L'infirmière Libérale Magazine n° 260 du 01/06/2010

 

Agressivité

Dossier

DOSSIER RÉALISÉ PAR MARIE-CAPUCINE DISS ET ILLUSTRÉ PAR OLIVIER PHILIPPONEAU  

Remarques sur les horaires, remise en cause croissante de leurs compétences… Les relations entre les soignants et leurs patients semblent de plus en plus marquées par l’agressivité. Pourtant, l’agressivité est également un phénomène psychologique qui se gère : décryptages et conseils.

« Nous sommes habitués à passer partout mais, par moments, on sent qu’elle s’installe. On peut mettre ce que l’on veut : de la douceur, du calme… On pense qu’à la prochaine visite, on aura peut-être la clé. Mais on la retrouve. Et, immanquablement, cela se termine par un clash. » La violence, décrite par Éric Parfait, infirmier libéral à Saint-Nazaire (44), s’invite régulièrement dans les soins à domicile. Elle peut juste gâcher la journée, mais aussi déstabiliser plus durablement, lorsqu’elle est répétée et sans issue. S’il est difficile de la quantifier pour la profession libérale, on dispose de quelques indices significatifs des mutations que connaît notre société.

Lèvres pincées, masque figé, extrême pâleur, ou au contraire rougeurs : autant de signes qui marquent les prémices d’une agressivité qui se traduira par des provocations, des remarques blessantes ou un comportement généralement hostile. Quand un frein n’y est pas mis, l’agressivité peut déboucher sur une rupture ou des actes de violence, physique ou verbale.

AGRESSIVITÉ PATHOLOGIQUE

Il y a une agressivité que l’on peut qualifier de pathologique et qui peut facilement se transformer en passage à l’acte. Des maladies neurovégétatives comme celle d’Alzheimer lèvent les inhibitions. Les professionnels sont habitués à gérer ces maladies : « Nous savons que nous devons toujours nous placer en retrait d’un malade atteint d’Alzheimer, témoigne Ariane Vernin, infirmière libérale à Paris (75). Il m’est arrivé de recevoir un coup, par surprise, par le mari d’une patiente. Je connaissais sa maladie, mais j’avais oublié de rester vigilante. » De même, des troubles du comportement se traduisent souvent par une agressivité qui se retournera contre une cible idéale : les soignants. Et, dans ce cas, l’agressivité peut rapidement se transformer en violence, comme en témoignent les chiffres de l’Observatoire national des violences en milieu hospitalier : en 2008, 52,61 % des situations de violence ont ainsi été enregistrées en service de psychiatrie.

RELATIONS DE SOIN MAL ENGAGÉES

Le plus souvent, l’agressivité vient de failles, de perturbations dans la relation entre l’infirmier et son patient. Ariane Vernin, infirmière travaillant à Paris, brise instinctivement une agressivité qui menace de gagner du terrain : « Quand je sens que c’est mal parti, je recadre tout de suite la personne. Après, les relations deviennent très fluides et agréables. » Les mots, brusques ou doux, tournés vers le dialogue, sont nécessaires pour enrayer la montée de l’agressivité. Mais le recours à la parole n’est pas toujours évident, surtout quand l’agressivité est là, sans se déclarer véritablement. Éric Parfait relate cette situation délicate avec une patiente : « Dès le début, j’ai senti dans son attitude qu’elle me “cherchait”. Puis cela s’est confirmé. Après le soin, elle m’a fait parvenir un SMS qui indiquait : “vous m’avez fait mal”. Lors de ma visite suivante, je me suis concentré sur mon travail technique. Dans ces cas, on n’a plus rien à se dire. Pourtant, ce qui est intéressant, c’est de prendre le temps de parler un peu. »

Souvent, l’agressivité des patients avec leur soignant prend une forme “passive” : aucune parole, aucun signe extérieur d’énervement ne viennent troubler une surface trop lisse. La personne affiche une attitude très polie, un sourire figé. Mais, sous cette apparence, la colère gronde et est prête à éclater.

Selon la psychologue clinicienne, Sandra Sapio, coordinatrice et formatrice à l’Afbah (Association française pour la bientraitance des personnes âgées et/ou handicapées): « Il ne faut surtout pas ignorer ce comportement. Autrement, il va monter sans fin. Au contraire, par une phrase, il faut mettre les choses à plat. Dans le cas d’une agressivité passive, la personne ne parvient pas à dire les choses, à poser son agressivité. Il faut lui permettre de s’exprimer tout en désamorçant la tension. » Mais attention, il ne s’agit pas de se mettre en position d’infériorité ou d’inconfort. Ainsi, devant une personne crispée offrant un masque impénétrable et un sourire de surface, une petite phrase comme « vous êtes tendu aujourd’hui, je me trompe ? » peut permettre de débloquer les choses. C’est l’occasion pour la personne de dire ce qu’elle a sur le cœur, d’exprimer ses angoisses ou sa douleur, ou, au contraire, de nier si elle ne désire pas communiquer. Quoiqu’il en soit, cela marque la reconnaissance d’un mal-être, ce qui est fondamental. La personne ne peut ainsi plus se considérer comme une victime, sa colère n’a plus de moteur.

LA QUESTION ÉPINEUSE DES HORAIRES

Dans son ouvrage consacré aux pratiques du métier (cf. encadré En savoir plus), la sociologue Florence Douguet note que les infirmières libérales perçoivent leurs patients comme de plus en plus exigeants envers d’éventuelles contraintes temporelles. Pour les libérales, le désir de liberté et d’autonomie qui peut les pousser à quitter l’hôpital se voit contrecarré par la pression des personnes soignées, qui remplacent alors la contrainte de la hiérarchie hospitalière. La question des horaires devient notamment de plus en plus épineuse.

« Je sens un manque de souplesse grandissant, particulièrement chez les personnes âgées, observe Ariane Vernin. Elles semblent avoir un emploi du temps très serré, dans lequel il faut arriver à se glisser. Les soins deviennent un élément perturbateur et une gêne. Des patients m’ont confié qu’ils ne supportaient pas de voir toutes ces personnes se succéder chez eux : l’infirmière, l’assistante de vie, l’aide ménagère. » Quitte à oublier que ces personnes sont présentes pour des soins ou une aide à domicile. Les retards tendent à ne plus être des aléas, mais des manquements difficilement tolérables, suscitant l’agressivité. En cas de retard mal supporté, Sandra Sapio propose un dosage savant : « Encore une fois, il est nécessaire de ne pas être dans le déni et de montrer à l’autre que l’on prend en compte et que l’on reconnaît la gêne occasionnée. Mais il faut également rappeler ses propres impératifs, sans se perdre dans les excuses ni en tenant des promesses irréalisables. » Comme par exemple d’arriver exactement à l’heure la prochaine fois.

L’idée est de reconnaître une chose réelle, sur laquelle les deux personnes peuvent être d’accord. Par exemple, certains patients se montrent désagréables car ils souffrent, et l’attente leur paraît encore moins supportable. Une simple phrase comme « oui, vous avez mal et vous avez attendu » peut suffire à faire retomber la tension. Dans les cas les plus explosifs, l’emploi du “on” permet de prendre une distance efficace. Une réponse comme « on a beaucoup de patients en ce moment » permet de replacer la situation dans son contexte et de rappeler que l’on se trouve dans une situation de soin.

ÉVOLUTION DES STATUTS

Ces tendances marquent une évolution plus profonde. L’ouvrage collectif Normes et valeurs dans le champ de la santé (cf. encadré En savoir plus) apporte cette analyse de fond : « Ces transformations conjuguées des connaissances médicales, des modes de formation des professionnels et de la recherche sont allées de pair avec une prise de conscience que le pacte entre la médecine et son public devait reposer sur d’autres bases que le principe d’autorité, l’entente tacite ou le contrat de confiance. […] La relation médecin/malade était jusque-là dominée par la figure vocationnelle du soignant, ses qualités d’écoute et d’empathie, opposées au statut inférieur du soigné “aveugle, douloureux et essentiellement passif” […]. L’appropriation du savoir médical par le malade apparaît alors de nature à établir la transparence et à modifier le champ de forces. Le médecin ne figurerait ainsi plus qu’une pointe du triangle société civile/État, autour du corps de l’individu, qui en occupe le centre de gravité. »

Si l’évolution du statut du patient, responsabilisé et considéré comme un usager de santé, favorise le dialogue, égalise les relations et permet aux infirmiers de développer leur fonction éducative, une appropriation abusive et erronée du savoir médical altère les relations soignant/soigné. De son côté, le Pôle santé et sécurité des soins du médiateur de la République note dans son dernier rapport « l’influence des multiples sources d’information qu’Internet met à la disposition du grand public. Des usagers mal informés, parfois sur la foi de “posts” publiés sur des forums sans aucun contrôle scientifique, opposent au corps médical des certitudes fondées sur des éléments de connaissances parcellaires, inadaptés à la situation ou mal interprétés ».

CONFIANCE EN BERNE

Éric Parfait ressent cette évolution dans le quotidien de sa pratique : « J’entends souvent les patients me demander : “Vous êtes sûr de ce que vous faites ?”. Cela arrive qu’un malade pour lequel je dois pratiquer une injection dans le ventre ou dans la cuisse me demande de la lui faire dans le bras et qu’il insiste, sûr d’avoir raison. Il faut alors réagir vite. Je conseille donc aux patients d’aller consulter à nouveau leurs sources. Et, la fois d’après, on en reparle. C’est important, d’une part, par respect pour la profession, de rétablir notre crédit, de réinstaller la confiance, et d’autre part de jouer un rôle éducatif, de restaurer la vérité, de rappeler pourquoi nous sommes là. Je le prends aussi comme quelque chose de stimulant. » Ainsi, le fameux sujet citoyen se forme aussi à sa santé dans le contact avec les professionnels de santé. Là encore, il vaut mieux de ne pas en faire une affaire personnelle, mais plutôt avoir recours au professionnalisme, se montrer pédagogue sans pour autant se justifier. Sandra Sapio remarque que les médecins ont un rôle important à jouer pour soutenir la confiance dans les infirmiers : « Les médecins peuvent indiquer sur l’ordonnance que l’on n’est pas à dix minutes près pour les prises d’insuline ou qu’il peut même y avoir une marge plus large pour un patient stabilisé. Et une petite phrase comme “de toute façon, l’infirmier saura” peut changer l’attitude des patients. » Une discussion sur le sujet avec le médecin traitant, quand cela est possible, peut s’avérer fort utile.

FAMILLE, JE VOUS AIME

Ces dernières décennies, les familles, via leurs associations, se sont vu reconnaître un rôle important dans le champ de la santé. Cette évolution positive peut avoir son revers de la médaille : la tentation de se substituer au soignant ou d’interférer dans le soin. Ce qui peut être pris par les professionnels pour de l’agressivité ou qui peut déclencher la leur. Un rappel calme de la répartition des rôles permet de retrouver des relations de soin sereines. Ariane Vernin est ainsi régulièrement confrontée à cette question : « La famille veut imposer sa présence comme si c’était naturel et comme si le soin était un spectacle. L’autre jour, je réalisais un geste délicat, un point de suture sur le dos. L’un des membres de la famille est venu pour voir comment je procédais. Mais je ne l’ai pas laissé faire et lui ai rappelé qu’à l’hôpital, il serait obligé de sortir. » Il y a aussi les familles pour lesquelles les enjeux affectifs mal gérés perturbent les soins. Quelqu’un qui demande toute l’attention, qui se considère comme seul expert de la maladie et du soin ou qui ne supporte pas la concurrence d’un tiers peut générer une agressivité importante. Sandra Sapio souligne là encore l’influence de la parole : « Il est important de faire des proches des partenaires de soin. Le fait de partager avec eux des informations, de les renseigner sur sa démarche induit une relation beaucoup plus positive. En deux phrases, on peut les rassurer sur son professionnalisme. Ils offrent souvent au malade ce que tous les soins ne peuvent apporter : l’amour, une cellule familiale rassurante. Les reconnaître dans ce rôle facilite les relations. »

Comment faire

Besoin d’arbitrage ?

 Devant la judiciarisation croissante des conflits entre les usagers de santé publique et le corps médical, les services du Médiateur de la République ont mis en place en 2009 un Pôle santé et sécurité des Soins* afin d’apporter un arbitrage et de faciliter le dialogue entre les deux parties.

*ILM n° 258 d’avril 2010, portrait d’Alain-Michel Ceretti pp. 66-67.

*Cette hausse peut aussi s’expliquer par un abaissement du seuil de tolérance des cibles de ces agressions. Lire également notre dossier “Insécurité” (ILM n° 246 de mars 2009).

ANALYSE
ONVH

Augmentation des situations de violence

Depuis 2007, l’Observatoire national de la violence hospitalière (ONVH) recense les cas de situation de violence sur l’ensemble de l’Hexagone. Il prend en compte aussi bien la dégradation des biens que les atteintes aux personnes. Les faits signalés sont en constante évolution avec un chiffre de 3 433 situations de violence pour 2008. Soit une augmentation* de 5 à 6 % par rapport à l’année précédente. Dans 80 % des cas, le personnel hospitalier était la cible directe de ces violences. Peu de plaintes ont été déposées suite à ces agressions (qui vont de l’injure aux violences volontaires, qui représentent plus de la moitié des signalements). Inversement, ce rapport met également en évidence une autre évolution : le chiffre des professionnels devenant auteurs de violences déclarées a augmenté de 4 % par rapport à 2007 : 244 cas pour l’année 2008, soit 7 % des cas de violence globalement déclarés.

Interview
Sandra Sapio, psychologue clinicienne et formatrice à l’Afbah

« Les trois règles de base à suivre en cas d’agressivité »

Quelle est l’attitude à adopter lorsqu’un patient se montre agressif ?

D’abord, ne pas juger l’agressivité, mais l’évaluer. Observer la personne : si son visage change de couleur, si son corps se fige. Cette attitude d’observation permet de se sortir de la situation, d’éviter de se trouver dans un état hyperémotionnel et de tomber dans le piège de la spirale de l’agressivité, qui s’appuie sur l’opposition et le conflit.

Ensuite, éviter d’afficher l’indifférence. Il faut se dissocier de la situation, mais ne pas s’en extraire complètement.. Faire comme si de rien n’était ou éviter le regard fait monter encore plus l’agressivité de la personne. Le silence est également à bannir. Et enfin, trouver les bons mots. Pour cela, marquer un temps de silence avant de répondre. Cela permet de faire baisser la pression et de prendre le temps de sélectionner dans les propos de la personne en état d’agressivité l’information consensuelle à laquelle on pourra réagir. Utiliser des phrases simples et courtes.

ANALYSE
Violences

Dans le travail aussi

En France, la violence subie ou générée dans le cadre du travail est un fait de société reconnu et pris en compte depuis une dizaine d’années. En 2003, l’enquête Sumer (Surveillance médicale des risques professionnels) prenait en compte parmi les risques répertoriés l’agressivité subie dans le cadre de son travail. Les professions de santé figuraient parmi les plus touchées. Une seconde enquête Sumer réactualisée est en cours de réalisation. Plus récemment, suite à la vague de suicides des salariés de France Telecom, un plan d’urgence contre le stress a été élaboré à l’automne par le ministère du Travail, mais son application est déjà revue à la baisse. Alors qu’une loi sur le harcèlement moral au travail existe depuis 2002, une discussion est actuellement en cours pour que la France s’aligne sur l’Europe en prenant en compte l’organisation du travail comme source de violence.

EN SAVOIR +

→ Normes et valeurs dans le champ de la santé, sous la direction de François-Xavier Schweyer, Simone Pennec, Geneviève Cresson, Françoise Bouchayer, 2004, presses de l’École des hautes études en santé publique (EHESP).

→ Agressivité et violences au travail : comment y faire face ? Bernard Gbézo, 2000, éditions ESF.

→ Le métier d’infirmière libérale : portrait social d’une profession en pleine mutation par Florence Douguet, 2007, éditions Séli Arslan.

→ wwww.securitesoins.fr : le portail Internet du Pôle santé et sécurité des soins du médiateur de la République.

→ www.sante-sports.gouv.fr/observatoire-national-des-violences-hospitalieres-onvh.html : le portail Internet du site de l’ONVH.