Savoir dénouer la situation - L'Infirmière Libérale Magazine n° 247 du 01/04/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 247 du 01/04/2009

 

Addictions

Dossier

Les addictions restent un problème de santé publique majeur. Leur prise en charge, mieux encadrée, fait de plus en plus appel aux infirmières. Un recours que certains addictologues considèrent désormais comme indispensable. Les principales intéressées, quant à elles, aspirent à davantage de reconnaissance.

Si l'on en juge par les chiffres, les addictions sont responsables d'un tiers de la mortalité précoce en France avec plus de 100 000 décès évitables par accidents et par maladies (dont près de 40 000 cancers). Elles se caractérisent par une dépendance à une substance ou un comportement «addictif» que même la parfaite connaissance des risques encourus ne suffit pas à refréner.

On connaît de longue date les addictions à l'alcool, celles au tabac, aux drogues ou aux substances pharmacologiques. Récemment sont apparues des addictions «nouvelles», plus comportementales que liées à une substance : expériences virtuelles, jeux d'argent, problèmes alimentaires. Mais toutes ont un point commun : celui de rendre dépendant, même lorsqu'on en connaît l'issue.

Dès lors, un recours médical s'impose pour sortir le patient d'un cercle vicieux qui peut le mener au point de non-retour. Ce phénomène, que certains attribuent à la modernité, est de plus en plus souvent pris en charge au niveau du soin. Mais c'est là toute une composante de santé publique qui émerge et qui requiert un accompagnement, une écoute et une éducation thérapeutique adaptée, voire personnalisée.

« Pendant longtemps, on s'occupait de soigner les conséquences de ces addictions : les fumeurs étaient envoyés dans les services de pneumologie et les alcooliques étaient suivis pour leurs éventuels désordres hépatiques ; certains patients étaient même envoyés en hôpital psychiatrique », résume Marie-Ange Testelin, directrice d'Eclat et du Graa(1) et animatrice en Nord-Pas-de-Calais au sein d'un groupe de travail sur la profession infirmière en addictologie.

LES RÉSEAUX, CLÉ DE VOÛTE DE LA LUTTE

Si maintenant le soin est toujours présent, l'émergence de l'addictologie a fait naître une prise en charge des addictions dans leur globalité : on ne s'occupe plus seulement de traiter les désordres physiques provoqués par la dépendance, mais on gère également l'accompagnement du malade et son éducation, comme l'explique Carole B., infirmière en Bourgogne : « Je suis en première ligne avec les patients et, souvent, j'essaie de distiller des conseils pour les aider à arrêter de fumer. Quand les patients ont franchi le pas et souhaitent vraiment y parvenir, je peux intervenir et mettre en place une éducation thérapeutique personnalisée : je les accompagne. »

Les plans gouvernementaux se sont ainsi multipliés pour faire face à ce problème qui atteint non seulement les malades, mais aussi leur entourage et l'ensemble de la société. Lorsqu'il était ministre de la Santé, en 2006, Xavier Bertrand arguait du fait qu'il n'y a « pas de réponse simple face aux addictions ».

Saluant l'immense travail réalisé par les professionnels de santé et les associations, Xavier Bertrand remarquait que les besoins dans le domaine restaient insuffisants. Il souhaitait donc mettre en place une politique volontariste où chaque patient, à chaque étape de son parcours de soin, recevrait une réponse personnalisée et adaptée.

C'est ainsi qu'est né le plan global de prise en charge et de prévention des addictions(2), doté d'un budget quinquennal de 385 millions d'euros. Au rang de ses priorités figurent une meilleure prise en charge des addictions dans les centres médicosociaux et une coordination entre les trois acteurs de la prise en charge (hôpital, ambulatoire et médico-social). Concrètement, le plan addictions donne le financement nécessaire à la mise en place des Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), dont l'installation était déjà prévue depuis 2002. Il a également installé une commission addictions qui évalue et améliore les réponses aux besoins de prise en charge et d'accompagnement des patients. Ce plan vise également à renforcer le maillage de proximité en addictologie : les réseaux étaient au nombre de 46 lors de l'élaboration du plan et un objectif de création de 254 entités supplémentaires a été annoncé. C'est d'ailleurs sur ce point que les addictologues souhaitent un renforcement des moyens, pour que la prise en charge soit plus proche du patient et fasse intervenir des acteurs multiples. Cela implique donc une formation complémentaire des professionnels de santé intervenants, et notamment des infirmières.

UNE SPÉCIALISATION ?

La formation initiale en addictologie s'avère en effet insuffisante pour acquérir les bases nécessaires au repérage précoce, au diagnostic et à la prise en charge : pourtant sages-femmes, pharmaciens, psychologues et surtout infirmiers pourraient agir en première ligne. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT), avec son plan 2008-2011, mise sur la formation pour renforcer la lutte : le plan prévoit ainsi la création généralisée d'un module obligatoire d'addictologie dès la première année du cycle universitaire des études médicales et paramédicales.

Dans le Nord de la France, à Lille, un grand pas a été franchi vers le public infirmier avec la mise en place récente d'un DU en soins infirmiers spécialement consacré à l'addictologie : « Nous en sommes à la deuxième promotion d'étudiants qui accueille une trentaine de candidats, explique Marie-Ange Testelin, et nous avons un tiers des élèves qui viennent d'autres régions : cela marche très fort. » Au programme, des connaissances théoriques et pratiques et des stages pour tout infirmier diplômé d'État. Et même si, pour l'instant, le diplôme n'apporte pas de spécialisation comme pour les Ibode ou les Iade (infirmiers de bloc opératoire et infirmiers anesthésistes diplômés d'État), les initiateurs du projet ne comptent pas en rester là.

« Au sein de la commission régionale des addictions, nous avons un sous-groupe de travail baptisé «profession infirmière en addictologie». Il faut que nous continuions à nous battre pour que ce DU ne soit que la première page d'une reconnaissance totale du statut d'infirmière en addictologie », assure Marie-Ange Testelin. Car, pour l'instant, si la délégation de tâches est communément constatée et même encouragée par différents rapports, dans la réalité, l'infirmière addictologue diplômée d'État, une nouvelle «IAdDE» («Ad» pour addictions), n'existe pas. Du moins, pas encore.

Pourtant, la loi d'orientation en santé publique d'août 2004 autorise une dérogation temporaire dans le cadre expérimental, qui pourrait s'appliquer à l'addictologie, et l'Observatoire national de la démographie des professions de santé l'encourage également. « Notre groupe de travail est convaincu que les choses peuvent changer et qu'en jouant sur les trois piliers que sont la formation initiale, le cadre juridique et la reconnaissance économique, on peut faire évoluer les statuts », explique la directrice d'Eclat et du Graa. Reste à savoir si les médecins sont prêts à jouer le jeu. « L'infirmière, aussi efficace soit-elle dans l'exercice de ses fonctions, ne peut pas et ne doit en aucun cas se substituer au médecin. Il y a des risques de morbidité et des prises de responsabilité qui ne peuvent lui être demandées », tempère Gilles B., médecin généraliste en Picardie. Il faut donc être prudent avec ces notions de délégation et bien insister sur le fait que la délégation infirmière ne se pense pas, pour l'instant, en termes de responsabilité. Mais, de l'avis du Dr Thierry Danel, « en addictologie, c'est relativement simple et quasiment tout peut être délégué », estime-t-il.

LA DÉLÉGATION DE TÂCHES

Sous contrôle, bien sûr. L'infirmière peut alors prendre en charge les entretiens motivationnels, le maintien de l'abstinence, la gestion de la consommation, la prise en charge du sevrage ou encore la surveillance des traitements de substitution : elle peut même renouveler un traitement. Les ressources médicales étant insuffisantes, ce travail infirmier pourrait aider à rattraper certains retards dans le domaine et permettre à un plus large panel de patients d'être pris en charge.

Mais un autre problème se pose, puisque, pour l'instant, la cotation de ces actes n'existe pas en tant que telle. Une évolution qu'appellent de leurs voeux les partisanes de la naissance d'une nouvelle spécialité : « Nous allons bientôt diffuser un questionnaire à toutes les infirmières qui exercent dans le champ de l'addictologie dans la région Nord-Pas-de-Calais, explique Marie-Ange Testelin, afin de dresser un état des lieux des pratiques infirmières dans ce domaine. » Outre des renseignements génériques, le questionnaire cible le domaine dans lequel le professionnel intervient (tabacologie, alcoologie, toxicologie, etc.) et le temps qu'il y consacre par rapport à son temps total de travail.

Sont également évalués les degrés de responsabilité ainsi que la formation éventuellement suivie et la rémunération. Les résultats seront compilés pour permettre d'obtenir une photo plus précise de la situation dans la région et seront rendus en octobre lors d'assises régionales en addictologie. Car l'ambition clairement affichée du groupe de travail n'est pas d'aller vers un énième statut d'infirmière clinicienne en addictologie - qui n'apporterait, selon la directrice d'Eclat, aucune reconnaissance juridique -, mais de se diriger bel et bien vers une spécialisation. Le diplôme universitaire mis en place en est la première pierre. Reste à poser les autres, avec l'appui du délégué régional de l'ordre infirmier.

Les membres du groupe de travail «profession infirmière en addictologie» se donnent cinq ans pour voir les choses changer.

(1) Graa : Groupement régional d'alcoologie et d'addictologie () et Eclat : Espace de concertation et de liaisons addictions tabagisme ().

(2) Certaines addictions, comme le tabac, l'alcool ou les drogues, bénéficient en outre de plans spécifiques.

Témoignage

« La proximité : un atout indéniable »

Ludivine M., infirmière libérale en Bretagne

« J'ai été personnellement touchée par les dégâts liés au tabagisme et je m'y suis donc intéressée de près. Je suis titulaire d'un DU en tabacologie, qui n'est néanmoins pas reconnu, pas plus que les actes que je réalise dans le cadre du suivi de patients en sevrage tabagique. J'exerce sur deux fronts : celui de la prévention tout d'abord, en voyant les patients chez eux et en leur demandant s'ils n'ont pas envie d'arrêter, et celui du sevrage, puisque je peux les orienter vers un médecin ou un centre spécialisé, tout en vérifiant qu'ils suivent bien leur traitement. La proximité qui s'instaure entre un patient et l'infirmière est, je dirais, un atout indéniable pour la bonne conduite d'une démarche de sevrage, quelle que soit l'addiction. Dommage que nos compétences ne soient pas encore reconnues complètement par une cotation à la hauteur des enjeux. Les consultations en addictologie deviennent de plus en plus nombreuses, on ose en parler, mais les délais pour voir un médecin sont longs. Si nous pouvions effectuer certains actes en libéral, tout le monde y gagnerait. »

ANALYSE EXPÉRIENCE

Un protocole de sevrage ambulatoire

Depuis 2004, dans le Nord, le Protocole ambulatoire de sevrage de boissons alcoolisées (baptisé Pasba) propose aux malades en dépendance physique à l'alcool de bénéficier d'un sevrage sans hospitalisation, en toute sécurité. « Le sevrage s'étend sur 10 jours pendant lesquels le patient suit un traitement médical et voit une infirmière en consultation matin et soir pendant trois jours au cabinet, puis une fois par jour pour les sept jours suivants », résume Laurence Tisserand, infirmière coordinatrice. Suite à cela, le patient revoit le médecin et l'infirmière pendant l'année qui suit le sevrage, pour s'assurer que celui-ci a bien fonctionné. Le patient signe un contrat d'engagement moral où il s'engage à s'investir dans la démarche. Ce dispositif de sevrage est ouvert à toute population désireuse de se délivrer de la dépendance de l'alcool, sauf certaines contre-indications (précarité, dépression, pathologies cliniques associées, etc.). Depuis sa création, il a bénéficié à 620 patients. Les infirmières (environ 70 Idel) qui participent au programme sont quant à elles rétribuées à hauteur d'un forfait de 520 euros pour les 10 jours puis de 240 euros pour le suivi post-sevrage.

Contact : Pasba/Clinique de la Charité, 57 boulevard de Metz, 59037 Lille. Tél. : 03 20 44 60 98.

Interview

« L'infirmière a un rôle de surveillance »

Thierry Danel, praticien hospitalier en addictologie au CHRU de Lille et président du Graa et de Eclat(1).

Quel rôle attribuer aux infirmières dans la prise en charge des patients en situation d'addiction? Il est crucial dans la réflexion comme dans la pratique. Pour proposer aux patients, par exemple, des programmes de sevrage différents de ceux qui existent en secteur hospitalier. L'infirmière libérale est en première ligne pour le sevrage ambulatoire. Notre expérience du Pasba (cf. encadré) est, à ce titre, très éloquente.

Sur quelles missions son travail complète-t-il celui de l'addictologue ?

Elle a un rôle de surveillance indéniable. Ainsi on sait qu'il existe un risque mortel avec le syndrome de sevrage et l'on est donc obligé de suivre le patient de très près. Néanmoins, si ce sevrage intervient en milieu familier, au domicile du patient, il est favorisé. Pour un meilleur compromis, on le propose donc en ambulatoire : une infirmière vient s'assurer que le patient prend correctement son traitement par benzodiazépine, elle passe matin et soir et vérifie certains indicateurs sur l'échelle de Cushman, avec prise de la tension, pouls, etc. Elle a en outre un rôle de soutien évident : c'est elle qui voit le patient le plus souvent.

ANALYSE LÉGISLATION

Les missions de l'infirmière

Selon le Code de Santé publique (CSP), l'infirmière se doit de « concourir à la mise en place de méthodes et au recueil des informations utiles aux autres professionnels pour poser leur diagnostic et évaluer l'effet de leurs prescriptions ». Elle doit en outre « participer à l'évaluation du degré de dépendance des personnes et participer à la prévention, l'évaluation de la douleur et de la détresse physique et psychique des personnes ». Le CSP précise que l'infirmière accomplit les actes ou dispense les soins visant à identifier les risques : « [...] entretien d'accueil, aide et soutien psychologique et observation et surveillance des troubles du comportement ». Il ajoute en outre que son rôle est d'assurer la surveillance et l'évaluation des engagements thérapeutiques qui associent le médecin, l'infirmière et le patient. Elle peut également administrer des traitements selon une prescription médicale donnée dans le respect du protocole de soins (acaprosate, benzodiazépine). Enfin, elle est habilitée à accomplir sur prescription médicale écrite, datée et signée des cures de sevrage et le dépistage de pratiques addictives.

Bibliographie

Spécifiquement sur le travail de l'infirmière

Comprendre et accompagner le patient alcoolique, de Michèle Monjauze, édition In press (2e édition), 2008.

Ouvrages ou documents génériques

Les Conduites addictives, comprendre prévenir soigner, de Jean-Pierre Couteron et Alain Morel, édition Dunod, mai 2008.

Addictologie, de Michel Lejoyeux, éditions Masson-Elsevier, décembre 2008.

→ Femmes et Addictions, Bulletin épidémiologique hebdomadaire 10-11 de mars 2009, sur le site de l'Institut national de veille sanitaire (InVS).