Touche pas à ma clientèle ! - L'Infirmière Libérale Magazine n° 249 du 01/06/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 249 du 01/06/2009

 

CONCURRENCE DÉLOYALE

Votre cabinet

Aujourd'hui inégalement réparties sur le territoire, les 56 000 infirmières libérales ne sont pas toutes confrontées aux mêmes risques de détournement de clientèle. Mais cette réalité, inhérente à l'exercice libéral, représente surtout une épreuve humaine.

Combien d'infirmières libérales ont eu cette pensée au moment de leur remplacement pour des vacances ou un arrêt maladie : et si ma remplaçante avait ensuite envie de s'installer dans le secteur et de capter alors une partie de ma patientèle ? Quand il a fallu constituer sa clientèle « à la sueur de son front », comme le dit un infirmier libéral de Fréjus, installé à son compte depuis le début des années 2000, cette angoisse semble assez naturelle.

Pour Renée, infirmière aujourd'hui à la retraite, quatre années ont été nécessaires pour assurer une activité régulière, quatre années pendant lesquelles il a fallu se dépenser sans compter. Quelques sueurs froides et insomnies après, que faire ? Comme le faisait remarquer Christine Misson, directrice de l'Angiil (Association nationale de gestion des infirmières et infirmiers libéraux), à l'occasion de notre article du numéro de mai consacré au contrat de remplacement, « on ne pourra jamais ligoter quelqu'un, même si on a signé un contrat ! ». Sous-entendu : le contrat (de remplacement, mais aussi de collaboration) n'est pas une protection absolue... Cependant, ajoute-t-elle, un document écrit signé des deux parties et prévoyant notamment une clause de non-concurrence est un élément de preuve. « Si une remplaçante qui a travaillé au sein d'un cabinet sur deux années et qui est donc bien connue de la clientèle s'installe à proximité de ce cabinet, l'existence d'un contrat peut permettre de prouver un détournement de clientèle », explique Christine Misson.

Entre théorie et pratique

Détournement de clientèle, le (gros) mot est lâché ! « Tous procédés de concurrence déloyale et notamment tout détournement de clientèle sont interdits à l'infirmier ou à l'infirmière », stipule l'article R.4312-42 du Code de la Santé publique. Ainsi, il est par exemple précisé dans l'article R.4312-4 qu'une infirmière ayant remplacé une autre libérale sur une durée totale supérieure à trois mois ne peut pas s'installer dans un cabinet où elle pourrait entrer en concurrence directe, et cela pendant deux années. Voilà pour la théorie.

Car, dans la pratique, les choses ne sont pas si simples. « Le plus difficile dans ce type de dossiers est d'apporter la preuve du détournement de clientèle ou de la concurrence déloyale, et également de prouver le préjudice et d'en évaluer le montant », souligne Geneviève Beltran, avocate. On imagine qu'en milieu rural, il serait assez aisé de montrer que l'activité d'une infirmière, à quelques kilomètres du cabinet où elle a effectué un remplacement, entre en «concurrence directe» avec ce dernier. En ville, cela peut sembler plus délicat. Comment doivent se répartir les patients habitant telle ou telle rue ? Peut-on s'approprier tout un quartier et ses clients potentiels ?

Des rapports difficiles

Au-delà de l'aspect juridique du détournement et du préjudice, dans ces histoires, il est surtout question de perception personnelle. Quel est mon intérêt à aller ou non devant un tribunal ? Au lieu d'entamer une démarche pour rechercher un arrangement à l'amiable, ne devrais-je pas redoubler d'efforts pour compenser ma perte de chiffre ? Quelle valeur (symbolique et financière) accorder à ma clientèle ?... Et, quelles que soient les interrogations qu'une situation de ce type soulève, une telle expérience laisse des marques et influence grandement la suite de sa carrière, au moins dans le rapport que l'on entretient avec les consoeurs et les confrères.

Quelque part en Loire-Atlantique, Renée se souvient de ses débuts de carrière au sein d'un centre de soins. « Deux des infirmières qui étaient salariées comme moi ont quitté la structure et se sont installées à leur compte, explique-t-elle. Elles sont parties bien sûr avec leurs patients. Cela a provoqué la cessation de l'activité du centre. » Pour elle, il y a eu détournement de clientèle... et trahison. Car leur geste signifiait la fin d'un projet collectif. Si elle aussi a fini par s'installer en libéral, elle en a gardé, trente ans après, un souvenir aigu.

Chat échaudé craint l'eau froide

À discuter avec cet ancien infirmier militaire devenu libéral à Fréjus à l'issue de ces quinze années de service dans l'armée, on imagine que l'effet provoqué par les deux expériences malheureuses qu'il a vécues en moins de dix ans est plus profond que ce que ses mots veulent bien en dire. Question de «fierté» sans doute. « Cela faisait à peine deux ans que je m'étais installé, raconte-t-il. Ma clientèle était constituée. Comme je recherchais alors des associés, j'ai commencé à travailler avec deux collègues, mais nous n'avions rien formalisé. Au retour de vacances, j'ai découvert qu'ils avaient fait le tour des patients pour leur demander s'ils voulaient continuer avec moi ou les suivre. Heureusement, à part une personne qui m'a quitté, mes patients sont restés fidèles. »

Échaudé par cette histoire douloureuse, l'infirmier reste désormais vigilant. Alors, quand l'an dernier, une nouvelle infirmière vient le rejoindre, lui et son confrère associé depuis plus d'un an, il souhaite clarifier sa situation après trois mois d'expérience commune. « Nous recherchions un troisième associé, explique ce professionnel d'une cinquantaine d'années. Je voulais lui laisser quelques mois pour qu'elle teste notre organisation de travail. Mais, six mois après son arrivée, elle ne m'avait toujours pas donné de réponse. Et là, surprise : c'est mon associé qui m'annonce qu'il quitte le cabinet avec elle ! La séparation s'est faite à l'amiable, entre guillemets. Car derrière la répartition des patients du cabinet, les choses ne se sont pas aussi bien passées que cela. Deux semaines après leur départ, deux de mes patients ont préféré continuer avec eux. Et surtout ma bailleuse, dont j'ai appris par la suite qu'elle était liée à l'infirmière arrivée la dernière, m'a signifié le non-renouvellement de mon contrat de location. Quand j'ai quitté mon local, j'ai eu la mauvaise surprise de découvrir que mes deux ex-collègues s'y installaient... Il faut dire que ce local était très bien situé. Enfin, ils ont envoyé des courriers à mes clients pour leur dire que je partais. À force de travailler dur, en acceptant de prendre des touristes à toute heure, j'ai réussi à rebondir. Mais aujourd'hui, pour moi, ici, c'est devenu la côte d'usure ! » Prochaine étape pour cet ancien militaire : direction la région de Bordeaux pour s'installer de nouveau. Qui a dit qu'exercer en libéral était un long fleuve tranquille ?

À retenir

- Les textes qui réglementent l'exercice libéral interdisent toute concurrence déloyale et détournement de clientèle. Mais ils restent flous. L'esprit de la convention nationale est de privilégier le règlement amiable. Peut-être l'existence de l'ordre infirmier faciliterat-elle la résolution de ce type de problèmes ?

- Au-delà du règlement juridique de ces situations, ce type d'expérience n'est pas sans incidence sur le plan humain.

- Les restrictions récentes à l'installation dans les zones sur-dotées réduisent de fait le risque de détournement de clientèle.

INSTALLATION Nouvelles règles

Les nouvelles règles d'installation qui s'appliquent depuis le 18 avril dernier devraient clarifier les rapports entre libérales. Dans les zones considérées comme sur-dotées par les Missions régionales de santé, une infirmière ne pourra s'installer qu'à la condition qu'une de ses consoeurs quitte le territoire ou cesse son activité. L'achat d'une clientèle devient donc le seul moyen de s'installer dans ces zones. Jean-Paul Boulais s'est épargné cette dépense in extremis. Juste avant le 18 avril, il a sauté le pas à Séné, près de Vannes. C'est d'abord l'offre de location d'un local très bien situé qui a précipité son projet ; l'échéance du 18 a fini de le persuader. La réaction des confrères déjà installés ? « La plupart m'ont poussé, souligne cet infirmier jusque-là salarié d'un HAD en région parisienne. Quelques-uns étaient plus réticents et m'ont dit : «on est quatorze, ça commence à faire beaucoup !» »