L'infirmière Libérale Magazine n° 279 du 01/03/2012

 

ÉMOTION

L’exercice au quotidien

Même très professionnelles, les libérales ne restent pas de marbre dans certaines situations de soins. Auteure d’un livre-témoignage*, Annie Pivot, qui exerce depuis vingt-trois ans, évoque celles qui la bouleversent.

« Tout en haut de l’échelle des situations qui m’émeuvent, il y a les soins aux patients atteints de pathologies incurables. Et lorsque ce sont des enfants qui souffrent, sans comprendre, c’est insupportable. Dans notre métier, il peut y avoir beaucoup de transferts, autour de l’âge, notamment. J’ai déjà soigné une petite fille en imaginant qu’elle pouvait être la mienne… En tant que maman, il m’arrive aussi de m’identifier à la mère d’un patient.

Au moment des soins, l’émotion et l’envie de pleurer peuvent apparaître, mais mon devoir est de rester très professionnelle. Pour faire face à l’émotivité qui me gagne en soignant un enfant très malade, je peux tenter de le faire rire en faisant le clown. Même si cela ne marche pas forcément, cela peut amuser la fratrie ou les parents et apporter un petit vent de légèreté. J’essaie de faire en sorte que la vie soit là, jusqu’au bout. Nous avons pris en charge pendant quelques semaines une petite fille pour des soins lourds. L’un des derniers jours, nous attendions l’ambulance. Elle était entourée de toute sa famille : sa grande sœur, sa maman, ses grands-parents… J’ai réussi à faire rire sa sœur, pour que ses pensées s’évadent ailleurs, le temps de ma présence.

Cela peut arriver que je pleure chez un patient qui vient de décéder. Quels que soient son âge, sa pathologie, c’est toujours un moment de tristesse. Pouvoir évacuer les émotions est une grande chance, mais il ne faut pas que cela dure. Car je ne suis qu’une professionnelle qui a accompagné ces personnes et je dois savoir m’effacer ensuite.

L’important est de trouver quelqu’un qui m’écoute. Des infirmières, d’abord, ou des membres des équipes hospitalières avec lesquelles les soins des patients lourds sont souvent coordonnés, plus rarement des médecins. Avec quelqu’un du métier, je peux tout raconter dans les détails et exprimer mes émotions, car je sais que je serai comprise. Alors qu’avec un proche, sans beaucoup de paroles, je vais pouvoir recevoir un soutien affectueux, une présence aux moments difficiles de l’exercice de ma profession. »

* Les pains au lait du lundi et autres gourmandises, Amv éditions, 2010. Lire L’ILM n°276 de décembre 2011.

Avis de l’expert

« Révélateur d’une relation de proximité »
Alexandre Manoukian, psychologue et formateur en milieu sanitaire et médico-social

« Chaque infirmière réagit à sa façon face aux émotions. Les mécanismes de défense et de dénégation sont assez banalement utilisés, de façon presque inconsciente, comme protection. D’autres professionnels sont dans une attitude d’ouverture et de communication qui peut les conduire à l’empathie. C’est révélateur d’une relation de proximité, et d’une disposition d’écoute. Elle est tout à fait favorable pour les patients, ou leur famille, car ils se sentent moins seuls. Mais, ce qui est important, c’est de distinguer les émotions qui nous appartiennent et les autres, qu’on ressent parce qu’on est là à un moment particulier. Et mettre des mots simples, sans pour autant raconter sa vie, sur ce qui se passe. Les infirmières libérales, qui travaillent seules, ont aussi tout intérêt à faire partie d’une “équipe virtuelle”, collègues du cabinet ou groupe de supervision, avec laquelle elles peuvent échanger sur leur pratique. »