Éditorial
Une vieille dame que j’aimais beaucoup, généreuse dans sa cuisine, n’appréciait pas qu’on laisse une dernière part dans le plat. Vous savez bien, ce morceau de gâteau trop petit pour être partagé et que personne n’ose s’accaparer, gêné par avance du regard des autres… Et elle disait invariablement, avec un air faussement sévère, « ah non, il va me rester la verguenza ». En espagnol, on appelle la dernière part du festin la “honte”. On ne met pas tous ce mot sur les mêmes choses : certains seront gênés de vous accueillir chez eux en peignoir, sans avoir eu le temps de se passer un coup de peigne ; d’autres de vous parler de problèmes intimes ; ou encore de s’afficher dans la rue avec une canne ou d’être entraperçu avec un déambulateur. Mais d’autres ne ressentiront aucune gêne à expliquer à vos patients qu’ils ne les recevront pas jeudi prochain comme prévu, parce qu’ils font grève pour préserver la pratique bénie des dépassements d’honoraires. Aucun embarras à leur demander un chèque de 120 euros pour quinze minutes de consultation, tout en leur expliquant les difficultés de “leur” quotidien et la cruauté des mesures du gouvernement à leur encontre. Le couteau sous la gorge, tout ça… Libre à ceux qui peuvent se permettre de s’offrir leurs services d’écouter patiemment ces arguments en hochant la tête et d’en payer le prix. Mais, quand même, ne dérive-t-on pas vers le système américain de la médecine à deux vitesses ? Un système qu’on a laissé grandir comme une mauvaise pousse, faute d’avoir trouvé une nounou pour le surveiller. L’enseignement public et gratuit offert à nos chirurgiens et spécialistes se trouve bien mal payé en retour si la sélection des patients se base ensuite davantage sur l’état du portefeuille que sur l’état de santé. La “médecine hamburger”, celle qu’on s’avale en solitaire face au comptoir, n’est pas de notre temps, ni de notre pays, lorsque tant d’efforts ont été mis pour dresser une belle table.