmes de surdosage lors du passage d'une marque à son générique. La personne va prendre son médicament habituel, puis le générique, pensant qu'il s'agit de deux molécules différentes...

Quel rôle peuvent jouer les infirmières libérales pour prévenir les accidents ?

D'abord, elles peuvent les aider à trier et classer les médicaments, et les inciter à rapporter les périmés à la pharmacie. Elles peuvent aussi les rendre attentifs au conditionnement et à la posologie. Depuis la mise en accès direct de certaines spécialités dans les pharmacies, les infirmiers ne doivent pas hésiter non plus à rappeler aux patients les effets indésirables liés à ces médicaments, en particulier les AINS.

ANALYSE RECYCLAGE

Les médicaments non utilisés dorénavant détruits

Jusqu'à présent, les libéraux affligés à la vue des quantités de médicaments non utilisés (MNU) qui s'amassaient dans les armoires de leurs patients pouvaient encore se consoler en les rapportant à la pharmacie. Via le système de collecte Cyclamed, mis en place par l'industrie pharmaceutique, les MNU pouvaient en effet être redistribués à des organisations humanitaires, et connaître ainsi une seconde vie. Ce ne sera plus le cas désormais. Un décret et un arrêté parus le 18 août dernier (en application d'une loi votée en janvier 2007) mettent en effet fin à la collecte des médicaments à des fins humanitaires. À partir du 1er janvier 2009, les MNU seront systématiquement détruits dans des incinérateurs.

Cette réforme s'explique par un souci de sécurité sanitaire. Manque de garantie sur les conditions de conservation des médicaments, inadaptation des produits aux besoins des populations, détournement et trafics : les effets pervers des dons de médicaments sont en effet dénoncés depuis longtemps par l'Organisation mondiale de la santé. En France, un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales, daté de 2005, avait ainsi fait scandale, en épinglant les pratiques de certains pharmaciens, qui remettaient en rayon les MNU...

Même si les dons ne seront bientôt plus possibles, il est cependant fondamental de continuer à rapporter les médicaments dans les pharmacies, afin qu'ils soient incinérés. Cela permettra d'abord de produire de l'énergie, mais cela évitera surtout que les substances contenues dans les médicaments ne viennent polluer l'environnement...

Repères

→ Article R.4311-5 du Code de la Santé publique :

« Dans le cadre de son rôle propre, l'infirmier ou l'infirmière accomplit les actes ou dispense les soins suivants visant à identifier les risques et à assurer le confort et la sécurité de la personne et de son environnement et comprenant son information et celle de son entourage :

4° aide à la prise des médicaments présentés sous forme non injectable ;

5° vérification de leur prise ;

6° surveillance de leurs effets et éducation du patient ; (...) »

→ Article 10 de la Nomenclature des actes professionnels :

« Administration et surveillance d'une thérapeutique orale au domicile des patients présentant des troubles psychiatriques avec établissement d'une fiche de surveillance. Par passage : AMI 1. Au-delà du premier mois, par passage : AMI 1 (avec entente préalable). »

« Surveillance et observation d'un patient lors de la mise en oeuvre d'un traitement ou lors de la modification de celui-ci, sauf pour les patients diabétiques insulino-dépendants, avec établissement d'une fiche de surveillance, avec un maximum de quinze jours. Par jour : AM1. »