Au quotidien
Dossier
Tous les jours, les infirmières libérales passent des heures à bord de leur auto pour se rendre au chevet de leurs patients. Le compteur annuel de certaines voitures frôle les 35 000 kilomètres. Conduite, fatigue, frais imprévus, entretien, risque d’accident… Comment les infirmières s’accommodent-elles de la voiture et de la route, ces indéfectibles alliées de leur quotidien ?
Un peu plus et la description relèverait du road-movie. « Emprunter une route déserte, à sept heures du matin, voir le soleil levant percer la nappe de brouillard, c’est magique… » Léontine Le Clainche, qui a rendu sa blouse d’infirmière libérale il y a dix-huit mois pour prendre sa retraite, en garde de beaux souvenirs. Elle en a parcouru, des kilomètres - jusqu’à 140 par jour, sur les petites routes départementales du Morbihan. « Il fallait faire attention aux engins encombrants, comme les cars scolaires ou les camions de ramassage du lait dans les fermes… », se souvient-elle. Malgré tout, Léontine n’a jamais eu d’accident grave. Infirmier libéral dans le Sud-Ouest, sur les contreforts des Pyrénées, Daniel éprouve lui aussi du plaisir à conduire. « J’ai besoin de bouger. Je ne supporterais pas de rester au même endroit. »
Outre le plaisir du paysage, on souligne souvent la possibilité de décompresser, au volant, entre deux patients : « Après un soin, on remonte dans sa voiture. Le trajet permet de libérer son esprit, de passer à autre chose », explique Maïté Lambert, qui a pendant longtemps exercé dans l’agglomération du BAB (Bayonne-Anglet-Biarritz). Pour Cécile Ingrand, infirmière libérale depuis deux ans et demi, la voiture c’est l’indépendance : « être libérale rime avec dynamisme et liberté. Je me sens mieux dans ce métier que lorsque j’étais enfermée dans un service, entre quatre murs. »
Selon les témoignages recueillis, les infirmières libérales parcourent de 100 à 150 kilomètres par jour. Certaines avouent jusqu’à 200 kilomètres quotidiens, en zone rurale. Certes, les trajets effectués entre les domiciles de deux patients sont souvent courts : entre 5 et 6 kilomètres, en moyenne. Mais à un rythme de quinze ou vingt visites par jour, en fonction de l’intensité des tournées, le compteur commence à chauffer… Il n’est pas rare que le temps passé au quotidien dans la voiture avoisine les trois heures – en comptant, pour les urbains, les embouteillages et la recherche d’une place de stationnement.
Quatre infirmières libérales sur cinq conduisent une automobile de petite ou moyenne gamme. Des véhicules en général bien remplis. « Ma voiture est pleine à craquer : impossible de prendre un autostoppeur ! », raconte Daniel. Cécile Ingrand, qui exerce dans la Creuse, a opté quant à elle pour un modèle moyen. On y trouve pêle-mêle sa mallette, du matériel d’injection, une glacière pour les prélèvements sanguins, des produits désinfectants, un appareil à tension, des documents administratifs… D’autres, comme Monique, libérale dans le Pas-de-Calais, emmènent même leur chien, confortablement installé sur la plage arrière. « Je connais mes patients… et leurs animaux domestiques. Je sais quand il ne doit surtout pas sortir de la voiture, de crainte de déranger un malade mais aussi pour lui éviter le risque de se faire dévorer par plus gros que lui », s’amuse-t-elle.
Pour s’orienter, les libérales se fient davantage à leur carte routière ou à leur connaissance de la région qu’au GPS, peu répandu. « Parfois, à la campagne, il n’y a même pas de numéro sur les maisons, témoigne Daniel. Il faut se fier à sa connaissance du secteur, ou distinguer si quelqu’un nous attend devant la porte… »
En campagne, c’est le règne de la débrouille. Léontine Le Clainche a appris très tôt à changer la roue d’un véhicule : « Quand on crève à huit heures du soir sur une route déserte, il faut réagir sans tarder. » Et de vanter l’apparition du téléphone portable, capable de dénouer bien des situations. « Mais je dois dire que je n’ai connu le portable que pendant les cinq dernières années de ma carrière. Pendant trente ans, j’ai fait sans, et je réalisais mes tournées sans problème… »
Le portable a indéniablement modifié la donne. Les infirmières libérales avouent une fâcheuse tendance à décrocher alors qu’elles sont au volant, à utiliser le kit mains libres ou le “bluetooth” : « Connecté à la radio, le système bluetooth coupe celle-ci lorsqu’il y a un appel et transfère la conversation sur le poste », explique Daniel. « Nous sommes libérales : si nous ne décrochons pas, le client va appeler quelqu’un d’autre, commente Maïté Lambert. En général, je décroche, et si la conversation dure trop longtemps, je gare ma voiture. »
Et le respect des limitations de vitesse, est-il lui aussi compatible avec un carnet de tournées parfois bien rempli ? Léontine Le Clainche avoue sans ambages que « non, nous ne respectons pas toujours les vitesses autorisées… Sur des lignes droites limitées à 90 km/h, nous pouvons faire des pointes à 100 ». Infirmier libéral en Guadeloupe et dans l’Oise pendant plusieurs années, Manuel Rohaut ne mâche pas ses mots : « Respecter les vitesses, satisfaire le client, être présent et disponible à 100 % lors des soins… Il est impossible de concilier tout cela à la fois ! Moi, je sacrifiais la vitesse et ne respectais pas toujours les limitations. L’organisation du métier pousse à la consommation d’actes, si l’on veut vivre correctement. » Même point de vue chez Maïté Lambert : « Pendant longtemps, j’ai assuré des tournées très chargées, en tant que remplaçante. Tout cela incite à appuyer sur le champignon… » La profession ne ménage pas les prises de risques.
Pour Pierre Gustin, directeur général de la Prévention routière formation, les limitations de vitesse ont pourtant été conçues pour éviter des drames « à 50 km/h, en cas d’obstacle, il faut 28 mètres pour s’arrêter. La vitesse est une des premières causes d’accident de la route avec l’alcool, à l’origine de douze morts par jour et de plus de 300 blessés. Il est vrai que les infirmières peuvent avoir tendance à accélérer pour arriver à l’heure à un rendez-vous. Certains patients peuvent s’impatienter – sans jeu de mot – et mettre la pression. Mais à elles d’expliquer qu’il faut du temps pour se rendre à leur domicile en toute sécurité… »
Après une journée de travail commencée à l’aurore et des tournées comptant parfois jusqu’à trente patients, le risque de fatigue et de baisse de vigilance est bien présent. Par ailleurs, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, les infirmières sont sur le pont. Pas question de renoncer à aller soigner ses patients pour cause de météo capricieuse. « Il neige beaucoup en hiver, ici dans la Creuse, témoigne Céline Ingrand. Dans ce cas, mes associées et moi-même réorganisons nos tournées : nous demandons même à certains patients de se piquer tout seuls. En gros, nous assurons 70 % de nos tournées habituelles, avec des pneus neige et en roulant lentement, bien entendu. » Aucune formation ni de stage particuliers n’existent pour afronter ces situations. Ce sont, par définition, des situations dangereuses qui nécessitent impérativement un matériel adapté – des pneus neige ou cloutés. Toutefois, « les professionnels de santé peuvent demander à être accompagnés par les services de police ou de la direction départementale des territoires (DDT, ex-DDE), ou solliciter l’ouverture d’une route par un chasse-neige. Quoi qu’il en soit, dans ces conditions, il faut limiter les déplacements, les tournées, disposer d’équipements adaptés et rouler lentement », souligne Pierre Gustin.
Avec près de 7 200 assurés à avoir un contrat automobile chez elle, la MACSF est l’un des plus gros assureurs de la profession. Et, selon elle, la population des infirmières libérales « a plus d’accidents que la moyenne, explique Luc Romanillos, directeur technique assurance. 54 % des assurés ont un bonus de 50 % – soit le maximum possible, alors que ce taux est de 65 % pour la moyenne du marché ». Autre chiffre parlant : « À un niveau de 109 %, le rapport coût des sinistres/cotisations prélevées est l’un des plus élevés de l’ensemble des professions que nous assurons. »
En 2009, la MACSF a ainsi dénombré 3 257 sinistres chez les infirmières libérales, dont plus des deux tiers d’accidents – essentiellement des accrochages et de la tôle froissée – et 21 % de bris de glace. Pour autant, « on ne peut pas dire que la profession soit à l’abri des accidents corporels », précise Luc Romanillos. Un accident est si vite arrivé… C’est d’ailleurs sur un platane que Manuel Rohaut a vu sa carrière s’arrêter net, un soir d’août 2006, à la fin de sa tournée. Le conducteur du véhicule devant lui a fait un écart et percuté la voiture de Manuel, laquelle a alors foncé dans un arbre et fini dans un fossé. Manuel a eu la jambe droite pulvérisée, avec de multiples fractures à la cheville et au tibia : « Sur la route, il faut être vigilant pour soi, mais aussi veiller au comportement des autres… »
Comment réduire les risques ? Peut-être en commençant par limiter les déplacements et organiser ses tournées de manière rationnelle, lorsque les soins ne nécessitent pas d’être réalisés à un horaire précis, quitte à déplacer des rendez-vous pour éviter d’aller deux fois au même endroit dans la journée… Un réflexe que les infirmières n’ont pas forcément. Pendant longtemps, Maïté Lambert s’est pliée aux exigences des horaires des malades : « Nous sommes une corporation qui ne sait pas dire non », soupire-t-elle. Aujourd’hui, à 52 ans, Maïté aspire à un rythme plus serein. « J’essaie d’organiser mes tournées différemment, même si je dois demander à des patients de changer l’horaire des soins. Il faut savoir économiser les kilomètres et l’essence. » Des tournées intelligentes, c’est bon pour la sécurité routière, pour la planète, mais aussi pour le bien-être et la disponibilité des infirmières libérales.
Pour en savoir plus, consultez la rubrique Fiche pratique p. 55 sur les indemnités kilométriques, la rubrique Exercice au quotidien p. 59 et notre actu p. 8.
→ En France, en 2008, la route a fait 4 400 tués et 96 900 blessés.
→ L’usage du téléphone portable au volant est en cause dans 6 à 7 % des accidents corporels. Il est interdit par le Code de la Route et passible d’une amende de 35 euros et d’un retrait de 2 points du permis.
→ 1/4 des accidents entraînent une incapacité permanente de travail.
→ Les accidents routiers en milieu professionnel coûtent 11 milliards d’euros aux compagnies d’assurance.
Sources : Sécurité routière, bilan 2008, et Cnamts.
Pas de mystère, l’Automobile club médical de France (ACMF) est à sa création en 1952 une histoire de médecins (80 % de ses 20 000 adhérents). Ouvert à tous les professionnels de santé, il compte toutefois dans ses rangs 500 infirmiers libéraux. Un chiffre que son président, le Dr Philippe Lauwick, aimerait encore étoffer : « Nous invitons les syndicats d’infirmiers à prendre contact avec nous pour imaginer des services adaptés ! » Pour 200 euros par an, le club offre des prestations d’assistance aux véhicules de toute la famille du soignant et des conseils juridiques. « Historiquement, nous avons été les premiers à proposer l’assistance à zéro kilomètre, cette fichue panne du début de tournée. » Le club publie aussi un magazine et monte une centrale d’achat dans le but de proposer voyages et réductions (toutes les infos sur www.acmf.asso.fr). La sécurité routière, c’est l’autre cheval de bataille de l’ACMF, qui axe en cette fin d’année sa communication sur l’apprentissage des gestes de premiers secours. « Passer du temps sur la route, cela signifie aussi être le premier témoin d’accidents. Les infirmiers, de par leur formation initiale, sont d’ailleurs plus à jour que les médecins en matière de gestes de premier secours… Mais ce sont aussi de formidables relais d’opinion qui peuvent encourager leurs patients à se former. »
PROPOS RECUEILLIS PAR CANDICE MOORS
→ « La voiture prend en moyenne 30 % des revenus d’un libéral », estime Manuel Rohaut. Et ce, même en tenant compte de l’allégement sur la feuille d’impôts (aux frais réels ou au forfait, en fonction du nombre de kilomètres) et du remboursement par la Sécurité sociale. Lequel reste minimaliste par rapport à ce qui est attribué à d’autres professionnels de santé… L’indemnité de déplacement s’élève en effet à 2,30 euros pour les infirmiers – elle est de 10 euros pour les médecins – et le kilomètre est remboursé entre 35 et 50 centimes d’euro en fonction de la topographie (cf. Fiche pratique p. 55).
→ L’assurance représente aussi un budget non négligeable. La MACSF a créé un contrat adapté aux infirmières libérales, plus coûteux qu’une assurance classique. Destiné à un usage appelé “soins à domicile”, ce contrat couvre tous les risques encourus pendant leurs déplacements professionnels et privés – quelle que soit la région. Les remplacements dans des zones montagneuses sont donc aussi couverts.
→ Éternelle question : faut-il ou non déclarer un accident de la route en accident du travail ? Un accident du travail induirait de moindres remboursements des frais de santé en cas de blessure. Mais la Sécurité sociale n’est pas claire là-dessus, et les pratiques varient d’une caisse à l’autre, selon un assureur interrogé. Quoi qu’il en soit, en fonction de l’horaire attesté de l’accident, les contrôleurs peuvent souvent vérifier s’il s’agit ou non d’un accident du travail…
Les libérales ont tendance à utiliser leur téléphone portable au volant…
Qu’il s’agisse de salariés ou de professions libérales, il ne faut pas transformer son véhicule en bureau bis… Il est impératif de respecter les règles du Code de la Route et notamment la non-utilisation du téléphone portable au volant. Quand le portable sonne, le répondeur prend le message. Et on s’arrête ensuite pour rappeler la personne. Une conversation téléphonique détourne l’attention de la route et rétrécit la vision, qui se retrouve “en tunnel” : on ne voit pas les obstacles latéraux, les piétons qui arrivent et parfois même les feux tricolores… Chaque année, près de 300 à 400 morts sur la route seraient dus à l’utilisation du portable.
Mais les kits mains libres et le bluetooth sont autorisés ?
Non, ces dispositifs sont tolérés mais non autorisés. Que l’on tienne ou non le téléphone en main, le principe est le même : on est absorbé par la conversation et le danger est là. Par ailleurs, si un automobiliste est responsable d’un accident alors qu’il conversait avec un kit mains libres, cela peut représenter une circonstance aggravante et doubler sa peine ou son amende.
*Association loi 1901, qui dispose de comités dans chaque département. Site Internet : www.preventionroutiere.asso.fr.
→ LA PRÉVENTION ROUTIÈRE
Sur www.preventionroutiere.asso.fr, vous trouverez les contacts départementaux pour suivre l’audit de conduite "Préventop" : 1/2 journée pour rectifier vos mauvaises habitudes de conduite…
→ LA SÉCURITÉ ROUTIÈRE
Sur www.securiteroutiere.gouv.fr, bilans et conseils pratiques.
Vaut-il mieux acheter ou louer son véhicule ? Opter pour une voiture d’occasion, c’est risqué ? Non, selon l’infirmier Yves Colombani, qui exerce près d’Aix-en-Provence : « Pendant trente ans, j’ai eu des voitures d’occasion, que je changeais lorsque c’était nécessaire. Je faisais entre 50 et 200 kilomètres par jour et je n’ai eu aucun problème majeur de panne ni d’accident. » Cécile Ingrand est propriétaire de sa voiture et pense en changer d’ici deux ans. LéontineLe Clainche avait elle aussi pour habitude d’acheter ses véhicules. Mais la location longue durée a le vent en poupe chez les infirmiers libéraux. Le principe : une voiture est louée à un concessionnaire pendant trois ans environ, pour un montant mensuel compris entre 200 et 300 euros, en fonction des options choisies : l’entretien est inclus (vidanges, révisions…). Seuls restent à la charge du locataire l’essence, l’assurance et le changement des pneus. L’intérêt ? On peut rouler avec une voiture neuve, en bon état, qui est sous garantie. Si le véhicule tombe en panne, il est remplacé au pied levé. Et en cas d’interruption d’activité, on peut le rendre à tout moment - ce qui n’est pas possible avec le leasing, ou location avec option d’achat.