L'infirmière Libérale Magazine n° 262 du 01/09/2010

 

Pénibilité

Dossier

Croisées malette à la main, au détour d’un escalier, certaines libérales ont derrière elles quinze ou vingt années d’exercice. Et, comme pour leurs consœurs salariées, se pose la question de l’heure de la retraite… Avec le temps, certaines se sentent confiantes et plus expérimentées. Mais aussi, parfois, bien fatiguées.

Travailler jusqu’à 60, 62, 65 ans ou plus : les infirmières libérales y pensent aussi, même si la question ne se pose pas dans les mêmes termes pour elles que pour les salariées. Ni entre libérales : celles qui ont travaillé la majeure partie de leur vie active en établissement et épousé le libéral sur le tard n’envisagent pas leur fin de carrière de la même manière que celles qui se sont lancées avant même que l’obligation d’exercice hospitalier préalable n’ait été mise en place. Quarante ans de libéral, souvent à hauteur d’une cinquantaine d’heures par semaine, ça use, ça use…

FATIGUE ?

« Quand je vois dans quel état je rentre le soir, je me demande comment je vais pouvoir poursuivre, constate Brigitte Femenia, 47 ans dont quinze de libéral. Parfois, je n’arrive plus à marcher et j’ai des problèmes de dos. Nous avons beaucoup de patients dans des immeubles anciens avec de vieux escaliers : même les jeunes qui travaillent avec moi sont fatiguées. » Elle récupère également moins vite qu’auparavant…

Au début de sa carrière, il lui arrivait de travailler la nuit en clinique et d’assurer son activité libérale le jour : une situation évidemment (et heureusement) inimaginable pour elle aujourd’hui… Son but, cependant, c’est de travailler jusqu’à la retraite. « Mais je ne sais pas si j’y arriverai », précise-t-elle. Comme le souligne le sociologue Alain Vilbrod (cf. notre interview page 25), « Compte tenu de leur rythme, le corps se lasse et se fatigue. Les infirmières ont aussi plus de mal avec des patients dont les lits ne sont pas médicalisés. » Et beaucoup d’infirmières négligent leur propre santé : « il faut vraiment que le corps décroche », souvent, pour qu’elles décident de s’arrêter…

SACERDOCE

Pour Jean-Marie Queuille, 53 ans et dix-huit de libéral, « un travail comme celui-ci, c’est pire que le sacerdoce d’un curé de campagne ». Pour les femmes encore plus que pour les hommes, estime-t-il. Si la durée de la vie professionnelle des unes est plus courte que la leur, c’est notamment, selon lui, parce que les femmes s’investissent à fond tout en ayant sur leurs épaules le poids de la vie domestique alors que leurs confrères en sont souvent épargnés grâce à leurs épouses. Moins investis affectivement, peut-être, les infirmiers envisageraient ainsi mieux, explique-t-il, de prolonger leur carrière ? Un argument que partage en tout cas le sociologue Alain Vilbrod*.

Cela n’empêche pas Jean-Marie de commencer à peiner “physiquement”, certains jours, malgré le sport qu’il pratique, et de ne plus faire la fête les veilles de tournées. Investi dans le réseau de soins palliatifs de son secteur, il estime qu’il n’aurait pas pu continuer dans cette voie s’il n’y avait pas trouvé le soutien et le travail en équipe. Mais avec 34 000 actes par an, « je ne me vois pas trop continuer à ce rythme », ajoute-t-il. Selon Alain Vilbrod, les femmes qui envisagent de lever le pied avec l’âge espèrent souvent diminuer la part des soins d’hygiène dans leur activité, “sélectionner” davantage leur clientèle. « Peut-être éprouvent-elles encore un peu de ressentiment vis-à-vis de ce qu’on leur a fait miroiter en termes d’activité de soins », suppose-t-il.

« QUI SAIT ? »

À 43 ans, Marie-Josée Heurtel ne pense pas vraiment à la fin de sa carrière, la deuxième pour elle puisqu’elle n’est infirmière que depuis douze ans (dont neuf en libéral). Elle ne s’est d’ailleurs pas encore donné de délai pour arrêter. « Dans une douzaine d’années, je songerai à ce que je ferai », déclare-t-elle. Mais « je ne m’imagine pas poursuivre mes tournées à 65 ans ». D’autant que son dos et ses pieds la font désormais souffrir. Alors elle envisage de réduire son rythme de travail en transférant un peu plus de son activité sur une remplaçante. « Peut-être irai-je jusqu’à la retraite, qui sait ?, ajoute l’infirmière. Mais pour mes dernières années, je me verrais bien faire de l’accueil familial, avec deux personnes âgées à la maison. Si je fais du libéral, c’est notamment parce que j’aime le troisième âge. »

Brigitte Femenia ne se voit pas, en revanche, redevenir salariée, même sur un poste “léger” : « Financièrement, cela fait peur… », avoue-t-elle. Les infirmières interrogées dans l’étude* de la Drees parue en 2006 confirment une tendance : celles qui envisagent de quitter le libéral souhaitent rarement (re)travailler à l’hôpital. Lorsqu’elles ont un projet, elles visent plus volontiers un poste en maison de retraite.

Jean-Marie Queuille, quant à lui, se voit bien encore continuer un bon moment. « Je m’éclate toujours dans mon travail et je ne suis pas pressé d’arrêter. Mais je suis tout à fait d’accord pour lever le pied quand le besoin se fera sentir, déclare-t-il. Je m’y prépare, d’ailleurs. J’ai vu bien trop d’anciens confrères hospitaliers développer un cancer dès qu’ils se retrouvaient à la retraite… »

Mais il doit aussi songer, comme bien de ses consœurs et confrères, à financer les études de ses enfants. Les libérales savent bien qu’elles risquent de ne pas de toucher une retraite mirobolante….

LA VIEILLESSE DES AUTRES

Avec le temps qui passe, Brigitte Femenia se projette facilement sur la vieillesse « car nous fréquentons beaucoup de personnes âgées, de misère. Cela fait peur… Nous connaissons la vraie vie alors qu’à l’hôpital, nous ne voyons pas les patients chez eux ». À 47 ans, elle a donc déjà commencé à aménager sa maison pour ses vieux jours, quand elle ne pourra peut-être plus le faire… Selon elle, « à partir de la quarantaine, nous commençons toutes à nous projeter dans l’avenir ». Mais pas de la même façon. Car cesser son activité pose bien des problèmes : il faut trouver la relève, voire l’accompagner en adoptant pendant un moment une forme de “tuilage” d’activité avec celle qui prendra la suite.

Mais avancer en âge dans l’exercice libéral comporte aussi bien des avantages. Les infirmières dans ce cas n’ont généralement plus besoin de faire leurs preuves. Leur réputation est faite et elles ont gagné en assurance. Évidemment, « j’ai beaucoup plus d’expérience, reconnaît Brigitte Femenia. Je parviens bien mieux à discuter avec les patients, à les convaincre lorsqu’ils sont réticents face à un soin, et à chaque fois qu’ils ont un souci, ils font plus appel à moi qu’à mes collègues plus jeunes… ». Dès le premier coup d’œil, elle évalue les gestes nécessaires et sent comment elle pourra aborder les patients, quels termes employer avec les uns ou les autres… « Et comme nous nous projetons sur la vieillesse, nous arrivons mieux à nous mettre à la place des patients âgés, à comprendre leur solitude… », ajoute-t-elle.

Et puis plus le temps passe, plus elle parvient, également, à prendre de la distance et à moins être affectée, émotionnellement, par un patient ou un autre. Elle a aussi observé une certaine sagesse s’installer en elle, en même temps que la capacité à hiérarchiser les priorités, les projets.

Elle éprouve aussi le respect et la reconnaissance que lui portent les patients, mais aussi les médecins, les pharmaciens… Idem pour Jean-Marie Queuille : depuis le temps, « je fais partie du paysage », et quand il s’agit pour les uns ou les autres de réunir des professionnels, c’est à lui qu’ils font appel.

CONFIANCE

La reconnaissance émane aussi des collègues plus jeunes, souligne Brigitte Femenia. En plus, « elles m’apprennent beaucoup et elles m’aident à garder le moral, remarque-t-elle. Nous nous équilibrons les unes les autres. Et je me sens ainsi plus jeune ! » Alain Vilbrod constate aussi que, l’âge aidant, lorsque certaines libérales cherchent à lever le pied en commençant plus tard ou en finissant plus tôt leur tournée, la solidarité s’accroît, entre collègues mais aussi entre ex-concurrentes.

Marie-Josée Heurtel partage l’opinion de sa consœur sur la reconnaissance de sa compétence, la confiance ainsi que l’assurance que confèrent l’âge et l’expérience. Qui lui permettent, par exemple, de connaître les habitudes des médecins ou de proposer aux patients mécontents de faire appel à un autre cabinet. Ou même d’oser accrocher une perfusion au crucifix au-dessus du lit d’un patient en attendant de disposer du matériel ad hoc !

Si l’âge permet de ne plus devoir faire ses preuves, il n’empêche pas de prendre encore des “claques”, souligne Jean-Marie Queuille, qui cultive l’humilité. Et toute l’assurance et l’expérience accumulées par Marie-José Heurtel ne l’empêchent pas de se sentir mal à l’aise avec certains soins comme les sondages urinaires chez des hommes, par exemple, ou les soins qui font intervenir de l’électronique, dans lesquels son associé excelle. « Il y a une chose que je ne supporte pas et à laquelle je ne m’habitue pas, c’est la douleur », indique par ailleurs cette infirmière.

SAVOIR PASSER LE TÉMOIN

Pour le sociologue, devant la perspective d’une retraite peu enthousiasmante – au moins financièrement – les infirmières laissent souvent à un événement “extérieur” le soin de leur offrir « la bonne raison » de raccrocher leur blouse ou du moins de ralentir leur activité. Un problème de santé, la cession de leur cabinet à un niveau satisfaisant ou le passage de témoin à une infirmière plus jeune… « Comme une manière honorable de passer le relai », commente-t-il. Mais si elles continuent longtemps, c’est parfois parce qu’elles sont, comme Brigitte Femenia, « de plus en plus heureuses de pratiquer [leur] métier ».

* Auteur, avec Florence Douguet, de l’étude “Le métier d’infirmière libérale”, Drees, avril 2006. Téléchargeable sur www.sante-jeunesse-sports.gouv.fr/le-metier-d-infirmiere-liberale.html.

ANALYSE
RETRAITE À 55 ANS

Salariées du privé et libérales désavantagées

Dans son rapport sur l’article30 du projet de loi sur la rénovation du dialogue social (février 2010), la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale souligne que l’âge de départ à la retraite des infirmiers de la fonction publique, qui bénéficient des avantages de la catégorie active, est passé de 52,4 ans en 1995 à 56, 7 ans en 2009 (hors invalidité et bénéfice des trois enfants). Au nom de cette commission, le député UMP Jacques Domergue dénonce dans un avis(1) le fait que les libérales et salariées du privé ne bénéficient pas de la possibilité ouverte aux infirmières de la fonction publique hospitalière (FPH) de partir en retraite dès 55 ans, conséquence de la reconnaissance de la pénibilité de leur travail. « C’est une inégalité de traitement que les conditions de travail ne justifient pas », souligne-t-il, soutenant ainsi le projet qui prévoit le passage des infirmières de la FPH en catégorie sédentaire.

Le président de la Carpimko, infirmier libéral fraichement élu (cf. page 8), se dit prêt à défendre bec et ongles la reconnaissance de la pénibilité du travail en libéral.

L’étude menée par Alain Vilbrod et Florence Douguet en 2006 (cf. références en page 26) met en lumière l’augmentation de l’âge moyen des libérales : de 37,5 ans en 1990, il est passé à 41,7 ans en 1999, 43 ans en 2001, pour atteindre les 44 ans en 2005 (2). Soit un âge moyen qui dépasse d’environ un an celui des infirmières salariées.

(1) Chiffres en provenance du Système national inter-régimes de la Caisse nationale d’Assurance maladie des travailleurs salariés.

(2) Retrouvez l’intégralité de l’avis n° 2346 du député Jacques Domergue, téléchargeable sur le site www.assemblee-nationale.fr.

Interview
Alain Vilbrod, sociologue et co-auteur de l’étude sur Le métier d’infirmière libérale publiée par la Drees en 2006

« Quand le corps décroche »

Comment expliquez-vous que les infirmières libérales partent si tard à la retraite alors qu’elles ont une lourde charge de travail ?

Les infirmières libérales, comme d’autres professionnels de santé, ont un rapport assez étrange à leur propre santé. Elles ne la gèrent pas très bien, ni leur fatigue physique. Elles anticipent donc peu la fin de leur carrière.

Quelle raison peut-on donner à cette tendance ?

Elles ont aussi un rapport assez particulier au temps : elles travaillent collées à leur agenda quotidien mais il semble qu’elles n’aient pas une vision claire du temps long. Elles se disent : « On verra… » Il faut vraiment que le corps décroche, qu’il leur rappelle l’âge qu’elles ont et la fatigue accumulée pour qu’elles décident de s’arrêter.

Ne se sentent-elles pas concernées par les débats actuels sur l’âge de départ à la retraite ?

Elles prennent en général leur retraite après 60 ans, alors cela ne les préoccupe peut-être pas trop… »

EN SAVOIR +

→ www.agathe-online.com : le portail de l’Assurance maladie pour vous aider à faire le point sur la réforme des retraites.

→ www.souffrancedusoignant.fr : un site créé il y a deux ans, rassemblant les travaux présentés au cours d’un colloque organisé par le Groupe Pasteur Mutualité.

→ www.cnavpl.fr : un site pour décrypter l’ensemble des textes qui régissent l’assurance vieillesse et invalidité des membres des professions libérales.

→ La souffrance au travail : les soignants face au burn-out d’Alexandre Manoukian, Lamarre, septembre 2009.

→ Burn out de Patricia Martel, Atlantica, juin 2010, roman qui raconte l’épuisement au travail d’un jeune médecin.

LIBÉRALES

L’âge de la retraite : entre 60 et 64 ans

→ Les infirmières libérales qui souhaitent prendre leur retraite touchent leur pension à taux plein si elles ont plus de 65 ans. Mais c’est aussi possible dès lors qu’elles ont entre 60 et 64 ans si elles ont cotisé 162trimestres (toutes carrières confondues, public, privé ou libéral). Si les infirmières de cette tranche d’âge n’ont pas atteint ce total mais décident néanmoins de liquider leur retraite, leur pension du régime de base subira un abattement.

→ À noter : le nombre de trimestres requis subit une augmentation d’un par an entre 2010 et 2012 pour atteindre 164.

→ La grande majorité des libérales qui liquident leur retraite le font entre 60 et 64 ans (jusqu’à atteindre 72 % en 1999 et 76,5 % en 2009, avec un « pic » à 79 % en 2006) d’après les estimations de la Caisse autonome de retraite et de prévoyance des infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, pédicures-podologues (Carpimko) qui gère le régime de retraite des infirmières libérales.

→ L’âge moyen de départ à la retraite pour les infirmières libérales s’est donc maintenu autour de 62 ans sur les dix dernières années.

→ Celles qui décrochent leur plaque avant 60 ans sont rares mais, depuis 2004, elles représentent quand même 1 à 2 % des libérales retraitées. Des dispositions spécifiques existent pour celles qui souhaitent prendre leur retraite avant 60 ans*.

→ La part de celles qui ne franchissent ce cap qu’après 65 ans (30 % des effectifs en 2003) ne représente plus désormais qu’environ deux retraitées sur 10.

→ La part des retraites à taux plein accordées par la Carpimko est passée d’un peu plus de la moitié des liquidations, environ, entre 1999 et 2003, à plus de 85 % des retraites depuis 2003.

* Plus d’infos sur le site www.carpimko.com.