L'Infirmière Libérale Magazine n° 255 du 01/01/2010

 

Après la mort

Dossier

Lorsqu'un patient décède, son infirmière libérale peut faire partie des premières personnes rappelées à son chevet. Mais, dans ces moments douloureux, la famille et les proches attendent du soignant un savant dosage de professionnalisme et d'émotion.

C'est au cours de la visite quotidienne ou par un coup de fil d'un proche, d'une collègue, du médecin que l'on est informé : madame ou monsieur X est décédé(e). On ne s'y attend pas toujours. Et les années d'expérience n'empêchent pas d'être touché par cette nouvelle. Deux décès sur dix surviennent en dehors d'une institution de soin, dont seulement une partie à domicile. « La médicalisation de la vie jusqu'à son terme refuse à la communauté humaine les temps hautement symboliques qui la relient à son histoire et aux valeurs qui en sont constitutives », déplore Emmanuel Hirsch(1), directeur de l'Espace éthique de l'AP-HP. Même si c'est peu fréquent, certains patients des infirmières libérales décèdent donc chez eux. Il s'agit d'une rupture brutale, surtout lorsqu'une relation s'était tissée, avec le temps et les affinités.

« J'ai été confrontée au décès de quatre de mes patients en six mois, raconte Maud, libérale depuis quatre ans. Ces décès étaient prévisibles car ces patients étaient en fin de vie, mais je les suivais depuis trois, quatre ans, plus longtemps encore. » Elle se souvient de la première fois qu'elle a été confrontée à la mort, celle d'une patiente très âgée et très diminuée. « Elle avait des antidouleurs très forts. Je la prenais en charge en binôme avec les soins à domicile. Un matin, quand je suis passée, elle n'était vraiment pas bien du tout. Et un peu plus tard, la famille m'a appelée : elle était décédée. J'y suis allée, il y avait aussi le médecin, les proches... »

LA PEINE DES AUTRES

Maud appréhende moins le décès de ses patients que lorsqu'elle travaillait à l'hôpital : « À domicile, estime-t-elle, on est bien secondée par le médecin et la famille est très présente. Je ne l'ai pas mal vécu. » Mais toutes ne partagent pas cette opinion : beaucoup pensent au contraire qu'à l'hôpital, les libérales sont moins seules face au patient décédé et à leurs proches. En établissement, les infirmières peuvent passer le relais à des collègues, se reposer sur une équipe et, sauf en long séjour, les soignants n'ont pas le temps de créer le même type de relation qu'à domicile avec les patients... Pour Jean-Marie Queuille, infirmier libéral depuis seize ans, « la mort à l'hôpital, c'est un peu aseptisé, voire déshumanisé. À domicile, c'est mieux pour la personne, mais plus difficile pour le soignant ». Sauf, éventuellement, s'il travaille en réseau de soins palliatifs.

« Quand je travaillais en établissement, raconte Pamela, infirmière libérale de 26 ans, je n'ai pas été confrontée à la mort. Mais chaque fois que je sentais que des patients n'allaient pas bien, je me disais : «Pourvu que je ne sois pas toute seule quand cela arrivera !». » Depuis qu'elle vole de ses propres ailes, elle craint le moment où l'un de ses patients décèdera, mais pas pour les raisons que l'on imagine. « Ce que j'appréhende, explique-t-elle, ce n'est pas tant d'être confrontée à la mort mais plutôt à la peine de la famille. À l'hôpital, on ne voit pas souvent les proches au moment du décès. À domicile, c'est différent : il n'y a que moi et la famille. Depuis plusieurs mois, je suis une patiente vraiment très âgée et chaque fois que sa famille m'appelle, j'ai peur... »

Pour Isabelle Lévy, formatrice sur les rites culturels et religieux face aux soins(2), les libérales sont certes leur propre patron et s'organisent librement, « mais dans la peine, les émotions, elles se retrouvent seules face à elles-mêmes et face à la difficulté car il est rare de pouvoir compter sur une collègue ». Elle pointe aussi le sentiment d'inutilité que certaines peuvent ressentir au moment où la personne défunte cesse d'être l'objet de leurs soins pour revenir totalement dans le giron familial. Elles ont pourtant un rôle à jouer.

EFFACER LE MÉDICAL

En premier lieu, si ce n'est déjà fait, appeler le médecin traitant afin qu'il établisse le certificat de décès est un acte indispensable. Isabelle Lévy recommande aussi, en attendant le médecin, que quelques dispositions de bon sens soient prises : fermer portes et fenêtres, faire l'obscurité dans la chambre, éteindre le chauffage pour éviter une dégradation accélérée du corps. Également de retirer tous les appareils et dispositifs médicaux qui font référence à la maladie, «effacer le médical» et permettre aux proches de retrouver une intimité avec la personne défunte. C'est ce que fait Jean-Marie : « Cela permet un peu de redonner à la personne son intégrité physique », commente-t-il. Retirer les appareils offre la possibilité à la famille, aux amis, de retrouver la personne telle qu'ils l'ont connue autrefois, libre de toute technicité et de toute douleur, ajoute la formatrice.

Ensuite, selon elle, l'enjeu majeur pour un soignant consiste à trouver la bonne distance avec la famille. Comme dans toute démarche de soin mais peut-être encore davantage dans ces moments si délicats.

« Les soins, même si un patient décède, ne me font pas peur : j'ai appris et cela fait partie du métier, observe Pamela en évoquant ses craintes. Mais je suis capable de me mettre à pleurer avec la famille... D'un côté, c'est tant mieux, cela signifie que je ne suis pas devenue un robot. Mais d'un autre, cela montre que j'ai du mal à mettre des limites entre eux et moi. Je ne veux pas que les gens me considèrent comme trop sensible ni comme insensible... » Où se situe la frontière ? Quelle est la nature de la relation qui se tisse, parfois pendant des années, entre une infirmière libérale et son patient, sa famille ? Que justifie-t-elle au moment de sa mort ? « En libéral, on s'attache plus aux gens, remarque la jeune infirmière. Je travaille cinq jours sur sept, matin et soir : quand cela va bien, je suis là ; quand cela va mal, je suis là. Au bout d'un moment, on devient un peu comme un membre de la famille. »

RESTER PRO, MALGRÉ L'ÉMOTION

Maud évoque différemment ce qu'elle a ressenti la première fois où elle a été confrontée à la mort d'une de ses patientes : « Ce n'était pas un moment facile. La peine des gens m'a touchée mais je n'ai pas pleuré, je me suis retenue : je n'allais pas en rajouter. » Pour Isabelle Lévy, « verser une larme, c'est un témoignage de solidarité. C'est normal. Mais il ne faut pas perdre de vue que l'infirmière n'est pas là pour pleurer mais pour agir. Si le soignant est effondré, il n'est plus d'aucune utilité ».

À son arrivée chez un patient de longue date qui venait tout juste de se suicider, Jean-Marie a surmonté le choc et l'émotion en ayant des réactions hyper-professionnelles, issues de son expérience au Samu et aux urgences. Une autre fois, face au corps sans vie d'un patient isolé, c'est la colère qui l'a emporté devant tant de solitude et de misère...

Si elle est là pour agir, l'infirmière libérale n'est pas non plus là pour tout faire. Isabelle Lévy insiste particulièrement sur la nécessité, lorsque les premiers gestes décrits plus haut ont été effectués, de proposer son aide plutôt que de prendre les devants. Maud a par exemple proposé d'appeler la mairie pour entamer les premières démarches. Jean-Marie demande aux proches s'ils souhaitent qu'il fasse la toilette du défunt, « mais généralement ils refusent ». Maud, quant à elle, a effectué la toilette mortuaire d'une patiente défunte : « C'est un moment important dans la vie d'une infirmière libérale », estime-t-elle en évoquant ce moment particulier partagé avec la fille de la patiente. S'il s'agit d'un acte de soin, la toilette mortuaire ne revient pourtant pas d'office à l'infirmière. Elle peut l'assurer si on le lui demande mais « il ne faut surtout pas croire qu'il s'agit d'une obligation », rappelle Isabelle Lévy. Cette toilette peut aussi être réalisée par les proches (certains, selon leur confession, l'exigent même, cf. encadré p.24) ou par les employés de l'entreprise de pompes funèbres.

PASSER LE RELAIS

Pour le reste, « il y a toujours une personne de confiance qui va venir prendre le relais », indique Jean-Marie, qui ne souhaite pas entrer dans les «affaires familiales». « L'infirmière peut proposer d'appeler une personne qui pourra prendre les choses en charge, poursuit Isabelle Lévy. Mais ce n'est pas à elle de prévenir toute la famille. Elle peut se mettre à la disposition de la famille mais de façon limitée. » Surtout, précise la formatrice, ne pas appeler de soi-même une entreprise de pompes funèbres, à part s'il existe un contrat obsèques qui précise laquelle ou si la famille lui indique expressément laquelle contacter. Il s'agit en effet d'une démarche commerciale et la famille pourrait ultérieurement reprocher à l'infirmière une éventuelle initiative dans ce domaine.

En tout état de cause, si la famille décline la proposition d'aide, « il faut savoir s'effacer, recommande la formatrice. Il ne faut pas «voler la mort» à la famille. Parfois, elle a besoin de se retrouver seule autour du défunt et de vivre intensément ces instants. Ces quelques minutes représentent peut-être le seul moment où les proches seront avec lui avant le début du protocole funéraire. Ce tête-à-tête avec le défunt, ce sont des instants très importants. »

Et puis la vie, au dehors, poursuit son cours. Professionnellement et émotionnellement, les infirmières doivent pouvoir continuer leur tournée. « La vie, c'est le plus important, résume Jean-Marie Queuille. Les gens savent que lorsqu'il faut prendre du temps, on le fait, mais aussi qu'on a beaucoup de travail. »

Pamela s'est arrangée avec une collègue pour passer environ deux heures et demie avec la famille de sa patiente décédée, avec laquelle elle avait tissé une belle relation. Maud ne facture pas les soins dispensés au chevet d'un patient décédé. « Certaines le font, souligne-t-elle, mais pour moi, ce n'est pas possible. J'imagine les gens qui reçoivent le décompte de la Sécurité sociale après le décès... »

Jean-Marie non plus ne facture pas : « Il n'y a plus de considérations business dans ces moments-là », explique l'infirmier. Une fois refermée la porte du patient disparu, il monte dans sa voiture grand confort et met la musique à fond.

(1) in , 20 mai 2009.

(2) Auteure de Les soignants face au décès, pour une meilleure prise en charge du défunt, Estem, février 2009.

Comment faire...

Avec les proches

Réconforter, soutenir les proches d'un patient décédé, quoi de plus naturel ? La question de la juste distance se pose cependant. « Dans le journal local, le nom de l'infirmière apparaît sur les avis de décès. Cela m'a fait bizarre la première fois, confie Maud. La famille [d'une patiente décédée, ndlr] m'a gentiment demandé si je viendrais à l'enterrement et j'ai senti qu'ils attendaient une réponse positive. Je me suis sentie un peu obligée d'accepter. J'y suis allée mais je suis restée un peu en retrait. Les proches m'ont remerciée et serrée dans leurs bras. Ils m'ont ensuite envoyé un bouquet de fleurs. » Jean-Marie, lui, n'est resté qu'un moment à la messe d'inhumation d'un patient dont il était proche : « J'ai été pris par les larmes », avoue-t-il. Le plus souvent, il fait livrer des fleurs au domicile du défunt, de temps en temps avec un petit mot de réconfort. En matière de condoléances, Isabelle Lévy cite Joseph Berchoud (Le grand livre de la mort à l'usage des vivants) qui propose, lorsqu'on écrit un mot aux proches, d'évoquer ce que l'on ressent à l'annonce du décès et de proposer son aide, voire affirmer sa solidarité.

Interview Isabelle Lévy, écrivain et conférencière spécialisée, formatrice sur les rites culturels et religieux face aux soins

Savoir se faire épauler

Quelle est la bonne place pour les libérales lorsqu'un de leurs patients est décédé ?

Elles doivent garder le cap pour répondre à leurs obligations. Elles sont parfois seules à la maison du défunt ou avec la famille, qu'elles connaissent souvent très bien. À part pour certains gestes, elles sont libres de dire «je fais» ou «je ne fais pas».

Peuvent-elles selon vous passer du temps avec la famille ?

Elles peuvent être un peu partagées entre leurs émotions et leurs obligations de soins. Mais elles ont d'autres patients à prendre en charge et qui les attendent.

L'infirmière se sent parfois démunie face à un patient défunt, une famille effondrée. Que peut-elle faire ?

L'infirmière libérale n'est pas seule. Elle doit savoir se faire épauler, par la famille, le médecin, l'entreprise des pompes funèbres choisie par la famille, voire la police en cas de difficulté. On n'a jamais tous les éléments et il ne faut pas prendre les décisions qui ne nous reviennent pas.

TOILETTE MORTUAIRE

Ce que prescrivent les religions

« Pour le personnel de santé, le spirituel reste secondaire, alors que la réglementation demande qu'il soit pris en compte dans la mesure du possible », alerte l'auteure Isabelle Lévy. Les religions les plus courantes ont formalisé des rites pour les instants qui suivent le décès et en ce qui concerne la toilette mortuaire. Elle en rappelle les principaux :

La religion juive prévoit que le corps du défunt soit posé à terre, les bras le long du corps, mains ouvertes, et entièrement recouvert d'un drap blanc après le constat du décès. Une bougie est disposée à sa tête (parfois une autre à ses pieds) et les miroirs sont voilés. La toilette est ritualisée : deux membres de la communauté religieuse, du même sexe que le défunt, sont chargés de ce rite de purification.

Dans l'islam, il est prescrit qu'un parent accompagne la personne pendant ses derniers instants. Lorsque la personne décède, un homme lui ferme les yeux et la bouche, les hommes prient et les femmes se tiennent à l'écart. Les bras le long du corps, le défunt est recouvert d'un linceul blanc. Fleurs et plantes sont sorties de la chambre et les miroirs voilés. Le corps est lavé et préparé rituellement par un ou deux bénévoles relevant de la mosquée ou des membres de la famille, du même sexe.

Le christianisme prévoit qu'un prêtre pratique l'eucharistie auprès d'une personne mourante avant l'onction des malades (application d'une huile bénite) pour les catholiques. Une confession peut être proposée. Selon qu'il soit catholique, orthodoxe ou protestant, le défunt aura les mains jointes, voire les doigts croisés ou les bras le long du corps. Le visage - parfois aussi le corps - est découvert. Quatre cierges peuvent être allumés près de lui. Un objet de culte est quelquefois placé entre ses mains. Aucun rite de toilette particulier n'est prévu. Ce sont souvent les soignants qui s'en chargent, parfois aidés par des proches. Les Tziganes, cependant, lavent le corps avec de l'eau salée ; les Polynésiens talquent les plis du corps ; les Antillais laissent une fenêtre ouverte. Le visage est parfois maquillé.

Chez les bouddhistes, le corps ne doit plus être touché pendant le moment du décès et après, jusqu'à trois jours (ce qui n'est pas possible en France). Une fenêtre est ouverte.