CÔTE-D’OR (21)
Initiatives
La Maison d’accueil pour personnes âgées marginalisées (Mapam) est un lieu unique au cœur de Dijon, fréquenté par des retraités plus habitués à la rue qu’au confort d’un chez-soi. Visite avec Cécile, l’une des trois Idels qui viennent y assurer les soins courants.
Officiellement, c’est le foyer de la Manutention. Mais, pour les Dijonnais, c’est simplement la « Manu ». Dans cet immeuble, dès les années 1900, les époux Grangier, une riche famille de bienfaiteurs, aidèrent à la création de la Société dijonnaise de l’assistance par le travail, pour y offrir la soupe populaire, un foyer pour les sans-abri ainsi qu’un atelier. La vénérable bâtisse regroupe aujourd’hui quelque 83 logements
Depuis un an, Cécile Pompon fait partie du cabinet d’infirmiers libéraux chargés d’y assurer les soins les plus courants. Ses premiers SDF, elle les a côtoyés à l’ancien service des urgences de l’hôpital général de Dijon. Pourquoi ce métier d’infirmière ? « Je suis entrée très tôt en contact avec l’univers médical car ma mère était cadre dans l’administration hospitalière. » Après des études à l’Ifsi de Beaune, Cécile Pompon travaille aux urgences, en traumatologie puis en réanimation. Plus tard, elle enchaîne un mi-temps en pédiatrie et un mi-temps à la coordination des prélèvements d’organes. « La routine, je n’aime pas trop, avoue-t-elle. Par chance, dans cette profession, il est possible de changer de service facilement. Bien sûr, cela implique de se remettre en question, de réactualiser ses connaissances, ce qui n’est pas toujours évident. Mais, pour moi, cela m’a toujours été bénéfique. À chaque fois, j’ai eu l’impression de me relancer. » Dans ce contexte, que savait-elle des infirmières libérales ? « Je n’avais pas franchement d’opinion. Je ne les connaissais pas beaucoup. » Après dix-huit ans passés à l’hôpital, c’est pourtant vers cette nouvelle voie qu’elle décide de s’orienter. « J’ai pris un an de disponibilité. Et j’ai aussitôt enchaîné des remplacements auprès de plusieurs cabinets libéraux à Dijon. » Une ville où elle habite avec son mari, médecin généraliste, et leurs deux enfants, âgés de six et trois ans. « Mener de front vie professionnelle et vie privée, c’est de l’organisation, reconnaît-elle volontiers. De toute façon, j’ai besoin de travailler, d’être en contact avec les gens. Même si les rapports sont parfois agressifs, cela reste de l’échange. Je me vide la tête et je me ressource grâce aux vacances en famille : nous adorons voyager ou faire du sport ensemble. C’est ce qui nous permet de nous retrouver. »
Cécile Pompon travaille depuis un an avec Jean Grisval et Nathalie Prot, au sein du cabinet libéral qui a passé une convention de soins avec la Manu. Sa tournée habituelle débute donc dans cet établissement, vers 5 h 45, avant le petit-déjeuner des résidants. Dans les locaux se mélangent les pensionnaires d’un CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) ainsi que 33 résidants de la Mapam, la maison de retraite pour les gens de la rue. Valérie Berthaud, adjointe de direction et responsable du foyer, explique la différence entre ces deux structures : « Au CHRS, sont hébergées temporairement des personnes en situation d’exclusion : sans toit ou sans ressource, elles ont entre 18 et 60 ans, et ne peuvent vivre seules en autonomie dans un logement. À la Mapam, c’est le même public, mais en plus âgé. » Des retraités peu ordinaires, pour une maison de retraite tout aussi originale. La Mapam est la seule de ce genre existant en France. Elle est financée par le département de la Côte-d’Or. La moyenne d’âge y est de 69 ans. La structure est volontairement non médicalisée, pour « rester focalisée sur les champs de l’exclusion et du social ».
Dans la rue, les SDF sont souvent totalement déconnectés. La consommation d’alcool ou d’autres produits toxiques les rend insensibles à leur corps, indifférents à leur image et à l’hygiène. De nombreux problèmes psychiatriques viennent s’ajouter, surtout chez les clochards les plus jeunes… À la Manu , au moins, ils réapprennent à avoir un toit, ils rentrent manger et dormir à heure fixe. Loin d’être une prison, la Manu reste volontairement un lieu ouvert, d’où les résidants sortent et vont où ils veulent… La seule règle absolue à respecter est de ne pas être violent. Pour le reste, tout s’apprivoise, tout se négocie. Ainsi, à une personne cassée, victime de ruptures multiples, il faut savoir laisser le temps de la reconstruction, sans la placer dans une spirale d’échecs permanents. Une situation que Pascale Donati, l’infirmière permanente de la structure, commente avec réalisme : « S’ils n’étaient pas à la Manu, beaucoup de nos résidants seraient déjà morts dans la rue depuis longtemps : d’hypothermie une nuit d’hiver ou bien d’un choc hypoglycémique non régulé. »
Les injections d’insuline contre le diabète font partie des soins quotidiens courants assurés par le cabinet libéral, vers 6 heures, 11 heures et 17 h 30. Cécile Pompon en a deux à effectuer ce matin. Comme le reste de l’équipe de la Manu (dont neuf techniciens sociaux éducatifs et une AMP), elle s’occupe « de tous les publics » du Foyer. Cécile frappe à une porte : tout sourire, Michel, un retraité diabétique de la Mapam, la fait entrer. L’injection se déroule sans problème, au milieu d’une conversation complice. « Avec certains, des liens se créent, commente Cécile. Pour Michel, je suis “son” infirmière. Il est souvent coquin et rigolo avec moi. Il m’appelle parfois son “petit cœur d’amour”. Je ne sais pas s’il dit la même chose à mes collègues ! »
Cécile se présente devant une seconde porte, qui correspond à l’un des cinq lits de halte soin santé (destinés à des adultes sans domicile, sortant souvent d’interventions en milieu hospitalier). Un petit homme très maigre, mais lui aussi extrêmement souriant et volubile, lui ouvre. Cécile lui répond par des gestes et des sourires : « Il ne parle que géorgien, explique-t-elle. Ce sont les nouveaux arrivants des pays de l’Est. Pour les injections, c’est sans problème. Mais l’idéal serait qu’il apprenne à les faire lui-même. Il est jeune, cela ne fait pas longtemps qu’il est là. On aura certainement besoin d’un interprète… Son épouse est malheureusement décédée et sa fille dort dans la rue. Ce sont des histoires tristes. »
« Le cabinet infirmier libéral n’assure ici que les soins les plus courants, précise Cécile Pompon. Comme les prises de sang, les pansements, les perfusions… Pour le reste, l’infirmière interne au foyer coordonne les visites régulières auprès des médecins ou des psychologues référents. Les retraités ont aussi leurs éducateurs spécialisés. Ils sont moins seuls que certaines personnes âgées “ordinaires” que je visite à domicile ! » Y a-t-il d’autres différences « Le contact n’est pas exactement le même. Ici, je trouve qu’il faut davantage les écouter. Je les considère à part entière, dans le respect, sans les juger ni les fliquer… Parfois, ils sont un peu écorchés vifs ou pas présents à l’heure des soins. Le plus gros problème, ce sont les gens qui rentrent alcoolisés le soir au foyer. Il faut alors les laisser tranquilles. Surtout, ne pas répondre à de l’agressivité par de l’agressivité. Autrement, on part au clash. Mais j’avais déjà appris à gérer ce genre de situation aux urgences de l’hôpital. »
L’infirmière interne à la Manu, Pascale Donati, confirme que « ce sont des suivis de longue haleine. Parfois, c’est trois pas en avant, deux pas en arrière. J’essaie de les rendre conscients du danger. Je leur dis : “Si tu continues comme ça, un jour, on ne va plus te revoir. Tu vas mourir dans la rue !” Cela les freine un peu ». Le risque zéro n’existe donc pas. Et la vie sans alcool n’est pas imaginable pour certains…
« Beaucoup de maisons de retraite ordinaires ne les accepteraient pas, conclut avec philosophie Jean Grisval, l’un des trois infirmiers du cabinet libéral. Ici, on a aussi nos petites victoires. Comme des diabètes, des problèmes de cœur qui se stabilisent… En quatorze ans de passage, j’ai parfois été agressé verbalement, mais jamais physiquement. Quand il y a un problème, on en discute avec l’équipe. Ma formation en psychiatrie m’aide aussi à analyser les situations. À de rares occasions, on a stoppé des prises en charge. Mais, globalement, tout se passe bien. Sans la Manu, ces gens seraient dans la rue. Je trouve que ce foyer est vraiment une bonne solution intermédiaire. »
Il est 18 heures. Jean Grisval file continuer le reste de sa tournée à domicile. Dehors, sur le perron, il croise un dernier résidant. Ils se serrent chaleureusement la main. La vie continue, pour au moins encore un tour de roue…
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