Repousser les barrières - L'Infirmière Libérale Magazine n° 252 du 01/10/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 252 du 01/10/2009

 

Différences culturelles

Dossier

Quand la langue, la religion ou les coutumes s'imposent entre l'infirmière et son patient, le soin est-il encore possible ? En France, la réflexion semble seulement à ses prémices, loin derrière le Canada.

Soigner tous les patients sans distinction, la déontologie l'impose. L'article R. 4312-25 du Code de la Santé publique l'a rappelé. L'infirmière « doit dispenser ses soins à toute personne avec la même conscience (...) quels que soient l'origine de cette personne, son sexe, son âge, son appartenance ou non-appartenance à une ethnie, à une nation ou à une religion déterminée, ses moeurs, sa situation de famille, sa maladie ou son handicap et sa réputation ».

UNE APPLICATION PEU ÉVIDENTE

Si cet article tombe sous le sens, son application semble pourtant loin d'être évidente. En effet, comment prodiguer des soins de qualité lorsque le malade n'accepte pas la méthode pratiquée ? Comment comprendre ses symptômes lorsqu'il s'exprime dans une autre langue ou que le simple fait de manifester sa douleur relève, pour lui, de l'indicible ? Comment lui expliquer son traitement quand ce dernier n'en saisit pas l'intérêt ? En raison de ces divergences de vue, le concept d'accès universel aux soins - si cher aux Français - semble plutôt mis à mal.

Plus encore sans doute que les autres professionnels de santé, l'infirmière libérale se trouve régulièrement confrontée à ce genre de difficulté. Le déplacement au domicile du patient génère en effet des questionnements. En témoigne David Guillon, infirmier libéral dans une cité de Nice (06) : il intervient auprès d'une large patientèle de retraités d'origine maghrébine, maîtrisant mal ou pas le français et fortement touchés par le diabète. « Je me sens parfois totalement impuissant, admet ce dernier à leur propos. Certains patients ne comprennent pas, par exemple, quand je leur donne le résultat de leur glycémie capillaire. Ce sont l'époux ou les enfants qui font la traduction pour moi ! Alors on se contente d'adapter les doses d'insuline aux résultats qui varient et d'expliquer les grandes lignes de l'hygiène de vie du diabétique par traducteur interposé. » Dans de telles conditions, la communication s'annonce complexe, a fortiori lorsque le traducteur est un enfant de 7 ans dont « le vocabulaire n'est pas assez étendu pour comprendre », confirme David Guillon. De quoi laisser craindre une déperdition d'informations entre soignant et patient, dans un sens comme dans l'autre.

À cela s'ajoutent d'autres barrières : il peut s'agir d'habitudes alimentaires parfois contre-indiquées, de pudeur, voire même de rejet du soignant (pour des raisons religieuses ou pour des représentations du rapport homme/femme) ou encore de croyances qui excluent l'idée de soin et considèrent la maladie comme une fatalité...

EXPÉRIENCE CONCLUANTE

Au cabinet de David Guillon, une solution s'est esquissée il y a trois ans, suite à une simple rencontre : celle d'Adil Azizi, un confrère marocain avec qui il collabore. En plus de ses qualités professionnelles, l'infirmier parle l'arabe et a vécu, durant ses études à l'Ifsi, dans un foyer de jeunes travailleurs situé au beau milieu de la cité où David Guillon exerce depuis des années. Connu du voisinage, il a donc su se faire accepter par la patientèle du quartier, y compris de la communauté «pieds-noirs». Quant à la prise en charge des malades maghrébins, son collègue ne cesse de « constater les progrès réalisés » depuis son arrivée. Cette coopération a, par ailleurs, permis à David Guillon de mieux comprendre les moeurs de certains de ses patients. Si bien qu'il adapte désormais sa tournée aux horaires du Ramadan et essaie d'examiner les demandes de ses patients à la lumière des connaissances religieuses et culturelles de son collègue marocain. « C'est du donnant-donnant avec nos clients, nuance toutefois David Guillon. On fait des efforts mutuels. » Et Adil Azizi de confirmer : « On essaie de voir si leur demande est exagérée par rapport à leurs obligations religieuses. »

Si l'expérience paraît concluante, elle se limite à une population déterminée. Que devient la prise en charge des patients baignant dans d'autres cultures ? Généraliser une telle démarche semble d'ailleurs impensable. « De toutes façons, c'est mathématiquement impossible, souligne David Guillon. Car 20 % de la population immigrée vient du Maghreb : or proportionnellement, on n'a pas autant d'infirmiers maghrébins. » C'est d'autant plus vrai pour les personnes originaires de Turquie, du Vietnam, du Cap-Vert et tant d'autres cultures dites minoritaires. Du reste, systématiser une telle pratique reviendrait à communautariser les soins...

FREINS ET LACUNES

Tenter de comprendre la culture de l'autre peut s'avérer délicat. « On marche sur des oeufs, reconnaît Annyck Wostyn, infirmière libérale à Chatillon-en Diois (26). Jusqu'où peut aller la tolérance ? Elle a des limites quand les coutumes dépassent le cadre légal. »

Pour sa part, Jean-François Le Coadou, infirmier libéral aux Mureaux (78), se montre complètement imperméable à ce genre de considérations. « Je ne négocie jamais, insiste-t-il. Les gens le savent. Si on me demande de me déchausser pour entrer chez un patient, je repars aussitôt. Je n'ai pas de temps à perdre avec cela. Et pour le Ramadan, j'applique les tarifs de nuit en prévenant que ce ne sera pas pris en charge par la Sécu. » Cette posture relativement radicale tout comme l'ignorance - même involontaire - de la diversité culturelle engendrent, de fait, des situations difficiles, souvent alimentées par des idées reçues.

Outre une nécessaire ouverture d'esprit, dépasser les clichés requiert un minimum de formation. Reste à savoir si l'enseignement dispensé dans les Ifsi suffit. Quoi qu'il en soit, des organismes de formation n'hésitent pas à s'engouffrer dans la brèche. Pour preuve : le Cegos, un groupe privé généraliste qui se définit comme «le leader européen de la formation professionnelle» propose désormais une session de deux jours sur «l'accueil interculturel». Cette formation expresse est destinée aux professionnels du secteur sanitaire. Elle vient compléter la longue liste de formations déjà prodiguées par cette organisation auprès de publics très différents issus, entre autres, du milieu bancaire et de la grande distribution.

LE SOIN ADAPTÉ À LA CULTURE

De l'autre côté de l'océan, cette problématique a donné lieu à une littérature abondante. L'Internet canadien fourmille en effet de documentations sur le sujet. En 1999, l'ordre des infirmières et des infirmiers de l'Ontario (OIIO) a d'ailleurs publié une directive professionnelle concernant La prestation de soins adaptés à la culture(1). Ce guide de quinze pages tente de « résoudre les problèmes les plus courants ». En préambule, il pose plusieurs principes, à commencer par le fait que « chacun et chacune d'entre nous appartient à une culture ». Aussi préconise-t-il, avant toute chose, « une réflexion sur ses propres croyances culturelles et ses rapports avec des clients et des collègues d'autres cultures ». Parmi les obstacles les plus répandus, le livret pointe « le manque d'expérience et la peur ». À l'appui, de nombreux exemples commentés : il énonce ainsi une série de conseils susceptibles de répondre à l'objectif de départ. Il s'agit en l'occurrence de définir un plan de soin en collaboration avec le patient. Ce qui « implique souvent d'accepter les principaux éléments de la demande, tout en négociant avec le client de l'exécution des interventions qui, aux yeux de l'infirmière, auront des résultats favorables ».

Au regard du travail effectué par l'OIIO, la France semble accuser un retard en termes d'initiatives nationales dans ce domaine. Des professionnels de santé mènent néanmoins une réflexion similaire à des échelons locaux. Le Centre de recherche et d'information nutritionnelle (Cerin) s'est en effet penché sur la question. Il a ainsi édité une enquête conduite au service de diabétologie de l'hôpital Saint-Louis à Paris(2). Constatant que le service en question « compte 30 % de patients d'origine maghrébine, 10 % d'origine subsaharienne et 5 % d'origine asiatique », les auteurs ont essayé de définir « des pistes pour une attitude nouvelle à l'égard des patients de différentes cultures ». À partir d'un travail réalisé en collaboration avec les familles, cet article invite notamment à « comprendre les habitudes du patient », chercher à « savoir qui informer et qui éduquer » et évaluer quel type de message de prévention délivrer. D'une communauté à l'autre, les attentes semblent bien différentes. D'après les réponses des patients interrogés et de leurs proches, certains seront plus sensibles à un message directif, en l'occurrence les Chinois, quand d'autres - les Africains - préféreront un discours plus pédagogique. L'enquête conclut sur un « bilan positif » dû, selon les auteurs, au « dialogue avec les patients (...) facilité par la présence d'anthropologues, d'interprètes et de médiateurs culturels ; par l'accueil et la bonne volonté de leurs familles ; par la valorisation symbolique des démarches traditionnelles, parallèlement aux messages médicaux ; par une démarche médicale rétive à la généralisation et qui développe un conseil personnalisé, ciblé et progressif ». Ce qui suppose une collaboration étroite entre patient et soignant. Une leçon d'humilité, en somme ? →

(1) In La prestation de soins adaptés à la culture n°51040. Ce guide a fait l'objet de plusieurs rééditions en 2000, 2004 et 2006. Téléchargeable sur le site Internet CultureSens.pdf.

(2) In Alimentation et Précarité n°28 janvier 2005. Article intitulé Alimentation et migration. Respecter les habitudes du pays d'origine pour favoriser l'adaptation : l'exemple du diabète par Nadine Baclet, Hôtel-Dieu, Paris et Dorothée Romand, hôpital Saint-Louis, Paris.

Témoignage

« Chaque culture a ses qualités et ses défauts »

Annyck Wostyn, infirmière libérale depuis 1974 à Châtillon-en-Diois (26), participe à des missions humanitaires à l'étranger avec l'ONG Santé Sud

« Ma tolérance a certainement beaucoup augmenté grâce à mes missions. Il faut reconnaître qu'ici, en Occident, nous n'avons pas raison sur tout ! Chaque culture a ses qualités et ses défauts. Il faut essayer de comprendre l'autre, même si ce n'est pas évident lorsqu'il y a la barrière de la langue. Pour les soins, cela peut être très gênant, car nous n'avons pas toujours le même comportement face à la douleur. Dans les pays nordiques, les gens sont plus introvertis, alors qu'au Sud, c'est le contraire. Pour ce qui est de la prévention, il faut aussi faire attention. C'est bien beau de vouloir passer des messages mais le plus important est de savoir si les gens ont les moyens de les appliquer. C'est pour cela que j'essaie toujours de ne pas plaquer mes messages franco-français. Même en France, il m'arrive de rencontrer des réticences très fortes de la part de certains patients. Je crois qu'il faut donc essayer de trouver un juste milieu entre ce qui est préconisé et ce qu'ils peuvent accepter. Pour y parvenir, il faut nouer une relation de confiance... Et admettre qu'il y a toujours une part d'impondérable. »

ANALYSE RISQUE DE DÉCÈS MATERNELS

Les femmes étrangères plus exposées

Selon une étude de l'Institut de veille sanitaire parue en mars 2009 et effectuée entre 1996 et 2001, les femmes étrangères - surtout celles issues d'Afrique subsaharienne - sont davantage exposées au risque de décès maternel que leurs semblables françaises. Et l'écart pourrait empirer, car la baisse du taux de mortalité chez les Françaises avance plus vite que chez les patientes d'autres nationalités. Par ailleurs, l'examen des données pointe un défaut de soins optimaux : cela concerne 78 % des cas de décès chez les femmes étrangères contre seulement 57 % parmi les Françaises. Là encore, les Africaines subsahariennes sont les premières à en pâtir. Or ces dernières présentent souvent une hypertension en cours de grossesse : elles ont, avec les autres étrangères, quatre fois plus de risques de périr d'une complication liée à une hypertension gravidique. D'après l'enquête, « des difficultés de communication entre les femmes et les soignants peuvent contribuer à des soins inadéquats du fait de symptômes non diagnostiqués ou de mauvaise observance du traitement ». À cela s'ajoutent une tendance à déclarer sa grossesse tardivement ainsi que l'absence de traducteur et de « soins culturellement adaptés ».

Témoignage

« Je fais appel à ma culture pour juger de certaines situations »

Adil Azizi, infirmier libéral, exerce à Nice (06) en collaboration avec David Guillon

« Étant donné que je parle arabe, cela facilite la communication ! Je fais également appel à ma culture et à mes connaissances religieuses pour juger de certaines situations. Une fois, un patient m'a interrogé concernant le Ramadan : je lui ai répondu qu'il n'avait pas besoin de refuser une injection sous ce prétexte. Vu que ça ne s'ingère pas, il n'entrait pas en contradiction avec sa religion en acceptant un tel soin. Ce n'est pas la même chose concernant la prise d'un médicament par voie orale : j'ai donc signalé au patient qu'il pouvait décaler la prise, sauf en cas de contre-indication médicale. A contrario, j'ai déjà ressenti des réticences de la part de certains patients [non arabes, ndlr] vis-à-vis de moi. Mais aucun d'entre eux ne les a verbalisées. De plus, je pense que certains d'entre eux ont dépassé leurs préjugés de départ. »

Interview David Guillon, infirmier libéral à Nice depuis près de 20 ans, coordonnateur du réseau Argil des Alpes-Maritimes, également élu au Conseil départemental de l'ordre des infirmiers

« Apprendre l'arabe serait vraiment utile ! »

Quels freins liés aux différences culturelles rencontrez-vous régulièrement ?

La pudeur et l'éducation, en particulier sur le plan alimentaire, posent souvent problème. La religion implique également des blocages ou des complications. C'est le cas avec le Ramadan qui impose des horaires décalés. Enfin, il y a des croyances qui peuvent pénaliser les soins. Chez les Gitans par exemple, on ne touche pas les déchets du corps. J'avais un patient hémiplégique qui aurait pu disposer d'une chaise percée : pour sa famille, c'était inimaginable. Du coup, il a dû porter des couches !

Quelle solution avez-vous expérimentée ?

J'ai commencé à travailler avec Adil, un confrère marocain. Le miracle s'est alors produit ! Il parle arabe. La communication passe donc mieux avec ma clientèle originaire d'Afrique du Nord. Mais cette solution reste néanmoins très limitée.

Témoignage

« La langue n'est pas un barrage »

Philippe Pitaud, directeur de l'Institut de gérontologie sociale de Marseille (13)

« Cela fait vingt ans que nous travaillons en direction des vieux migrants originaires du Maghreb qui vivent seuls au centre de Marseille, en foyer Sonacotra - devenu Adoma - ou en hôtel meublé. Nous leur proposons des bilans de santé. Pour aller plus loin dans la prévention, nous avons monté un diaporama très visuel : il montre chaque aliment en fonction des pathologies rencontrées et indique si le produit est bon, mauvais ou s'il faut y faire attention. Même si notre public n'est en général pas lettré, nous n'avons aucun problème de communication : la langue n'est pas un barrage, c'est une vue de l'esprit des continentaux ! Quant à savoir si nos messages ont porté leur fruit, cela me paraît difficile à évaluer. Modifier des habitudes alimentaires s'avère souvent délicat. Chez des Européens, cela est déjà complexe, alors chez des immigrés isolés et vivant souvent dans des conditions très précaires, la tâche est d'autant plus compliquée. Nous pensons toutefois que notre action a un intérêt, et nous souhaiterions en faire un DVD. Nous cherchons les financements. »