L'infirmière Libérale Magazine n° 279 du 01/03/2012

 

Coopération

Dossier

Les professionnels de santé, ainsi que leurs représentants, s’entendent tous pour dire que la coopération est indispensable. Néanmoins, des freins techniques, politiques et économiques retardent sa mise en œuvre concrète. Le point sur la situation.

Depuis 2004 et le rapport rendu par le Pr Yvon Berland, les coopérations entre professionnels de santé sont décidément au goût du jour. Après des expérimentations menées pendant un an environ, la coopération a finalement été officialisée par la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) du 21 janvier 2009 qui, dans son article 51, dispose que « les professionnels de santé peuvent s’engager, à leur initiative, dans une démarche de coopération ayant pour objet d’opérer entre eux des transferts d’activités ou d’actes de soins ou de réorganiser leurs modes d’intervention auprès du patient ». « La coopération entre les professionnels de santé implique une délégation de tâches dans le cadre d’une meilleure organisation du parcours de soins entre un professionnel qui a des responsabilités, généralement un médecin, et un autre professionnel », explique Jean-Luc Harousseau, directeur de la Haute Autorité de santé (HAS).

PARCOURS DU COMBATTANT

« L’objectif initial était d’organiser un nouveau parcours de soins pour pallier le problème de démographie médicale avec la pénurie de médecins et d’infirmières, et tenir compte de l’évolution des métiers, poursuit Jean-Luc Harousseau. Néanmoins, la problématique a évolué et, maintenant, il s’agit également d’améliorer la qualité des soins pour permettre une meilleure prise en charge des patients. » Si les intentions paraissent louables, la mise en œuvre d’une telle procédure relève, pour les libéraux, du parcours du combattant. Certes, des initiatives locales d’interdisciplinarité ou de coordination des soins sont menées entre des professionnels de santé ou dans les réseaux de santé, mais, pour entrer dans le cadre de l’article 51, la coopération nécessite l’élaboration de protocoles par ceux qui souhaitent déléguer et/ou recevoir des compétences. Les protocoles, rédigés en réponse à des besoins identifiés sur un territoire donné, sont autorisés par le directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS), après avis conforme de la HAS. Mais leur élaboration est fastidieuse. « La durée du processus est longue et lourde, avec des conditions administratives complexes », observent Virginie Gimbert et Élise Anger, chargées de mission au Centre d’analyse stratégique et auteures d’une note d’analyse sur la coopération. Cette exigence se justifie, d’après la HAS, par la modification de l’exercice des professionnels qu’implique la coopération. Les praticiens cherchent en effet à obtenir l’autorisation d’accomplir des actes pour lesquels ils ne sont normalement pas habilités. De plus, une extension des protocoles aux autres territoires est envisageable s’ils remplissent des conditions d’efficacité. « Leur contenu doit donc définir précisément la formation que doivent suivre les professionnels de santé qui auront de nouvelles missions, ainsi que le contrôle de sécurité pour garantir une qualité des soins au bénéfice des patients », souligne Jean-Luc Harousseau. L’élaboration des protocoles requiert alors du temps de réflexion, de réunion et de rédaction de la part des praticiens. Autant de temps que les libéraux ne peuvent pas consacrer à leurs actes. De fait, actuellement, les seuls protocoles présentés à la HAS proviennent majoritairement des professionnels de santé hospitaliers salariés, « qui bénéficient d’un cadre pour formaliser leurs idées sans pour autant perdre leur revenu », indique Yann Bourgueil, directeur de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). Ainsi, des protocoles ont été présentés, par exemple pour la réalisation de bilan urodynamique par une infirmière experte, en lieu et place d’un médecin ou pour la réalisation d’échographies par les manipulateurs d’électroradiologie. « Dans le secteur libéral, il n’y a pas de moyens, ni de contexte pour dégager des ressources », ajoute Yann Bourgueil. Si la HAS n’a pas les compétences pour aider financièrement les praticiens, elle essaie néanmoins de les soutenir dans leur travail et d’améliorer les préconisations pour que les protocoles soient les plus simples possibles à rédiger.

DE NOMBREUX OBSTACLES…

Outre les freins techniques à la coopération, il existe également des obstacles politiques et économiques. Certains professionnels libéraux craignent que les protocoles, et donc la délégation de tâches, entraînent une perte immédiate de revenu pour celui qui délègue. D’autant que la validation du protocole autorise uniquement sa mise en œuvre, mais ne donne en aucun cas de financement. « La coopération ne pourra avoir lieu en secteur libéral que lorsque les professionnels auront la garantie de ne pas perdre de l’argent, estime Yann Bourgueil. En secteur ambulatoire, il est indispensable de compenser la perte de consultations. » Un point de vue partagé par Virginie Gimbert et Élise Anger, qui précisent que « le paiement à l’acte peut constituer un frein à la mise en œuvre de la coopération. À l’hôpital, avec le salariat, il n’y a pas de transferts de revenus, seulement des transferts de tâches ». Une réflexion sur les modes de rémunération doit donc être envisagée.

DEUX TENDANCES CHEZ LES SYNDICATS

De leur côté, les syndicats pointent également du doigt quelques obstacles à la coopération. Cependant, parmi les représentants des professionnels, deux tendances se démarquent.

Tout d’abord, ceux qui soutiennent la coopération au sens de l’article 51 de la loi HPST, comme le Syndicat des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil) ou MG France. L’article 51 est « un modèle qui ouvre des perspectives, note le Dr Claude Leicher, président de MG France. Il s’agit d’une bonne base pour permettre aux acteurs de terrain de faire des propositions. Néanmoins, les coopérations doivent s’inscrire dans un modèle économique afin d’éviter l’effondrement des revenus ». Selon la présidente du Sniil, Annick Touba, il est avant tout « nécessaire de réunir l’ensemble des professionnels pour parler de nos compétences, car chacun craint que l’autre aille dans son pré carré ». Elle regrette qu’aucun moyen ne soit donné à ceux qui souhaitent mettre en place les protocoles. En réaction, le Sniil, MG France, l’Union des syndicats des pharmaciens d’officine, l’Union des chirurgiens-dentistes et Objectif Kiné ont créé le réseau Coordination santé proximité pour chercher et aider des acteurs de terrain voulant changer les modalités d’exercice. « Les infirmières peuvent être moteur de la coopération, rapporte Annick Touba. Mais elles doivent trouver des médecins qui souhaitent coopérer, car nous sommes dans un système où, au sein des instances, ce sont encore les praticiens qui décident et qui tiennent les rênes. »

La Fédération nationale des infirmiers (FNI) n’a pas exactement la même lecture de l’article 51 et s’inscrit en faux contre « ces coopérations élaborées pour le monde hospitalier », leur préférant les pratiques avancées et les nouveaux métiers. Le syndicat a d’ailleurs déposé un recours en Conseil d’État contre l’arrêté du 31 décembre 2009 relatif aux protocoles de coopération. « Les coopérations et les transferts d’activités ne peuvent pas s’envisager de professionnels à professionnels, car cela ouvre la porte à toutes les dérogations », soutient Philippe Tisserand, président de la FNI. Et d’ajouter : « Ces coopérations visent à répondre à des contraintes d’employeurs et à des problèmes d’organisation de service. Les infirmières n’ont pas la moindre latitude pour exercer leur métier et deviennent des assistantes techniques médicales. » Avec ces coopérations, « les tâches des médecins sont transférées aux infirmières, qui restent alors sous la coupe des praticiens pour économiser du temps médical utile au détriment du temps infirmier et des pratiques avancées », dénonce Philippe Tisserand. Le risque, d’après lui, est d’aboutir à la perte du rôle propre des infirmières, d’autant plus qu’avec « la loi Fourcade, la coopération va s’étendre aux aides-soignantes. Si les médecins libéraux, qui ne sont pas prêts à transférer des actes, ont la force de résister contre la coopération, le corps infirmier ne possède pas cette capacité ». Ces modèles hospitaliers « transforment le temps médical en temps paramédical et ne sont pas adaptés au monde libéral, considère pour sa part le Dr Michel Chassang, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF). Ils peuvent avoir des répercussions fortes sur la rémunération des libéraux s’ils sont mis en œuvre ». Pour qu’une coopération interprofessionnelle puisse avoir lieu, il estime déjà nécessaire d’instaurer une nomenclature avec un accord-cadre interprofessionnel, qui devrait voir le jour au printemps. « Je suis modérément optimiste car la coopération est incontournable, mais l’État doit décider d’investir dans les soins de ville. La coopération doit aussi être impulsée au niveau national avant d’être modulée sur le terrain. »

Vers l’évolution des métiers

Chargées de mission au Centre d’analyse stratégique et auteures d’une note d’analyse sur la coopération, Virginie Gimbert et Élise Anger suggèrent quelques pistes pour améliorer la coopération entre les professionnels de santé.

Tout d’abord, elles encouragent la mise en place d’un soutien volontariste des pouvoirs publics au regroupement des professionnels de santé. Car, culturellement, les professionnels de santé ont l’habitude de travailler de manière isolée et résistent à l’idée de transférer leurs actes. L’analyse des pratiques étrangères, effectuée par les deux chargées de mission, met aussi en évidence que le binôme médecin généraliste-infirmier constitue le pivot de la réorganisation des soins primaires, qui passe, en France, par l’essor des maisons de santé, l’ouverture des cabinets médicaux aux infirmiers, et surtout par la création d’un nouveau statut infirmier : l’infirmier clinicien. Ce dernier, formé au niveau master, serait destiné à exercer en complémentarité avec le médecin généraliste au sein d’une maison de santé. Il assurerait une fonction d’accueil et d’orientation du patient au sein des maisons de santé.

Virginie Gimbert et Élise Anger proposent également d’expérimenter, dans quelques maisons de santé, une consultation infirmière de première ligne au cours de laquelle l’infirmier clinicien prendrait en charge les affections bénignes et orienterait directement, si besoin, le patient vers le médecin. « Cette expérimentation permettrait de statuer sur les conditions de formation et de rémunération de cet infirmier clinicien, sur son cadre d’intervention et sur son degré de responsabilité et d’autonomie par rapport au médecin », indiquent-elles. La reconnaissance de la consultation infirmière en éducation thérapeutique du patient, dans le cadre de pathologies chroniques, est également une piste à développer (lire notre Point sur p.46).

Virginie Gimbert et Élise Anger suggèrent enfin de modifier la formation initiale qui constitue un levier de changement des mœurs et des pratiques. « Il faut étoffer l’offre de formation en soins primaires et l’ouvrir à d’autres professionnels que les médecins, et créer un stage pour les étudiants en santé sur la coordination des soins. » Ces derniers alterneraient entre les pharmaciens, les infirmiers, les médecins libéraux et hospitaliers pour augmenter leur connaissance sur les autres professionnels de santé, « car il y a actuellement une méconnaissance des périmètres d’intervention des professionnels », concluent-elles.

Témoignage

« Réduire les hospitalisations »

Dr Michel Varroud-Vial, président de l’Union nationale des réseaux de santé

« Les réseaux de santé diabète ont mis en place une coopération entre des médecins généralistes, des diabétologues libéraux ou hospitaliers et des infirmières libérales pour mettre en œuvre le programme Suivi des diabétiques en difficulté. Il s’agit d’un programme expérimental testé entre 2009 et 2011 et financé par l’Assurance maladie. Le patient diabétique en difficulté, repéré par son médecin traitant, fait l’objet d’une évaluation médico-sociale conduit par le médecin et l’infirmière libérale. Il s’agit d’une action en coopération, car l’infirmière libérale voit le patient pendant un an en complément du suivi médical. Dans ce cadre, le médecin autorise l’infirmière libérale à modifier certains traitements, mais pas à prescrire. Elles ont également bénéficié de formations pour faire du coaching auprès des patients et de la formation continue dans le cadre des réseaux de santé. Sur la base de cette expérimentation et des résultats qui mettent en évidence une réduction des hospitalisations, nous allons présenter un protocole à la HAS. »

Témoignage

« Une opportunité manquée »

Anne-Laure Parrenin, infirmière libérale dans une maison médicale à Besançon (25)

« En 2011, nous avons voulu mettre en place une collaboration avec les médecins libéraux de la maison médicale car ils prennent en charge de nombreux patients atteints de maladies chroniques, surtout des diabétiques. Aussi, pour désengorger leur planning, nous avons pensé que les infirmières pourraient prendre le relais pour certains rendez-vous. Nous avons regardé les protocoles, réfléchi au projet et rencontré, en septembre, des membres de la HAS pour leur en parler. Ils semblaient très intéressés. Cependant, les protocoles sont très compliqués à élaborer et exigent de nombreuses réunions. De plus, il faut prendre en charge la formation du personnel. Tout cela a un coût. Le médecin de la structure a alors envoyé à la HAS un budget pour l’élaboration du protocole, laquelle nous a informés qu’elle ne pouvait prendre en charge qu’un quart de la somme. Nous avons donc laissé le projet en suspens. C’est décevant car il s’agit d’une belle opportunité pour notre métier. Cela nous aurait permis d’avoir d’autres perspectives et d’évoluer. »

Interview Danielle Cadet, directrice des soins à l’hôpital Lariboisière (AP-HP), Paris Xe, co-auteure d’un rapport relatif aux métiers en santé de niveau intermédiaire

« Imaginons un système réactif »

En quoi consiste la création des nouveaux métiers ?

Avec les nouveaux métiers, nous proposons un suivi de la prise en charge des malades chroniques de manière complémentaire entre le médical et le paramédical. Les infirmières libérales ont un rôle à jouer dans ce domaine, notamment pour la rhumatologie ou l’éducation thérapeutique. Mais la pratique avancée stagne en France, ce qui peut engendrer certaines difficultés.

Quels types de difficultés ?

Avec la désertification médicale et l’explosion des maladies chroniques, nous allons être confrontés à un défaut d’accès aux soins. Il faut donc imaginer un système réactif sans attendre de se retrouver devant le fait accompli. Dans quelques années, l’accès aux soins sera tellement problématique que la réponse offerte ne sera pas nécessairement la meilleure.

En quoi les pratiques avancées diffèrent-elles des protocoles ?

Les protocoles sont des initiatives locales avec des formations au niveau des diplômes universitaires. Avec les pratiques avancées, les protocoles sont nationaux avec une formation au niveau master et des responsabilités propres.

Témoignage

« La démarche doit également venir des médecins »

Muriel Caronne, infirmière libérale à Saint-Germain– les-Arpajons (91)

« Nous faisons depuis longtemps de la coopération avec les médecins, concernant par exemple les surveillances des taux de prothrombine. Nous effectuons les prélèvements, les amenons au laboratoire et prévenons les médecins des résultats pour éviter les risques de thromboses ou d’hémorragie et corriger la prise médicamenteuse. Nous savons augmenter ou diminuer les doses de médicaments anticoagulants des patients, mais, normalement, nous ne sommes pas habilités à le faire sans validation médicale ou protocole. Pour le moment, les médecins rechignent à mettre en place des protocoles. Sur mon lieu d’exercice, les praticiens sont surbookés et nombreux sont ceux qui approchent de l’âge de la retraite. Ils ne connaissent pas cette mentalité d’infirmières qui deviennent autonomes. Ce nouveau rôle que l’infirmière peut adopter les effraie mais les “arrange” tout de même, notamment pour la prescription des dispositifs médicaux. Or, pour que la coopération puisse avoir lieu, la démarche doit également venir des médecins. Les infirmières regrettent de ne pas voir leurs compétences davantage reconnues ! »

EN SAVOIR

→ Pour plus d’informations sur la rédaction des protocoles de coopération, la HAS a élaboré deux guides méthodologiques téléchargeables sur son site www.has-sante.fr.

Témoignage

« Nous attendons la décision de la Haute Autorité de santé »

Jean Gauthier, président de l’association Asalée (Deux-Sèvres)

« Nous avons commencé l’expérimentation Asalée (Action de santé libérale en équipe) en 2004. Il s’agit d’une collaboration entre des médecins généralistes libéraux et des Infirmières déléguées à la santé publique (IDSP) salariées de l’association Asalée et titulaires, dans ce cadre, de nouvelles missions. Elles sont chargées de la prévention sur les facteurs de risques cardiovasculaires, du dépistage de certains cancers ou encore de l’éducation thérapeutique des patients diabétiques et hypertendus. Nous avons expérimenté quelques cas avec des infirmières libérales rémunérées en honoraires mais, pour des raisons d’organisation du temps de travail, c’est difficile à mettre en œuvre. Actuellement, nous sommes financés par le Fonds d’intervention pour la qualité et la coordination des soins (Fiqcs), renouvelé annuellement. Mais nous avons déposé un protocole de coopération à la HAS pour élargir le travail des infirmières auprès des médecins libéraux et développer leur autonomie. Nous sommes dans l’attente de la réponse. »