Une prise en charge engagée - L'Infirmière Libérale Magazine n° 242 du 01/11/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 242 du 01/11/2008

 

Handicapés

Dossier

Longue, lourde, voire contraignante, mais intense émotionnellement, la prise en charge des personnes handicapées à domicile offre aux infirmières libérales la possibilité d'exercer leur rôle de soignantes dans toutes ses dimensions et en articulation avec de nombreux autres professionnels. Elle pose aussi d'emblée la question des contours du soin infirmier.

Paraplégie, hémiplégie, tétraplégie, infirmité motrice cérébrale, maladie neuro-dégénérative, myopathie, maladie rare invalidante... le catalogue des handicaps égrène une longue liste de souffrances, déficiences, pertes d'autonomie, besoins de soins et d'assistance pour quelques gestes de la vie quotidienne ou pour beaucoup. Certaines des personnes touchées par le handicap vivent en toute autonomie. Mais d'autres, trop lourdement atteintes, doivent vivre dans une structure spécialisée. D'autres encore vivent chez eux grâce à l'intervention régulière de professionnels à domicile : aides-soignantes et parfois infirmières des Ssiad*, kinésithérapeutes, auxiliaires de vie et, bien sûr, infirmières libérales.

DES BESOINS CROISSANTS

Moins prises en charge en structure qu'avant, les personnes handicapées qui ont besoin de soins infirmiers à domicile sont désormais nombreuses, en tout cas au regard du nombre d'infirmières. Les associations de patients ont fait état pendant plusieurs années des grandes difficultés rencontrées par certaines personnes pour trouver une infirmière libérale susceptible d'effectuer les soins dont ils ont besoin quotidiennement pour vivre à domicile, voire travailler.

ABSENCE DE RIVALITÉ ?

Mais l'Association des paralysés de France (APF) reçoit moins d'échos qu'auparavant de situations dramatiques de ce genre, notamment depuis la mise en place des Services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (SAMSAH) qui, comme les Ssiad, peuvent faire intervenir des infirmières libérales sous convention. Pour répondre à certaines situations et encadrer une pratique répandue, la Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (votée en février 2005), a donné la possibilité aux aidants choisis par les patients de se former à la réalisation de certains gestes. Une mesure qui a donné lieu à des débats très vifs, les uns réclamant une « éducation thérapeutique élargie » tandis que les autres criaient aux dangers de la « délégation de soins »...

Sur le terrain, les infirmières ne font pas vraiment état d'une quelconque rivalité avec les autres intervenants à domicile. L'étude de la Direction de la recherche et des études statistique (Drees) du ministère de la Santé sur Le métier d'infirmière libérale (2006) note que « les trois quarts des infirmières libérales interrogées ne ressentent pas la concurrence des Ssiad ». Elles seraient plus réservées en revanche sur le transfert de certains gestes de nursing «légers» aux auxiliaires de vie, qu'elles n'estiment pas qualifiées pour les réaliser... mais que certaines libérales, en milieu urbain notamment, ne prennent plus volontiers en charge. « Ça ne me pose pas de problème que les auxiliaires de vie fassent certains gestes, estime Marie-José Legroux, installée dans le Nord, car j'ai vraiment beaucoup de travail et je ne prends plus de soins de nursing. »

La question n'est donc pas réglée. « Une particularité des interventions auprès des personnes lourdement handicapées, souligne Marc Weissman, coordinateur de RESIA 38, Réseau de soins infirmiers et d'aide au domicile à Grenoble, c'est qu'elles durent souvent plus longtemps que les mêmes soins sur des personnes valides et s'étendent sur une période plus longue », parfois toute la vie.

PRISE EN CHARGE LOURDE

Séverine Moreau, libérale dans le Médoc, se rend ainsi deux à trois fois par jour chez un patient, handicapé moteur à la suite d'un AVC. « Il nous attend pour être levé, raconte-t-elle. On lui fait tous les soins qu'on peut faire au lit, on le lève pour qu'il aille aux toilettes... On met en place des objectifs : même s'il ne finit pas, on lui laisse faire tout ce qu'il peut, comme la toilette du visage. Ensuite, on lui fait des soins d'escarres, et puis on l'aide à faire quelques pas pour l'installer. Et le soir, c'est l'inverse, on le recouche. » Le midi, elle vient parfois aussi vider sa poche à urine. Une sorte de rituel bien rôdé, alors que chez une personne atteinte de la maladie de Parkinson ou d'Alzheimer, chaque jour est différent du fait des variations imposées par la maladie. « Certains jours, observe l'infirmière, on ne peut rien faire. Il faut accepter que les gens ne soient pas bien, qu'ils refusent qu'on les touche ou quoi que ce soit. » Sauf pour les soins indispensables, elle essaie de repasser plus tard...

Cécile Bistour compte elle aussi de plus en plus de patients Alzheimer dans sa clientèle, mais elle intervient également depuis plusieurs années auprès d'une personne très lourdement handicapée sur les plans physique et mental. Le matin, elle réalise avec une auxiliaire de vie les soins de toilette et d'hygiène, pose une sonde urinaire, effectue un lavement, transfère la personne de son lit à son fauteuil roulant, et inversement le soir, soit 30 à 40 minutes à chaque fois.

Chez l'un de ses patients, atteint de sclérose en plaques, Marie-José Legroux réalise, en plus des soins de nursing quotidiens depuis de nombreuses années, le changement de sonde urinaire une fois par mois ainsi que le lavage de la vessie de la personne. « Je l'aide également à faire quelques pas avec son déambulateur alors qu'il ne marchait plus du tout, ajoute-t-elle. Cela lui permet de vider sa poche seul aux toilettes. » Elle passe aussi matin et soir chez une patiente pour lui mettre et lui retirer son orthèse.

NURSING ET RÔLE PROPRE

Christine Gilles, de son côté, n'intervient que pour poser la sonde de gastrostomie d'un patient tétraplégique, depuis six ans. Elle lui donne aussi ses médicaments quand il en a besoin et appelle l'ambulance quand l'auxiliaire de vie constate que sa sonde est retirée. C'est elle aussi qui évalue s'il peut sortir dans la journée sans risque. Mais ce sont les aides-soignantes du Ssiad - qui l'a mandatée pour ce patient - qui se chargent des soins de nursing. Cette infirmière apprécie ce travail en réseau et l'articulation avec les auxiliaires de vie, les aides-soignantes et les autres intervenants qui se relaient auprès du patient.

Pour faciliter les relations entre professionnels, avec ou sans réseau, les infirmières utilisent souvent, pour les prises en charge au long cours, une sorte de «cahier de liaison». « Dans ce cahier de transmission, souligne Cécile Bistour, on inscrit tout ce que l'on a remarqué. À charge pour la famille, qu'on ne rencontre pas toujours, de le lire. J'indique si la personne s'est blessée, si elle a besoin d'une pédicure... » Marie-José Legroux l'utilise aussi beaucoup pour noter ses observations : « Si jamais le médecin doit venir en urgence, le cahier est là. » Et lorsqu'un patient dément maintient que « l'infirmière ne vient pas », souligne Christine Gilles, le cahier peut rassurer la famille.

FAMILLES, JE VOUS...

La relation avec les proches est particulièrement prégnante dans ces prises en charge multiquotidiennes et à long terme. Pour Cécile Bistour, l'approche est différente entre la famille d'une personne handicapée depuis la naissance, habituée à la présence infirmière, et celle d'un accidenté ou d'une victime d'AVC : « Les gens étaient complètement indépendants avant, alors il faut se faire accepter, montrer qu'on est là pour le bien de la personne. Les proches de certains patients Alzheimer nous vivent parfois comme une intrusion mais ils se rendent vite à l'évidence qu'ils ne peuvent pas faire sans nous. C'est un vrai métier. » Et lorsqu'un proche se refuse à effectuer certains gestes, même très simples, l'infirmière n'insiste pas afin d'éviter que la personne en souffre. L'attention quotidienne des libérales leur permet aussi de détecter la moindre fièvre, une petite plaie qui s'infecte... « Parfois, ajoute Christine Gilles, ça les gêne qu'on remarque quelque chose qu'ils n'ont eux-mêmes pas observé. Mais c'est difficile de se rendre compte quand on ne voit pas la personne tous les jours. » Généralement, les choses se passent bien avec les familles, s'accordent à dire les infirmières. Mais parfois, « ça clashe », souligne Séverine Moreau. « C'est souvent pour des broutilles, explique-t-elle. C'est normal et ça permet de remettre les choses à plat. Mais, en principe, nous sommes bien vues. Nous, les infirmières, nous sommes un peu les reines dans la maison, nous avons un beau statut. » Selon elles, les situations de blocage sont rares.

UNE RELATION PARTICULIÈRE

Elles privilégient d'ailleurs les soins et la relation de proximité qu'elles tissent souvent avec leurs patients handicapés, du fait, notamment, de la durée de la prise en charge. Sensibles, elles s'affichent professionnelles avant tout. Mais, avec le temps, note Séverine Moreau, « on connaît leur maison par coeur, leur famille, toute leur vie... ». Parfois mieux que leurs proches, renchérit Cécile Bistour : « Ils nous voient parfois plus souvent qu'eux, ils nous font confiance, on fait presque partie de leur famille. » Elle apprécie aussi d'avoir plus de temps à passer avec chaque patient qu'à l'hôpital, de prendre chacun dans sa globalité. « Eux aussi, ils connaissent un peu ma vie, ajoute Séverine Moreau. Si nous voulons qu'ils nous fassent confiance, il faut que nous aussi, nous parlions de nous. C'est ce partage qui est intéressant dans l'exercice libéral. » Et puis « on ne peut pas toujours parler de la maladie », déclare Marie-José Legroux, qui accepte, une fois par jour maximum, de boire le café avec un de ses patients handicapés. Souvent, patient et infirmière finissent par se tutoyer, s'appeler par leur prénom. C'est aussi la conception du soin des libérales qui s'exprime lorsqu'elles montent le chauffage parce qu'il fait froid, qu'elles vident la poubelle, ouvrent les volets, préparent les tartines du petit-déjeuner ou ramènent les médicaments de la pharmacie... « C'est le charme du libéral, s'amuse Séverine. C'est un plaisir, aussi ! » À l'opposé, le décès d'un patient suivi depuis plusieurs années constitue pour cette infirmière un déchirement qu'elle apaise en rendant visite à la famille de temps en temps.

CHARGE ÉMOTIONNELLE

Parfois, la communication est ténue ou inexistante. Une situation que Christine Gilles connaît avec l'un de ses patients. Et pourtant : « Un lien très fort s'est créé, raconte-t-elle. C'est quelqu'un qui communique peu alors, pour l'inciter à le faire, je parle beaucoup. » Elle lui envoie une carte postale pendant ses vacances car son quotidien est très monotone. Avec les personnes démentes, c'est encore différent : la relation peut être émaillée de coups, d'insultes... Les infirmières relativisent tant que les choses ne vont pas trop loin. Mais, quelquefois, la prise en charge à domicile s'avère impossible et la personne doit être confiée à un établissement.

Sans forcément en arriver là, la prise en charge au long cours d'une personne handicapée, « c'est quand même difficile, souligne Christine Gilles, et parfois fatigant, moralement. Nos interventions sont un peu répétitives et une certaine lassitude peut apparaître. On s'investit beaucoup, on commence avec plein de bonne volonté et, parfois, on s'essouffle. » L'irréversibilité, fréquente, du handicap, comporte un potentiel décourageant et frustrant. Une sorte de deuil de la guérison doit parfois être fait par le soignant. Partager ces réflexions, passer le relais par moments à un collègue mais aussi panacher la clientèle entre bobologie et prises en charge lourdes peuvent alléger la charge émotionnelle. Et permettre aux libérales d'aborder ces soins sereinement.

* Ssiad : service de soins infirmiers à domicile. Ces structures font majoritairement intervenir des aides-soignantes salariées.

ÉQUIPEMENT

L'aide providentielle du matériel

Même si elles ont désormais la possibilité de prescrire elles-mêmes certains matériels (pansements, dispositifs de traitement de l'incontinence, pour perfusion mais aussi, après information du médecin, matelas et coussins anti-escarres ainsi que certaines sondes), les libérales recourent au médecin traitant pour prescrire des matériels plus lourds : lits et fauteuils médicalisés, chaises percées, lève-malade, etc. Chez les patients lourdement handicapés, les infirmières libérales interrogées observent un bon taux d'équipement : même si le reste à charge peut constituer un frein - accentué avec les franchises médicales - les malades ou leur famille s'équipent volontiers, indiquent-elles. Reste à pouvoir installer un lève-malade dans une chambre classique, pas toujours assez grande... Christine Gilles observe aussi la réticence de certaines familles face à une demande de matériel : « Elles ont parfois l'impression que la personne ne fera plus d'effort. C'est vrai que c'est un passage difficile, le signe que la maladie évolue, et les proches craignent qu'il n'y ait pas de retour en arrière. Pourtant, parfois, c'est juste temporaire. »

POLÉMIQUE

Délégation de soins ou éducation thérapeutique élargie ?

Les associations de personnes handicapées ont longtemps demandé la légalisation d'une pratique répandue, la réalisation par certains aidants, après formation, de gestes normalement effectués par les infirmières libérales, au nom de leur liberté. Attention à la « légalisation du système D », à la « déréglementation de notre décret de compétence », aux « mesures d'agression contre le service libéral », à « l'exercice illégal de la profession d'infirmière » ou encore aux risques pour les personnes handicapées qui se retrouvent entre les mains de non-professionnels, ont objecté plusieurs organisations professionnelles... Une véritable insurrection des associations de patients s'en est suivie, les unes accusant les autres de « course aux actes les plus rémunérateurs, rapides, et aisés à effectuer ». L'article 9 de la Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, sur ce sujet, a cependant été adopté en février 2005, mais la polémique est-elle pour autant enterrée ? Visiblement, c'est le statu quo qui prévaut car cet article n'a pas forcément besoin de décret pour être appliqué et il semble que ce que l'Association des paralysés de France considère comme une « éducation thérapeutique élargie à l'aidant » se mette en place petit à petit.

Repères

→ Selon la Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées de février 2005, « constitue un handicap toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant ».

→ Lorsqu'ils peuvent vivre à domicile, ils sont amenés à recourir aux services de soignants comme les infirmières libérales, les aides-soignantes, les auxiliaires de vie, les médecins mais aussi les kinés, les ergothérapeutes.... Dans le strict cadre libéral, les infirmières libérales cotent leurs actes de la même manière que pour n'importe quel patient mais la limitation du nombre d'actes réalisables chaque jour pose problème. Et la démarche de soins infirmiers (DSI), mise en place en 2003, qui dispose d'une cotation spécifique, ne semble pas largement utilisée pour la prise en charge des personnes handicapées.

ESPRIT D'ÉQUIPE

Des libérales appelées en renfort

Ssiad, SAMSAH, HAD, réseau de soins... De nombreux services font intervenir des infirmières libérales au domicile des personnes handicapées.

Lorsqu'ils ne disposent pas d'infirmières salariées dans leurs équipes, pour effectuer ponctuellement ou régulièrement les soins infirmiers qui relèvent de leur compétence, des services font appel à des infirmières libérales. C'est le cas du Ssiad de Rouen, dont les aides-soignantes effectuent les soins de nursing et d'hygiène tandis que des infirmières libérales conventionnées par le service réalisent les actes techniques, payés directement par le Ssiad sur un forfait versé par l'Assurance maladie. L'infirmière coordinatrice, Sylvie Morel, organise les différentes interventions au domicile des patients en fonction du projet de soins élaboré au niveau du Ssiad.

L'HAD ou les Services d'accompagnement médico-social aux personnes handicapées (SAMSAH), plus récents et financés par les conseils généraux, sur la base de prix de journée, font également intervenir des libérales, de même que des réseaux de santé. RESIA 38, réseau de soins infirmiers et d'aide au domicile, en Isère, créé en réaction aux ruptures de soins infirmiers, emploie à quart temps des infirmiers référents de proximité (libéraux ou salariés d'un Ssiad) qui évaluent les besoins des personnes handicapées et/ou âgées dans leur secteur géographique et proposent à des libéraux d'intervenir auprès d'eux en fonction du plan d'aide et de soins qui est élaboré. « Nous disposons d'outils tels que des actes dérogatoires pour rémunérer les actes de coordination ou les soins d'hygiène longs, par exemple, à un niveau supérieur à celui de la nomenclature. Nous rémunérons également sur nos fonds propres des temps d'ergothérapeute, de psychologue, etc., qui soutiennent l'intervention des infirmières. » Au Ssiad de Rouen, des transmissions ponctuelles ont lieu entre les libérales et le Ssiad, mais la coordinatrice a lancé l'expérimentation d'un classeur de liaison par patient dans lequel chaque intervenant au domicile dispose d'un espace pour partager, transmettre des informations concernant la prise en charge. « Cela permet aussi d'avoir une vision d'équipe », note Sylvie Morel. Les entreprises libérales de proximité prônées par quelques-uns pourraient également remplir cette fonction.

EN SAVOIR +

→ SUR LES PROBLÉMATIQUES DU HANDICAP

Code du handicap, sous la direction de Louis Schweitzer (président de la Halde) et Arnaud de Broca (secrétaire général de l'Association des accidentés de la vie, FNATH), Dalloz, Hors collection (15 octobre 2008)

→ SUR LA DÉMARCHE DE SOINS INFIRMIERS (DSI)

Site Internet :