DE LA TAMISE À KATMANDOU
Initiatives
Remplaçante depuis toujours, Karen Newby a construit sa vie autour de ce statut. Pour continuer à apprendre, passer des diplômes, se lancer dans un autre métier en parallèle et, depuis quelques années, participer à des projets humanitaires en Asie.
Au volant de sa voiture, Karen Newby entame sa tournée. Elle travaille sur la ville de Meudon-La-Forêt (92). L’ancienne “ville-nouvelle”, construite dans les années 1960, n’est qu’une succession de barres et d’immeubles. Heureusement, les espaces boisés qui bordent la commune offrent un répit au regard. Cela fait treize ans que Karen Newby, née sur les bords de la Tamise, travaille sur ce secteur. Au début, on la surnommait « l’infirmière anglaise à bicyclette », car elle ne se déplaçait qu’à vélo !
Un premier patient l’accueille dans un appartement. Ils se font la bise. « Je connais ce monsieur depuis une dizaine d’années, précise l’infirmière. J’ai accompagné son épouse jusqu’à son décès, en 2003. » Une télévision gigantesque continue de diffuser un tournoi de lutte gréco-romaine pendant que Karen procède à des prises de sang. Elle prend des nouvelles de sa santé, de son moral puis ils parlent du quartier, du voisinage, et commentent l’actualité. Avant que le patient ne prépare le café. « Karen, c’est comme une amie », lance-t-il chaleureusement. C’est dit ! Des bises pour se dire au revoir et Karen repart à pied dans les rues du quartier. Un détour par le laboratoire pour y déposer les échantillons sanguins puis elle se rend chez d’autres patients. La routine ? « Jamais, avoue-t-elle. Ici, depuis que j’exerce, je me suis habituée à travailler avec des gens venus de tous horizons, à trouver des astuces pour se comprendre car ils ne parlent pas toujours bien le français, à m’adapter à leurs coutumes. Par exemple, quand j’arrive dans une famille musulmane, je me déchausse. »
Karen Newby a entamé sa carrière d’infirmière à l’Hammersmith Hospital de Londres. À l’époque, cet établissement était reconnu pour ses opérations pionnières, comme les premiers pontages. « Pendant mes trois années d’études, je n’ai jamais vu une opération de l’appendicite. En revanche, il y avait toutes sortes d’interventions atypiques ! » Elle se souvient que les chirurgiens partaient à travers le monde pour revenir avec des patients aux pathologies rares. « Un jour, un chef africain qui avait été chargé par un buffle est arrivé dans le service où je travaillais ! Mais, ce qui m’a marqué, ce sont ces gens qui arrivaient seuls, sans parler l’anglais, et qui restaient des mois sans avoir la possibilité de converser. » Sans doute que sa conception du soin a pris racine durant ces années. « J’ai réalisé que les patients avaient besoin d’être encadrés, entourés et compris. » Trois ans plus tard et son diplôme en poche, Karen Newby part au États-Unis, « dans un hôpital assez ordinaire au fin fond de nulle part ». Plus précisément à Little Rock, Arkansas. La ville de Bill Clinton n’était pourtant pas un choix de cœur… « Aux USA, les infirmières étrangères doivent passer un examen. Sauf dans deux États, dont celui de l’Arkansas, car il y a pénurie de personnel ! » De ces deux années passées ici, elle ne gardera que peu de bons souvenirs : système hiérarchique pesant, relations compliquées avec la population. « Les patients m’invitaient aux offices religieux, ce qui me vexait, car je viens d’une culture laïque ! » Retour en Angleterre. À 22 ans, Karen ne veut plus être infirmière et devient visiteuse médicale pour des laboratoires pharmaceutiques pendant cinq années.
Elle se marie et, avec son époux, ils achètent une vieille ferme à restaurer, en Dordogne. Au bout d’un moment, l’argent s’est mis à manquer. « Malgré mon français approximatif, j’ai trouvé un poste d’infirmière dans une maison de retraite du coin. Un remplacement de six semaines qui devait se transformer en CDI. » Une promesse restée vaine. Une infirmière libérale de la région qui avait entendu parler d’elle lui propose de la remplacer pendant ses congés. « C’est ainsi que je suis devenue libérale !? » Pendant huit années, elle effectue des remplacements dans la région. Et puis, en 1998, estimant que son français était correct et qu’il ne pouvait plus vraiment évoluer, Karen Newby a eu envie de reprendre des études. Comme il n’y avait pas de possibilité en Dordogne, elle décide de venir à Paris. « Mon mari est reparti vivre en Angleterre, je me retrouvais seule et je pouvais donc faire ce que je voulais ! » Dès son arrivée, elle trouve un remplacement. « Aujourd’hui encore, je ne travaille que pour Kathy, l’infirmière titulaire du cabinet. Nous travaillons vraiment étroitement. Je la remplace sept jours par mois et, en août, je travaille trente et un jours d’affilée ! Grâce à elle, j’ai pu réaliser mes projets. » D’ailleurs, au bout de tant d’années, Karen ne se considère plus comme remplaçante, mais bien comme une collaboratrice à part entière. Elle reprend donc ses études à plein-temps, d’abord une licence de français en trois ans, tout en pratiquant son métier d’infirmière les week-ends et pendant les vacances. Parfois même certains soirs. Elle obtient son diplôme en trois ans avec mention très bien. Insatiable, elle enchaîne avec une maîtrise en traduction littéraire. Pour simplifier, ce sera en Angleterre. « Je passais six semaines à Londres puis je revenais remplacer Kathy. » Mais pourquoi cette soif d’apprendre, d’étudier ? « En partie pour prévoir mon avenir. Si je ne peux plus travailler comme infirmière, je pourrai faire de la traduction. J’adore la littérature, les livres ? », avoue-t-elle. Ses deux activités lui sont complémentaires. Dans sa profession d’infirmière, elle est en contact avec le monde, avec les gens et la vraie vie. Dans celle de traductrice, elle est seule, concentrée sur une histoire, un texte. « Je suis constamment en relation avec la langue qui évolue. » Elle a déjà traduit un livre, La Répudiée, d’Éliette Abécassis, pour une maison d’édition anglaise. Et elle collabore avec des études de chercheurs en agronomie, au Cirad, pour qui elle fait des traductions d’articles scientifiques. « J’ai également traduit une pièce de théâtre, Chambre 100. Une œuvre construite à partir de témoignages recueillis par un auteur, Vincent Ecrepont. Des patients en soins palliatifs exprimaient leur ressenti face au cancer. » Karen avait rencontré l’auteur à l’occasion d’un nouveau cycle d’études, qu’elle a suivi à Grenoble afin d’obtenir un diplôme universitaire en soins palliatifs.
Depuis quelques années, Karen Newby s’est trouvé une nouvelle passion. L’Asie, et plus particulièrement le Népal. « Je suis d’abord allée en Inde, dans un village pour les réfugiés tibétains, où j’ai rejoint un ami moine bouddhiste. Quand je suis arrivée, il y avait une épidémie de dysenterie. Je me suis mise tout de suite au travail ! » Pendant ce premier séjour asiatique, elle forme les nonnes du monastère à la prévention, aux premiers soins, à l’éducation sanitaire. L’année d’après, elle part au Népal. Pas question d’y aller en touriste, elle rejoint le Shechen Clinic and Hospice, à Katmandou. Quatre chambres, huit lits installés au sein de la clinique. « Dans ce service ouvert en 2005, on accueille les personnes en fin de vie. Des vieillards, mais aussi des adultes dans la force de l’âge et des enfants. » Et ce, quelle que soit leur appartenance religieuse ou ethnique. L’hospice se situe près d’un monastère bouddhiste, à Bodhnath. « Là où s’est installée la communauté tibétaine en exil », précise-t-elle. La médecine allopathique côtoie la médecine tibétaine. Comme d’autres étrangers de passage dans la capitale népalaise, Karen met ses compétences au service de l’hospice. « Je trouve que les infirmières sont bien formées, elles n’ont pas forcément besoin de nous, occidentaux. En revanche, je leur donne des cours de français ou j’aide les services administratifs pour la compréhension de documents écrits en anglais. » C’est une véritable histoire d’amour avec le petit royaume himalayen qu’entretient maintenant Karen, qui y retourne chaque année. Pour aller plus loin, elle a créé une association “Par les mots solidaires”. Née d’une rencontre avec une infirmière népalaise devenue une amie : « Radhika m’a demandée si je voulais la parrainer. Elle voulait continuer ses études et suivre une formation complémentaire. » Hélas ! Elle n’en avait pas les moyens, car cela a un coût. « J’ai accepté, mais à une condition : qu’elle devienne elle-même le soutien moral, pas forcément financier, d’une étudiante infirmière. Et surtout qu’elle ne parte pas travailler à l’étranger. » Radhika a eu son diplôme et elle s’apprête à s’engager auprès d’une étudiante. « Notre association est une tentative à très petite échelle. Trop d’infirmières népalaises, une fois leur diplôme en poche, s’en vont gagner leur vie dans les pays du Golfe et laissent la population locale dans le désarroi. » Le projet en est à ses balbutiements. Et puis, même si cela ne fonctionne pas, Karen retournera au Népal. Pour le moment, elle ne compte pas reprendre ses études. Après sa dernière période de remplacement, elle est partie dans son pays natal, l’Angleterre, pour pratiquer vipassana, une discipline qui demande une certaine force de caractère : dix jours de méditation dans le silence. De quoi se ressourcer avant de retrouver Meudon-La-Fôret et ses patients. Pour rien au monde elle ne remplacerait sa vie de remplaçante !
Ouverte depuis octobre 2000, la clinique Shechen offre des soins de qualité à une large partie de la population locale. Les tarifs sont flexibles, jusqu’à la gratuité, de façon à ce que les patients les plus pauvres puissent recevoir les traitements. Plus de 50 000 consultations sont dispensées chaque année, dont la moitié gratuitement. Pour découvrir la clinique de Shechen, au Népal (dans laquelle se trouve l’hospice): www.karuna-shechen.org.
“Par les mots solidaires”, l’association fondée par Karen, Radhika et Virginie, est un programme de soutien moral et financier proposé aux femmes népalaises afin de faciliter leur accès à une formation d’infirmière. Pour aider ou vous informer :