L'infirmière Libérale Magazine n° 290 du 01/03/2013

 

Intimité

Dossier

En étant invitée au domicile de ses patientes, l’infirmière libérale peut se trouver confrontée à des situations condamnées par loi : violences conjugales ou familiales, mais aussi risques de mutilations sexuelles qui menacent les plus jeunes… Comment réagir lorsque les indices laissent supposer des violences exercées sur la gente féminine ?

Le 8 mars, comme chaque année, célèbre la femme. Avec cette Journée internationale consacrée à la lutte contre les discriminations de genre, les médias et les institutions se penchent une nouvelle fois sur les violences faites aux femmes. Cela dit, pas de quoi changer le quotidien des victimes. Même si les statistiques baissent légèrement selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), le dernier rapport de cet organisme rappelle que 567 000 femmes de 18 à 75 ans ont déclaré avoir subi des violences physiques ou sexuelles dans leur ménage en 2010-2011. Autant de situations potentielles que des professionnels de santé de ville peuvent être amenés à constater. Si la suspicion se vérifie, comment réagir sans briser la relation de confiance qui lie un soignant à son patient ? La question paraît encore plus délicate lorsque le délit concerne une enfant… Qu’en est-il en effet en cas de mutilations sexuelles infligées à des fillettes ou des adolescentes ? Certes rare, ce phénomène existe en France. D’après l’étude ExH*, publiée en 2009, près de 53 000 femmes adultes seraient excisées dans l’Hexagone. Et, parmi ces dernières, toujours selon les chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (Ined), 11 % entendent perpétuer la tradition. Or, lorsque les jeunes filles sont « scolarisées et surtout à l’adolescence, nous sommes démunis, prévient Christine Beynis, infirmière et présidente du Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles (Gams). Nous ne savons pas comment les protéger. »

SECRET PROFESSIONNEL ?

Aussi tabou soit-il, le sujet s’impose. Si l’Idel n’est pas obstétricienne, elle n’en demeure pas moins une professionnelle de santé qui intervient au plus près des familles. Au risque, parfois, d’observer ce type de situations réprimées par la loi. Dans la mesure où les faits arrivent à sa connaissance, elle ne peut plus invoquer le secret professionnel, y compris lorsque le délit n’est encore qu’à l’état de projet. Sans quoi, elle pourrait se voir poursuivie pour non-assistance à personne en danger. Comme l’indique l’article 223-6 du Code pénal, « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». Dans les articles suivants du même texte de loi, le secret professionnel est par ailleurs explicitement levé. Cela concerne toute personne « qui informe les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices, y compris lorsqu’il s’agit d’atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ».

REPÉRER LES SITUATIONS À RISQUE

Encore faut-il savoir repérer les situations à risques… D’autant qu’une erreur de jugement peut aboutir à de lourdes conséquences. pour toute la famille. « Pour évaluer la situation, toute personne soumise au secret professionnel a le droit de partager des informations », insiste Brigitte Samson, médecin à la Direction de la protection de l’enfance et de la jeunesse dans le Val-de-Marne (94), se référant à l’article 226-2 -2 du Code de l’action sociale et des familles. Ainsi est-il possible d’aborder le sujet avec le médecin traitant ou des consœurs qui suivent également la famille concernée, sans faillir au devoir de confidentialité.

Nul doute, les aspects culturels représentent un facteur prépondérant pour vérifier ce genre de risque. « L’excision est une pratique répandue dans le Nord et le Nord-Ouest de l’Afrique, mais elle a également cours ailleurs dans le monde », note Jocelyne Mongellaz, déléguée régionale aux droits des femmes en Île-de-France. Selon les différents rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), cela se retrouve aussi en Égypte, au Yémen, chez les Kurdes d’Irak, en Indonésie, en partie en Inde ainsi que chez un groupe d’Indiens au Pérou. En somme, cette pratique est variable d’une ethnie à l’autre, y compris au sein d’un même pays. Les documents et réunions d’informations destinés aux professionnels de santé et travailleurs sociaux ne manquent pas en matière de mutilations sexuelles féminines (MSF).

LES MUTILATIONS SEXUELLES

Dès l’année 2001, l’OMS a d’ailleurs publié un guide à l’intention des infirmières et des sages-femmes en vue d’une prévention et d’une prise en charge des complications liées aux MSF. Dans sa thèse de doctorat de médecine, soutenue en décembre 2008, Mélanie Horoks les évoque une à une. À court terme, la doctorante cite, entre autres, le décès dû à un choc hémorragique ou septique, la douleur suraiguë, la lésion des organes de voisinage, l’hémorragie ou encore des infections aiguës. À plus long terme, le texte liste bien d’autres conséquences : cicatrices chéloïdes, kystes dermoïdes, névrome du nerf dorsal du clitoris, voire rétention chronique d’urine et les risques associés… À cela s’ajoutent des complications obstétricales, variables en fonction du type de mutilation (voir encadré page suivante). D’où l’importance d’un repérage des situations à risque. Pour les spécialistes, il n’est certes pas question de suspecter à tous crins. « Il s’agit d’être vigilant, surtout dans les familles où il y a des petites filles ou des adolescentes, commente Malika Amellou, gynécologue responsable d’un service de la protection maternelle et de la planification familiale et de la périnatalité à Paris. En particulier lorsque toute la famille part en vacances dans le pays d’origine… Si les parents sont d’accord pour ne pas exciser leurs filles, ils se trouvent parfois soumis aux pressions communautaires. Un rappel à la loi peut les aider à résister. » D’autant que la peine encourue par ces derniers peut aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende, sans compter les dommages et intérêts que la Commission pour l’abolition des mutilations sexuelles (Cams) peut réclamer en sus.

Pour ce faire, le dialogue reste primordial. En effet, si l’excision est perçue comme une mutilation par le législateur en France, il n’en va pas ainsi dans les communautés qui la pratiquent de façon traditionnelle, voire pour des raisons religieuses. « Les femmes concernées disent plutôt qu’elles sont coupées ou excisées, souligne le Dr Emmanuelle Antonnetti-N’Diaye, gynécologue obstétricienne et chirurgienne à l’unité de soins des femmes excisées à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (AP-HP). Il est donc important de parler. » De quoi éviter des interprétations fallacieuses ou les propos inadaptés, susceptibles de créer un fossé. D’autant que les idées reçues vont bon train sur le sujet. « Aujourd’hui, le message est passé. Les femmes excisées savent que la chirurgie réparatrice est prise en charge par la Sécurité sociale, ajoute le Dr Antonnetti-N’Diaye. Mais l’on ne pourra jamais revenir à l’état initial. De plus, quand on fait le travail d’accompagnement jusqu’au bout, seules 10 % des femmes que nous suivons vont jusqu’à l’opération. »

PAS DE JUGEMENT

En somme, il vaut mieux éviter tout jugement de valeur et se borner aux seuls textes de loi et aux considérations médicales. D’autant plus qu’en termes de “mutilations gratuites”, les professionnels de santé français ont de quoi s’interroger. En témoignent les chiffres relatifs aux épisiotomies relevés par l’Enquête nationale périnatale 2010 du ministère de la Santé… Bien qu’il ait réduit durant ces dernières années, le taux de ce type d’interventions chez les primipares s’élève encore en France à 44 % alors même que l’OMS dénonce les « politiques d’épisiotomie de routine ».

* Enquête ExH, pour Excision et handicap, réalisée à l’université Paris I. Rapport consultable sur http://petitlien.fr/6d9h

Témoignage

« Nous sommes dans un dilemme »

David Guillon, infirmier libéral à Nice (06)

« Parmi les patientes suivies par notre cabinet, nous soignons des femmes hébergées dans des foyers pour victimes de violences conjugales. Pour elles, les séquelles sont évidentes : un coquard, une fracture… On soigne les conséquences des maltraitances qu’elles ont endurées. En revanche, ce n’est pas le cas pour une autre patiente que nous suivons. Il s’agit d’une dame de 62 ans qui a un passé de dépressive chronique, auquel s’est ajoutée une conduite alcoolique. Maintenant, elle a la maladie d’Alzheimer. D’après son comportement, elle a dû subir des maltraitances physiques de la part de son mari qui n’ont plus lieu aujourd’hui. Mais il reste une violence verbale. Nous avons donc contacté son médecin. Après discussion, nous sommes dans un dilemme. Faut-il qu’elle reste avec son mari, dans un environnement familier étant donné son Alzheimer, au risque de subir des maltraitances psychiques ? Ou faut-il la placer dans un centre et l’éloigner de son mari qui est loin d’être aidant, au risque qu’elle perde ses repères ? »

Analyse

COMMENT FAIRE ? Le signalement

En cas de violences constatées sur une personne vulnérable, il existe différentes procédures de signalement. D’une part, la fédération Allô Maltraitance (Alma) dispose d’un numéro de téléphone unique, le 3977, destiné à recueillir les témoignages portant sur des maltraitances sur personnes âgées ou handicapées. Pour les enfants en danger, le témoin peut appeler le 119. Dans tous les cas, le signalement peut en outre s’effectuer par un courrier auprès du procureur de la République (si le danger est imminent). À noter également, pour les cas de violences sur mineurs, la possibilité d’adresser une lettre au conseil général. Chargé d’inspecter les “informations préoccupantes”, dans le cadre d’une cellule départementale de recueil de traitement et d’évaluation, cette institution prend le relais. Bon nombre de départements disposent désormais de guides détaillant les éléments à indiquer et les personnes à contacter. Dans tous les cas, seuls les faits importent. Une enquête conduite par les différentes instances citées ici permettra de vérifier la véracité des accusations et d’engager, le cas échéant, les poursuites nécessaires.

Témoignage

« Les discours mutilent aussi »

Sokhna Fall, thérapeute familiale à l’Unité de soins des femmes excisées à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (94)

« Même si l’on pratique la chirurgie réparatrice, notre consultation vise d’abord à réaliser une évaluation. On rencontre des femmes qui ont un passé psychologique ou psychiatrique. La chirurgie n’est pas la réparation ! Les traumatismes sont de différents ordres. Ils peuvent être psychologiques, liés aux circonstances dans lesquelles l’excision a été faite. On peut parfois découvrir des traumatismes associés, comme des mariages forcés, maltraitances, agressions sexuelles… Nous croisons aussi des cas de “survictimations” provoquées par des professionnels : certains partent du principe que, si elles sont excisées, elles ont perdu une part de leur féminité… Entendre de tels propos peut être traumatisant. Les discours mutilent aussi ! Ce fut le cas d’une ancienne patiente qui avait des problèmes de sexualité qu’elle associait à son excision. En travaillant avec elle, nous nous sommes aperçues que cela s’était déclenché lors de son premier accouchement à la suite de propos d’une infirmière. »

Interview Christine Beynis, infirmière et présidente du Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles (Gams)

« Avoir un œil assez vigilant »

À votre avis, les infirmières sont-elles suffisamment informées sur les mutilations sexuelles féminines ?

Je ne pense pas qu’au niveau national, les professionnelles soient bien informées. À mon avis, il y a encore du travail à faire. À l’heure d’Internet, on peut pourtant facilement s’informer. Le Gams a d’ailleurs un site très bien documenté*. Depuis trente ans que nous nous battons, nous avons réussi à faire reculer cette pratique. Les efforts fournis en protection maternelle et infantile ont porté leurs fruits pour protéger les fillettes de moins de six ans. Mais, une fois qu’elles sont scolarisées et surtout à l’adolescence, nous sommes démunis… Nous ne savons pas comment les protéger.

Comment aborder ce sujet ?

Il s’agit d’avoir un œil assez vigilant sur les populations issues de l’immigration. Attention ! Ce ne sont pas que les populations à peau noire qui sont concernées. En Égypte, par exemple, 98 % des femmes sont excisées, toutes couleurs confondues. 

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SAVOIR

PRATIQUES Excision ou infibulation ?

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) distingue quatre types de mutilations sexuelles. Le premier relève de la clitoridectomie. Cela consiste en l’ablation partielle ou totale du clitoris et, plus rarement, du prépuce. La seconde catégorie, dite “excision”, ressemble à la première mais retire, en plus, les petites lèvres, voire les grandes lèvres. Le troisième type concerne l’infibulation. Il s’agit du rétrécissement de l’orifice vaginal par la création d’une fermeture, réalisée en coupant et en repositionnant les lèvres intérieures, voire extérieures, avec ou sans ablation du clitoris. La dernière catégorie regroupe toutes les autres interventions néfastes sur les organes génitaux féminins à des fins non médicales. D’après l’OMS, « l’infibulation représente environ 15 % de toutes les pratiques. Les taux les plus élevés d’infibulation se retrouvent à Djibouti, en Somalie et au Nord du Soudan ».