L'Infirmière Libérale Magazine n° 256 du 01/02/2010

 

Tournées nocturnes

Dossier

Chaque nuit, entre 20 heures et 5 heures, des infirmiers libéraux sillonnent les rues pour se rendre au chevet de patients très dépendants. Un mode d'exercice particulier, concentré dans la région grenobloise.

À l'heure où la quasi-totalité des libérales finissent leur journée, quelques-unes débutent leur tournée nocturne. Elles sont très peu nombreuses et manifestement concentrées sur Grenoble.

Fruit du hasard ? Pas tout à fait : le centre médico-universitaire Daniel-Douady de Saint-Hilaire du Touvet, dans la proche banlieue grenobloise, attire de nombreuses personnes handicapées nécessitant des soins et désireuses de poursuivre des études. Beaucoup, semble-t-il, choisissent ensuite de vivre dans le chef-lieu de l'Isère, situé sur un plateau au milieu des montagnes et qui a produit des efforts considérables pour développer son accessibilité. Tétraplégiques, myopathes ou personnes atteintes d'amyotrophie y ont trouvé un environnement plus favorable à la vie à domicile. Un choix possible à condition qu'ils soient secondés dans tous les gestes de la vie quotidienne par des professionnels, notamment infirmiers. Comme pour certaines personnes âgées.

Handicapés et personnes dépendantes constituent la clientèle des cabinets infirmiers de nuit qui ont essaimé dans et autour de la ville. Laurence Moulin, 45 ans, a monté le sien il y a peu. Auparavant salariée, elle avait déjà choisi de travailler de nuit : avec cette formule, « l'équipe est fixe, les repos sont fixes ». Et lorsqu'elle a eu des enfants, elle en a apprécié les côtés «pratiques» comme la disponibilité. « J'ai continué car je suis plus compétitive la nuit : je ne suis pas du tout du matin », avoue-t-elle. En 2002, à un moment difficile dans son travail et un tournant de sa vie, elle qui avait toujours juré qu'elle ne quitterait pas le service public a embrassé la carrière libérale, de nuit.

« SOIGNER COMME JE L'ENTENDS »

« Cela s'est fait par le bouche-à-oreille, raconte Laurence. J'ai accompagné en tournée une infirmière qui allait changer de région et je l'ai remplacée. C'est un pas que j'ai franchi sans presque y réfléchir. » Elle a tout de suite perçu « l'opportunité de soigner les gens comme je l'entendais et non pas avec la notion de rendement comme à l'hôpital. Je peux passer une demi-heure par patient, parfois plus, avec personne au-dessus de mon épaule pour me dire quoi que ce soit ».

Après une interruption de carrière de dix ans, Catherine Lachenal, est revenue à son premier métier en 1993 sur un poste de coordinatrice de Services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) à 80 % et, un an plus tard, elle a commencé à travailler pour un cabinet grenoblois une nuit par semaine. « J'étais divorcée avec deux enfants et je voulais être là pour la sortie de l'école et les devoirs », explique-t-elle aussi. Elle mène donc de front ses deux activités mais sur un rythme différent : trois à quatre jours par semaine sur le Ssiad et une nuit par semaine. « C'est très complémentaire : la journée je suis responsable d'une équipe d'aides-soignantes, j'assure la coordination entre les médecins, les gestionnaires de l'allocation personnalisée d'autonomie l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), les personnes âgées ; et la nuit, j'ai un lien direct avec les patients. »

NURSING ET RELATIONNEL

Les soins pratiqués la nuit - et prescrits comme tels par les médecins - relèvent principalement du nursing. Une partie, jusqu'à minuit ou 1 heure, doit être réalisée au moment du coucher des patients : déshabillage, toilette, mise en place de dispositifs (masque de ventilation non invasive, VNI, par exemple), percussion de la vessie... « Ce sont des personnes qui sont complètement assistées et dans l'incapacité de faire quoi que ce soit seules », observe Laurence. « Un coucher chez un tétraplégique, cela peut durer une heure, précise Catherine. Chez les personnes myopathes, par exemple, si on n'a pas bien placé un membre à trois centimètres près, elles auront des contractures. C'est un «prendre soin» très exigeant, qui repose sur beaucoup de petits détails car, après notre départ, les patients sont tout seuls. Il faut aussi prendre le temps de les rassurer » et de vérifier, le cas échéant, que la bouteille d'eau ou la gâche électrique est bien posée près d'eux, etc.

Le moment du coucher s'avère spécialement favorable au soin relationnel, que les infirmières apprécient particulièrement. À la fin de leur journée, « c'est un moment attendu par les patients. Quand j'arrive, je suis bienvenue », remarque Laurence. Pour beaucoup de patients, notamment ceux qui sont peu entourés, « c'est le temps des confidences », souligne Catherine. Un moment où les angoisses remontent à la surface, aussi : « On prend le temps, poursuit-elle. La solitude, l'image de soin... il y a beaucoup de choses à travailler. » Il s'agit également d'un temps propice à l'éducation thérapeutique, comme sur l'observance du traitement auprès de jeunes traumatisés crâniens, par exemple. « Tout en faisant, on discute », note l'infirmière. « On fait parfois office de conseiller santé personnel, ajoute sa consoeur. On a ainsi beaucoup parlé de la vaccination contre la grippe A/H1N1 mais certains évoquent des sujets intimes, comme ce couple qui a un projet d'enfant. »

TROUSSEAU DE CLÉS

Des relations particulières se tissent souvent, par la force des choses, au fil des années. Les deux infirmières retrouvent leurs patients au restaurant une à deux fois par an. Certains disposent même du numéro de téléphone personnel de Laurence en cas de besoin. « Ce n'est pas vraiment une relation amicale mais pas non plus une relation soignant-soigné classique », souligne-t-elle. Si certains oublient parfois, dans le cadre des soins de nursing, qu'elle n'est pas auxiliaire de vie, c'est le « revers de la médaille », qu'elle admet parfaitement : « On ne peut pas avoir une relation fraternisante et poser les limites que l'on veut. »

La confiance, clé de toute relation de soin, revêt la nuit une dimension supplémentaire, surtout en ce qui concerne la deuxième partie de la tournée nocturne. Jusqu'à 2 h 30, voire 5 heures pour les unes ou les autres, avec une pause plus ou moins longue, « nous repassons chez ces patients pour les faire uriner, les faire boire - c'est très important chez les tétraplégiques - donner un médicament, ajuster un masque, changer une perfusion ; mais aussi pour les retourner, les repositionner, afin de prévenir les escarres », précise Laurence Moulin. Équipées d'un énorme trousseau de clés, elles se rendent au chevet des patients : « On essaie de ne pas les réveiller, explique Laurence Moulin, on ne fait pas de bruit, on évite de trop allumer les lumières. » Certains d'ailleurs ouvrent à peine un oeil pendant les gestes de l'infirmière...

Catherine Lachenal remarque que les interventions infirmières de nuit comprennent très peu de soins techniques à part des sondages, voire des perfusions pour les personnes en fin de vie. « De toute façon, je ne pourrais pas enchaîner les piqûres et les injections d'insuline, reconnaît-elle. C'est un choix. Je suis peut-être une moins bonne technicienne mais j'y ai gagné en relationnel, en éducation thérapeutique et en expérience humaine. » Sa consoeur confirme en déclarant trouver sa place dans ce monde du handicap, un monde d'optimisme dans lequel les gens ne se plaignent jamais : « C'est apaisant. »

RÉCUPÉRER

Les urgences, en tout cas, sont rares. « Quand il y en a, on est bien entourées avec le Samu, les pharmacies de garde, etc., constate Laurence. La nuit, les gens sont plus conciliants. Une fois, un patient amorçait un choc septique : il a suffi que je retrouve une vieille ordonnance et, en accord avec le Samu, le pharmacien a bien voulu me délivrer les médicaments et on a pu ainsi éviter l'hospitalisation. » Les nuits n'en restent pas moins chargées en termes d'emploi du temps mais aussi physiquement et psychologiquement. Entre deux patients, Catherine grignote, écoute la radio, les émissions pour noctambules ou Barbara...

« Quand je rentre, je dors, mais artificiellement : il y a tant de pression pendant les huit heures de la tournée ! Si je ne prends rien, je mets deux heures à m'endormir, confie Laurence Moulin. Mon mari ou ma mère s'occupent alors des enfants le matin et je me réveille vers 11 heures ou midi. » Travailler la nuit demande une capacité d'organisation de la vie quotidienne supérieure lorsqu'on jongle, en plus, avec une autre activité. En tant qu'infirmière coordinatrice huit heures par semaine, elle répartit ses horaires assez souplement, mais les nuits où elle travaille, elle ne se repose pas avant. « Les autres jours, j'ai un rythme de mémé, je m'endors sans médicament vers 22 heures alors qu'avant, j'étais une couche-tard », poursuit-elle.

JONGLAGE

Catherine se débrouille aussi : au Ssiad les lundi, mardi, mercredi et jeudi, une nuit le jeudi soir après avoir dormi deux heures et mangé un morceau, et le vendredi pour le reste. Elle récupère sa nuit de sommeil dès qu'elle a une heure devant elle : « J'ai de la chance, je m'endors en deux minutes. »

Lorsqu'elle a monté son cabinet, Laurence a assuré seize à dix-sept nuits par mois pendant cinq mois : beaucoup trop. « J'y ai laissé un peu de ma santé », reconnaît-elle. Son corps a dit stop. Désormais, onze nuits par mois constituent son rythme de croisière. Même si sa vie sociale en pâtit : les sorties le soir ou les soirées entre amis sont limitées : « Je dois parfois renoncer ou je n'ai pas trop envie de sortir », observe Laurence, qui le regrette pour sa famille. « Je n'ai pas mon compte de sommeil et je ne récupère plus aussi bien qu'avant, ajoute-t-elle. Mais je n'ose pas envisager la suite car j'aime beaucoup ce que je fais et je ne me vois pas faire autre chose, travailler le jour... La suite va certainement s'imposer à moi brutalement, le jour où je ne pourrai plus, mais j'espère le plus tard possible. » À 48 ans, Catherine sait que la question va se poser pour elle aussi : « Je pourrais arrêter les nuits mais je n'y arrive pas. En faire moins, peut-être... Mais au niveau relationnel, cela me nourrit encore tellement ! »

ANALYSE TOURNÉES

Dans l'obscurité des rues

« La nuit, il y a une ambiance feutrée qui me convient très bien, remarque Laurence Moulin. Je n'ai pas peur, je me sens dans mon élément. » Tout comme sa consoeur, elle refuse de se rendre dans les quartiers les plus sensibles. Mais dans les autres, « on finit par être connu et il suffit souvent de glisser un petit mot, d'être poli et d'avoir un petit peu d'humour pour que les choses se passent bien », poursuit-elle. Sa seule crainte : devoir faire face à un toxicomane hermétique à toute discussion. Elle prend donc ses précautions.

Catherine Lachenal se fait le plus discrète possible, en banal survêtement, et évite certains itinéraires depuis qu'elle a vécu deux grosses frayeurs. Face au risque d'accident, elle conserve également dans sa voiture une fiche qui indique qu'elle est infirmière de nuit et quels numéros appeler pour avertir ses proches mais aussi ses collègues pour que la tournée soit assurée. Dernièrement, se rappelle l'infirmière, un soir de grand froid, « les routes étaient des patinoires, j'ai roulé toute la nuit à 15 km/h et je suis tombée en sortant de chez un patient ». Rien de grave, mais un vrai moment de solitude nocturne...

FONCTIONNEMENT

Choix d'équipe et contraintes administratives

Lorsqu'un nouveau patient demande l'intervention nocturne d'une infirmière du cabinet de Catherine Lachenal, un des infirmiers le rencontre dans la journée et établit la démarche de soins infirmiers : « Il identifie l'entourage familial de la personne, ses besoins en termes de soins et, sur le plan psychologique, il détermine les objectifs de soin, recueille les éléments administratifs et passe en revue les détails pratiques comme la façon dont on peut rentrer chez la personne à 2 heures du matin, par exemple. » Ensuite, la décision d'intégrer ce patient dans la tournée du cabinet se prend en équipe. Si plusieurs personnes en fin de vie sont déjà prises en charge, cela pourra sembler trop lourd à l'un ou l'autre d'ajouter un nouveau patient nécessitant ce type de soins. D'autres facteurs comme la localisation du domicile peuvent également intervenir. Quand un nouveau patient est intégré, le cabinet appelle les infirmières qui interviennent le jour pour établir une collaboration et formaliser les transmissions à travers la proposition d'un dossier de soin commun.

Une difficulté réside dans la limitation des actes infirmiers à quatre AIS3 par patient et par jour, souligne Catherine Lachenal. « Pour une personne handicapée très dépendante, il faut déjà trois AIS3 pour la journée et il en faudrait d'autres pour la nuit », indique-t-elle. Les dépassements sont souvent inévitables. Certains médecins-conseil ont autorisé des dépassements mais, généralement, il faut organiser avec l'équipe médico-sociale un transfert de certains gestes vers une auxiliaire de vie.

EN SAVOIR +

XE JOURNÉE DU SOMMEIL

Le 19 mars, l'Institut national du sommeil et vigileance (INSV) sera le relais de la Journée mondiale du sommeil en France. Son site () regorge d'études, de conseils pratiques et propose une carte des centres du sommeil.

LE TRAVAIL DE LA NUIT

Le n°82 de la revue Vie sociale et traitements (éd. Eres, 2004) met en lumière les acteurs, les modes d'intervention et les façons d'être, la nuit.

MAMAN DE NUIT

Ce livre de 24 pages s'adresse aux enfants qui ont du mal à accepter l'absence d'une maman infirmière de nuit. De Sigrid Baffert et Frédéric Rébéna (éd. Le Sorbier, 2009).

RETROUVER UN SOMMEIL NATUREL

L'auteur, le Dr Roger Halfon, propose des techniques douces pour retrouver un sommeil serein (éd. Delville, 2004).

Interview Dr Éric Mullens, Laboratoire du sommeil, CH d'Albi

Une sieste avant, une sieste après

Quel est le moment le plus difficile dans une tournée de nuit ?

En matière de système de sommeil, le moment le plus dur pour rester efficace s'étend entre 3 et 6 heures du matin.

Peut-on se préparer la veille à travailler la nuit ?

Si elles sont jeunes et qu'elles peuvent dormir le matin, cela peut ne pas être trop difficile. Sinon, elles risquent de manquer de sommeil. Pour compenser, il faut apprendre à faire la sieste, organiser des temps de repos à certains moments de la journée pour anticiper. Pour une personne qui va se coucher tard le soir, il est intéressant de faire une sieste anticipative d'une vingtaine de minutes vers 18 ou 19 heures pour ne pas être somnolente.

Comment récupérer d'une tournée nocturne ?

Il faut compenser la privation de sommeil par un petit repos, 20 minutes à une heure. Il ne faut pas cumuler l'éveil. Une personne qui reste éveillée pendant 17 heures de façon continue se comporte comme une personne avec 0,5 gramme d'alcool dans le sang. Pour 24 heures d'éveil, c'est 1 gramme. Et, avec l'âge, il semble que les rythmes irréguliers sont moins bien supportés.