L'infirmière Libérale Magazine n° 278 du 01/02/2012

 

Partenaires sanitaires

Dossier

Méconnaissance mutuelle, collaboration ou antagonisme, les relations entre ambulanciers et infirmières libérales ne sont pas toujours aisées… Dans quelle mesure le dialogue est-il possible ?

Sur le pas d’une porte ou entre deux rendez-vous, les échanges avec les ambulanciers qui transportent vos patients se produisent souvent en coup de vent. S’ils sont loin d’être vos interlocuteurs privilégiés, ces professionnels paramédicaux n’en sont pas moins importants dans la prise en charge globale de votre clientèle. « On ne fait que se croiser. On ne se connaît pas vraiment », admet Sihem, ambulancière dans les Bouches-du-Rhône (13). De quoi résumer ce qui caractérise les relations entre infirmières libérales et transporteurs sanitaires privés. « Les relations entre professionnels sont excellentes, malgré le stress et les conditions de travail parfois trépidantes », assure Luc de Laforcade, président délégué de la Chambre nationale des services d’ambulances (CNSA), avant d’ajouter un bémol. À ses yeux, « il est important que chaque professionnel connaisse les rôles et prérogatives de chacun ». Aussi courtoise soit-elle, la formule suggère en effet une méconnaissance mutuelle. Au chevet du malade, quelles conséquences ce genre de carence peut-il avoir ?

Sur le terrain, les emplois du temps de chacun posent régulièrement problème. « C’est récurrent, confie David Guillon, infirmier libéral à Nice (06) et coordinateur du réseau Argil. Il faut jongler entre les horaires du kiné ou du service de rééducation, ceux de l’ambulancier et les nôtres. La plupart du temps, ce sont les infirmières libérales qui s’adaptent ! » Même agacement pour Kévin Malacarne, Idel en Île-de-France : « Parfois, c’est un peu compliqué, explique-t-il à son tour. C’est le cas avec une patiente diabétique qui fréquente un hôpital de jour une fois par semaine et qui a besoin d’y aller en ambulance. Le matin, je dois passer lui faire son dextro, son insuline et lui donner ses médicaments de la journée. Mais elle ne sait jamais à quelle heure elle va partir… La marge est plutôt large ! » Fair-play, le même infirmier reconnaît, dans la foulée, que les Idels aussi peuvent imposer une certaine latitude à leur clientèle.

Sans dialogue, impossible de régler ces difficultés d’intendance. Or les écarts régionaux d’accès aux soins nécessitent un minimum de cohésion entre professionnels. Entre les zones sous-dotées en termes de soins infirmiers et le développement inégal de l’activité du transport sanitaire, l’enjeu semble de taille. Dans une étude datée de 2009, l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications dans les transports et la logistique (OPTL) constate ainsi que la Basse-Normandie a connu la plus forte croissance des effectifs salariés du transport sanitaire (+ 4,3 % par an en moyenne depuis 2004). À l’inverse, « c’est en Provence-Alpes-Côte d’Azur que la progression est la plus lente : + 0,6 % par an en moyenne ». À la conjoncture de l’emploi, s’ajoutent des considérations spécifiques au transport sanitaire. La même étude pointe en effet « une diminution du nombre d’établissements liée aux regroupements rendus nécessaires pour la rentabilité et l’attractivité de ce secteur ».

PORTRAIT-ROBOT

Qui sont-ils au juste ? Se bornent-ils à acheminer les patients d’un point à un autre ? « Faux », rétorque Luc de Laforcade, président délégué de la CNSA, qui préfère évoquer le métier d’ambulancier plutôt que de transporteur. « Ce n’est pas pour rien qu’il existe un diplôme d’État d’ambulancier », poursuit-il. La formation des ambulanciers est d’environ 600 heures théoriques auxquelles s’ajoute un stage hospitalier (unités de soins, dont service des urgences, maternité et Service mobile d’urgence et de réanimation, le Smur). Les modules sont essentiellement : physiopathologie, gestes de soins, prise en charge des urgences, conditionnement et sécurité du patient, hygiène et asepsie, communication avec les patients et transmission des informations médicales, déontologie, réglementation.

Quatre de ces modules sont communs avec les aides-soignantes : la passerelle est ainsi plus aisée, les ambulanciers ayant la moitié du diplôme d’aide-soignant et vice versa. Le travail de ces derniers dépasse ainsi largement les frontières du simple “transport”. Comme l’indique le CNSA : les ambulanciers sont tenus de s’enquérir de la pathologie et de l’affection du patient, ainsi que de son état général et de ses faiblesses. Ils doivent transmettre un bilan au Service d’aide médicale urgente (Samu) en cas d’urgence. Ils sont chargés de conditionner et de couvrir le patient, ce qui peut aller du simple habillage à la pose de moyens d’immobilisation (attelles, collier cervical, matelas immobilisateur).

DIFFÉRENTS TYPES DE VÉHICULES

Empruntant tantôt un break, tantôt un fourgon, les ambulanciers naviguent en effet entre plusieurs missions très distinctes. « Il existe quatre types de véhicule de transport sanitaire, dont l’arrêté du 10 février 2009 définit les exigences en aménagement et matériel embarqué », précise Luc de Laforcade. L’ambulance de type A, utilisée pour les consultations ou les entrées et sorties d’hospitalisation, est un petit fourgon, un monospace ou un break surélevé. Elle contient le matériel de première urgence, de premiers soins et de conditionnement, notamment l’oxygénothérapie et l’aspiration de mucosités. Vient ensuite l’ambulance de type B, dite Ambulance de secours et de soins d’urgences (Assu). Il s’agit d’un fourgon grand volume, destiné à la prise en charge des urgences, le plus souvent dans une collaboration avec le Samu centre 15 et dans le cadre de la garde départementale. Le matériel exigé comprend notamment un défibrillateur externe automatisé, un oxymètre de pouls, un dextro (ce dernier étant le seul geste invasif autorisé à l’ambulancier). L’ambulance de type C correspond à un fourgon grand volume destiné au Smur et équipé du matériel de réanimation médicale. Et pour finir, le plus connu : le Véhicule sanitaire léger (VSL), dévolu aux patients valides. « Ce “taxi sanitaire” est actuellement en forte régression au profit des simples taxis », déplore cependant la CNSA.

Devant cette multitude d’offres, le patient ne s’y retrouve pas toujours… Pour l’infirmière libérale, la situation paraît sans doute plus claire dès lors qu’elle doit faire face à une urgence (lire-ci contre). En revanche, hors de ces sentiers battus, l’affaire devient plus complexe. S’il n’est pas de son ressort de réserver une ambulance, l’infirmière libérale n’en est pas moins confrontée à des demandes de la part de patients déboussolés. Que faire ?

MANQUE DE COORDINATION

Dans le cadre de sa thèse de médecine, parue en octobre 2011, l’urgentiste Sarah Cotton s’est penchée sur les « besoins et attentes des médecins généralistes en matière de prise en charge des consultations complexes et/ou chronophages dans un quartier de la ville de Nice ». Contre toute attente, une difficulté récurrente est revenue régulièrement dans le discours des treize médecins ayant participé à l’enquête : celle d’obtenir une ambulance adaptée aux cas des patients. Visiblement, en effet, ces derniers sont également souvent amenés à s’enquérir du mode de transport sanitaire emprunté par leur clientèle lors d’une prescription. « Soit les médecins ont du mal à trouver le numéro de l’ambulance, soit ils sont mis en attente et perdent du temps à trouver le bon interlocuteur, commente l’auteure de l’étude. Le problème semble venir de l’utilisation abusive des ambulances… Des patients qui pourraient pourtant se contenter de taxis conventionnés recourent à des ambulances. Résultat : il n’y en a plus assez pour ceux qui en auraient réellement besoin. » Et, évidemment, le phénomène paraît s’autoalimenter. Pour cause : le problème sous-jacent relève des implications financières liées à l’existence ou non d’un bon de transport. De peur de se voir refuser la prise en charge, certains patients n’hésitent pas à en réclamer auprès de leur praticien. « Aux urgences, il arrive souvent que les médecins cèdent », confie Sarah Cotton. La pénurie d’ambulances constatée à Nice semble aussi provenir de l’attitude des taxis… « Chacun se renvoie la balle, poursuit l’urgentiste. Certains qui sont conventionnés disent qu’ils ne le sont pas. »

Un infirmier libéral témoigne : « On n’arrive pas toujours à joindre la compagnie d’ambulance. Du coup, il m’est arrivé de nouer une forme de collaboration avec certaines sociétés. » L’idée paraît pratique. Elle suscite cependant plusieurs complications. « C’est un secteur très concurrentiel, remarque le Dr Franck Le Duff, président du Centre de soutien aux réseaux de santé des Alpes-Maritimes (06). C’est cela qui nous freine pour pouvoir développer des partenariats. Car, pour le faire, il faudra contacter toutes les sociétés du secteur… »

En toile de fond, il s’agit en effet d’éviter de tomber dans le compérage, l’objectif étant de préserver le droit du patient de recourir au professionnel de son choix. De l’avis de Me Bruno Zandotti, renvoyer ses patients de manière systématique vers une même société d’ambulance « doit être considéré comme condamnable ». A contrario, « le modèle préférentiel que l’on peut expliquer ne peut pas être condamné ». La frontière entre les deux notions paraît ténue. En témoigne l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, rendu le 17 février 1995, cité par Me Zandotti. Selon cette décision, « le fait de regrouper sous le même numéro de téléphone et à la même adresse des services médicaux de l’association SOS médecin et des services infirmiers et ambulanciers ne caractérise pas une situation de compérage (…) dès lors que le système a été conçu dans l’intérêt des malades ». Le juge s’est appuyé sur « l’urgence qui s’attache aux interventions des médecins de l’association » et a estimé que ce système n’avait « procuré à l’association ou à ses membres aucun avantage ou contrepartie financière de la part des infirmiers ou ambulanciers ». Pas certain cependant que cette interprétation de la loi soit reprise par d’autres cours de justice.

COLLABORATION ?

Pour sûr, les relations entre Idels et ambulanciers méritent une attention particulière, surtout lorsqu’il est question de relever le défi de la continuité des soins. La crainte du compérage ne doit toutefois pas empêcher d’envisager d’autres formes de collaborations dans l’intérêt du patient. En la matière, la Mission nationale d’expertise et d’audit de l’hôpital (MeaH) a conduit une initiative assez innovante. L’objectif visait à « améliorer la qualité de la prise en charge des patients, de façon directe ou indirecte, ainsi que les conditions de travail des professionnels dans le contexte de “vie réelle” ». Dans une sorte de livre blanc, publié en septembre 2009, la MeaH propose ainsi un comparatif entre les fonctionnements en service hospitalier et dans le cadre de la médecine de ville dans un but précis : celui « d’améliorer la prévention et la prise en charge des escarres ».

Dans les deux dispositifs, l’infirmière et l’ambulancier trouvent une place. Comme quoi, dans la chaîne du soin, tous les maillons sont importants.

Témoignage

« L’urgence, ce sont les pompiers ou le centre 15 »

Kevin Malacarne, Idel en Île-de-France et membre de l’Association nationale des infirmiers de sapeurs-pompiers

« J’ai davantage de relations de travail avec les pompiers plutôt qu’avec les ambulanciers privés, étant donné que la loi l’impose en cas d’urgence. Si je me trouve face à une porte qui ne s’ouvre pas et si la situation me paraît anormale, je fais appel aux pompiers. Mais si j’arrive chez un patient qui se trouve en détresse respiratoire, en début d’œdème aigu du poumon ou s’il présente des signes d’insuffisance cardiaque, j’appellerai le centre 15. C’est au médecin régulateur du Samu de décider qui il enverra. Tout dépend de l’état du patient et des disponibilités des véhicules. Les ambulanciers privés peuvent aussi se charger des urgences s’ils sont sous convention avec le Samu. Quant au transport sanitaire pur et simple, cela ressemble plus à du taxi : à part appeler le médecin traitant et lui demander un bon de transport, je ne peux rien faire pour le patient ! Si le médecin a prescrit un transport, c’est le choix du patient qui prime. S’il n’a pas d’habitude, il reste les pages jaunes. »

Témoignage

« Trois quarts d’heure pour trouver un transport sanitaire »

Dr Franck Le Duff, président du Centre de soutien aux réseaux de santé des Alpes-Maritimes (06)

« Selon le Conseil de l’Ordre des médecins, les généralistes ont beaucoup de mal à trouver des transports sanitaires à Nice lorsqu’il y en a vraiment besoin. En effet, certains médecins se chargent eux-mêmes de réserver l’ambulance lors d’une hospitalisation. Lorsqu’ils tentent de joindre une ambulance – à moins d’appeler les pompiers ou le Samu – ils ont toutes les peines du monde à le faire : il leur faut parfois jusqu’à trois quarts d’heure pour trouver un transport sanitaire qui corresponde à leur attente ! Si, au niveau de la plateforme, nous parvenons à réunir un réseau suffisamment conséquent, nous pourrons peut-être négocier des plages horaires auprès des ambulanciers pour obtenir des transports plus facilement. Cela devrait aussi permettre de dénouer plus facilement les cas les plus complexes. »

Interview David Guillon, Idel à Nice (06) et coordinateur du réseau Argil

« L’ambulancier récupérait les ordonnances ! »

Quelle relation entretenez-vous avec le monde ambulancier ?

Mis à part les contacts que nous pouvons avoir chez des patients communs, il nous arrive, trois ou quatre fois par an, de recevoir un appel d’ambulanciers mandatés par une assurance pour s’occuper d’un rapatriement sanitaire.

Dans l’exercice quotidien, y a-t-il des risques de dérive ?

Au niveau du réseau, il nous est déjà arrivé de constater un cas de compérage et de détournement de clientèle. C’était une compagnie d’ambulance qui récupérait les ordonnances de ses patients pour placer directement des infirmiers libéraux ! Au bout de cinq ou six cas de ce genre, nous sommes montés au créneau et tout s’est arrêté.

Faute de transport disponible, l’infirmier peut-il accompagner son patient en consultation ?

S’il le fait, c’est du pur bénévolat ! Il n’existe pas de cotation pour cela. De plus, je ne suis pas sûr que l’assurance professionnelle couvre les risques en cas d’accident… ?

Témoignage

« Un cas de figure classique »

Luc de Laforcade, président délégué de la Chambre nationale des services d’ambulances (CNSA)

« L’infirmière libérale prodigue régulièrement des soins au domicile d’un patient, lui-même transporté en série pour soins ou traitements (rayons, dialyses, kiné, etc.). Ainsi, à l’arrivée des ambulanciers, l’Idel est souvent encore présente. Cette situation, récurrente avec un même patient, engendre un dialogue entre professionnels, souvent au sujet de ce patient commun, son état… Il y a alors communication d’anecdotes, un échange ressenti de chacun sur le patient, son évolution, sur ses habitudes. L’infirmière libérale est souvent elle-même à l’origine de la demande de transport. En accord avec le médecin traitant, celle-ci déclenche un transport sanitaire, en vue d’une hospitalisation. Elle passe parfois elle-même l’appel à une compagnie. Elle doit alors respecter le libre choix du patient. En l’absence de choix, ou d’indication par le médecin, elle peut être amenée à rechercher elle-même une compagnie. »

Témoignage

« Éviter tout systématisme »

Bruno Zandotti, avocat à Marseille (13), spécialisé en droit de la santé

« Le compérage se définit comme l’entente secrète entre plusieurs personnes pour en tromper une autre. En matière médicale, cela peut concerner une entente entre professionnels de santé visant à se fournir mutuellement une clientèle sans informer le patient des raisons de ce transfert. Le Code de la Santé publique (art. 4312-21) donne une définition très large des professionnels concernés. Cette interdiction est expliquée à l’article 4312-8 du même code : “L’infirmier ou l’infirmière doit respecter le droit du patient de s’adresser au professionnel de santé de son choix.” Dans un tel contexte, un infirmier libéral qui systématiquement adresserait sa clientèle à une même compagnie d’ambulance pourrait se voir accuser de compérage. Pour se prémunir d’un tel risque, il faut éviter tout systématisme et être capable de justifier ses choix ainsi : “Je vous adresse à tel ambulancier parce qu’il est spécialisé dans tel domaine ou parce qu’il est plus proche de chez vous.” Avoir le numéro de téléphone enregistré dans ses contacts ne suffit pas. »

À noter

Les ambulanciers et la fraude…

La Caisse nationale d’Assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) a publié en mai son Bilan 2010 de la lutte contre la fraude. L’occasion d’observer que la fraude sévit autant chez les Idels que chez les ambulanciers. Ainsi, à travers les 1 064 plaintes pénales déposées l’an dernier, principalement contre des assurés, la Sécurité sociale a aussi épinglé des professionnels. Les transporteurs arrivent en tête avec 70 plaintes, mais les infirmiers libéraux les suivent de très près avec 65 plaintes.