« Vieux, ce n'est pas un gros mot » - L'Infirmière Libérale Magazine n° 248 du 01/05/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 248 du 01/05/2009

 

PARIS

Initiatives

«Malade» non plus. Valérie Villieu, infirmière libérale et photographe, aborde avec un regard vif, ému, mais également révolté, ces patients qui glissent progressivement dans la démence. Les instants qu'elle photographie témoignent, sous une lumière douce, de l'inhumanité avec laquelle ces personnes sont trop souvent traitées.

Une grande délicatesse, beaucoup de pudeur, un regard tendre émanent des photographies que Valérie Villieu, infirmière libérale à Paris, a prises d'une de ses patientes atteintes de la maladie d'Alzheimer. S'en échapperait presque un léger parfum de poussière mâtiné d'eau de cologne... La profession de l'infirmière et son activité photographique se sont télescopées un jour à Paris chez une de ses patientes Alzheimer. À près de 90 ans, « elle vivait dans un appartement délabré, très isolée socialement, raconte Valérie Villieu. Une relation très chouette s'était tissée entre nous : elle me touchait beaucoup. Et j'ai eu envie d'en faire quelque chose, de témoigner du parcours de cette femme du XXe siècle ». Quelques détails (napperons, bibelots, vieille poupée...) révélaient son souci d'arranger son intérieur, « mais tout s'était dégradé, les objets était cassés, en vrac ». Un peu comme ses pensées, de plus en plus égarées dans les méandres sombres de son cerveau. « Entre-temps, en essayant de lui trouver des vêtements propres, j'ai trouvé des agendas, poursuit l'infirmière. Il y en avait un dans une poubelle, un autre bloquait une porte... Cela a été un choc. »

Agendas jaunis

Émue, elle feuillette ces bribes d'organisation qui courent sur sept agendas, de 1964 à 1998. Les notes qu'elle y trouve évoluent avec le temps comme la maladie. Noms de chanteurs et acteurs favoris, métrages de tissu à acheter, rendez-vous... « Au début, elle écrit bien, son monde est habité, observe Valérie Villieu. Mais, au fur et à mesure, son écriture se dégrade, les informations se raréfient » et s'appauvrissent jusqu'à perdre, apparemment, tout sens. Un « jeudi aujourd'hui » noté sur une page ou un gros « demain » inscrit d'une main hésitante sur une autre montrent à quel point ses repères s'évanouissent mais aussi la force avec laquelle elle s'accroche à la réalité qui la fuit.

Derrière l'émotion, la colère de Valérie Villieu la pousse aussi à témoigner sur ce qui constitue pour elle un scandale : le délaissement et l'isolement inhumain dont certaines personnes âgées, notamment malades, font l'objet. « Certains week-ends, il arrivait que personne ne venait : elle n'avait pas bougé de son fauteuil et n'avait pas mangé pendant deux jours ! », s'indigne l'infirmière-photographe. Le linge sale s'entassait parfois pendant des semaines et, faute d'être aidée, cette patiente pouvait rester face à son assiette pleine pendant des heures sans pouvoir manger... Et tandis qu'elle avait la possibilité de sortir quatre heures par jour, aucune de ses aides ne l'a emmenée se promener dehors en deux ans !

Immense solitude

« À Paris, nous avons affaire à des gens très isolés socialement », éloignés ou coupés de leur famille, observe Valérie Villieu. La prise en charge des patients prend donc une dimension sociale très importante : « On appelle les tuteurs de personnes âgées pour faire venir une auxiliaire de vie, on va chercher les médicaments, parfois on fait quelques courses, nous gérons les visites médicales, les commandes de protections... On y passe beaucoup de temps. Face à une personne qui ne sort plus du tout de chez elle, on ne peut pas dire «c'est pas mon boulot» ! » Son activité et celle de sa collègue du cabinet ont pris cette orientation : « On aime être avec les gens », souligne Valérie Villieu. Au point que, quand sa copine de Bretagne voit 28 patients, elle n'intervient dans le même temps que chez 13 personnes...

Cette dame atteinte d'Alzheimer, elle l'a soignée pendant cinq ans. Et photographiée de manière épisodique. « Je ne savais pas trop ce que j'allais faire de ces photos », se souvient-elle. Sa patiente semblait très consciente de ce regard particulier qui se posait sur elle. « Je lui ai toujours dit que je la prenais en photo », ajoute l'infirmière, qui s'est attachée à protéger son anonymat.

Communication archaïque

« Ce n'est pas parce qu'on est dément qu'il n'y a pas de relation à établir avec les gens et qu'on n'a rien à donner ou à échanger avec eux », estime Valérie Villieu. D'autant que, contrairement aux proches, à la famille des patients, les soignants n'ont pas de référence à ce qu'était la personne avant. « Nous n'avons pas à faire ce deuil-là, ajoute l'infirmière. On prend la personne telle qu'elle est, en sachant qu'elle ne va peut-être pas se rappeler de nous le lendemain. On établit une relation d'un autre ordre... » Après avoir «apprivoisé» ces personnes pour qui une visite ou un soin est facilement perçu comme une intrusion agressive. « C'est formidable lorsqu'on y parvient, ajoute-t-elle. Même si elle ne savait plus dire mon prénom, une confiance s'était établie : elle n'avait pas peur. Comme si elle avait fixé, quelque part, d'une façon très archaïque, quelque chose de moi, peut-être ma voix. »

« Pour moi, rien n'est sans sens, poursuit Valérie Villieu. Très souvent, chez les malades Alzheimer, il y a toujours un sens à chercher, même dans un discours incohérent. Avec cette dame, c'était très présent. Ce qu'il faut, c'est trouver la clé, réussir à établir des ponts, même minuscules. » Et l'infirmière, l'oeil noir et le sourire doux, d'interroger sans fin les cheminements mystérieux et les manifestations inattendues de la pensée... que la photographie permet, ne serait-ce qu'un peu, de capter. « Mon métier alimente ce que je fais en photo, remarque-t-elle, mais la photo m'aide aussi énormément dans ma façon de prendre en charge les gens. » Une histoire de regard, probablement.

Dénoncer le scandale

La lumière enveloppe doucement, comme une caresse, les prises de vues, qu'il s'agisse des mains si maigres de la dame malade, de son appartement décati, de ses objets d'un autre temps ou des pages de ses agendas jaunis. Le point de vue est singulier et n'a rien à voir avec ces travaux de photographes qui entrent, le temps d'un projet, dans un service d'hôpital une maison de retraite. En tant qu'infirmière, « il y a des choses que je perçois », souligne-t-elle, qui ne sont pas perceptibles par quelqu'un qui ne les aborde pas par une relation de soin. À l'inverse, « je ne vois pas pourquoi mon métier m'empêcherait de faire cela ».

De plus, photographier cette patiente et montrer ces photos, « c'est pour moi une question d'honnêteté, ajoute Valérie Villieu. On ne peut pas être spectateur de quelque chose d'aussi aberrant et ne pas en parler ». Même si les choses ne changent pas rapidement dans ce domaine, pas question pour elle de taire la gestion défaillante du maintien à domicile des personnes dépendantes. Exposés en 2006 à Paris, ces clichés ont aussi été montrés lors du Mai photographique de Quimper, mais ils n'ont pas encore été publiés. Mais d'autres projets sont nés chez cette femme pleine d'énergie, notamment un, mené avec des photographes, journaliste, psychologue et dessinateur, sur «Les Vieux», qui verra le jour en 2010. « Vieux, ce n'est pas un gros mot, vitupère l'infirmière. On a encore des choses à vivre quand on est vieux ! »

« Un moment difficile »

Un jour, la patiente Alzheimer a dû être hospitalisée pour une petite infection. Elle a quitté son appartement vieillot, son fauteuil enfoncé, on lui a retiré ses habits aux couleurs passées et enfilé la chemise de nuit ouverte dans le dos de l'hôpital ; elle a été couchée dans un lit, à côté du seul objet personnel qu'elle avait emporté, la photo de ses parents, posée sur la table de nuit. « Chez elle, elle était toujours habillée, elle marchait un petit peu quand on l'aidait », se souvient Valérie Villieu. Là, pas question, pas le temps, pas possible. Elle a même parfois été attachée... L'infirmière est allée la voir une fois. Elle lui a demandé comment elle allait et la dame lui a répondu : « Oh, vous savez, c'est un moment difficile de ma vie », sous les yeux sidérés de l'infirmière du service qui n'était jamais parvenue à entrer en relation avec elle. « À domicile, dans l'environnement des gens, on parvient à trouver des liens, c'est très précieux pour nous, commente Valérie Villieu. Alors qu'à l'hôpital, on est coupé de tout... » Un mois plus tard, la dame était décédée.

Soigner et photographier

Le petit accent chantant de Valérie Villieu trahit ses origines méridionales : elle a obtenu son DE en 1988 à Aix-en-Provence. Ses stages à l'hôpital l'ont dissuadée d'évoluer vers la puériculture. Elle effectue alors des remplacements dans différents hôpitaux, toujours en gériatrie. Une petite annonce la conduit à tenter l'exercice libéral en remplacement : « Exercer à la campagne, c'était rude, mais j'ai beaucoup aimé. » Avant de se fixer à Paris, il y a dix ans, elle remplace donc des infirmières en Bretagne, dans la Drôme, en Lozère. Elle travaille désormais dans un cabinet parisien avec une autre infirmière, à raison de dix jours par mois. « Cela me convient à tous les niveaux, observe l'infirmière. Pour mes projets photographiques comme pour mon endurance professionnelle. Et je m'en sors comme cela. Bosser jusqu'à s'épuiser, ça fait perdre le goût du travail. Les patients n'ont pas à pâtir de nos choix de vie. »

EN SAVOIR +

Diaporama de 74 photographies dans la «Sélection 2008» sur le site de Photo Europa : .

Ovocyte I 39°7, Éditions Filigranes, 2000. Travail sur le corps féminin et ses reflets ().

La stratégie du bonheur, avec L. Faure, M. Makeieff et R. Robin, Éditions Filigranes, 2004. Travail à partir de films de famille en format Super 8 achetés aux Puces.