Fin de vie
Dossier
Longtemps négligées, voire niées, les émotions des soignants confrontés à la fin de vie s’expriment davantage aujourd’hui. Les reconnaître évite à l’infirmier de s’épuiser à long terme et améliore la relation de soin. La juste distance entre trop ou pas assez d’implication affective se révèle néanmoins difficile à trouver d’emblée sans aide extérieure.
Valérie Mayer, infirmière libérale dans l’Ain, se souvient bien du discours de ses formateurs pendant ses études, au début des années 1990 : « Des émotions, il n’en faut pas, il ne faut surtout pas se laisser toucher par quoi que ce soit. » Il n’y a pas si longtemps, l’école pouvait encore balayer d’un revers de blouse les affects des infirmiers, voire simplement les ignorer. Diplômée en 2002 à Montpellier, Valérie Faure n’a jamais entendu parler du vécu émotionnel du soignant quand elle était élève infirmière. « Ni de celui du patient d’ailleurs », déplore-t-elle. Les enseignements ont seulement évolué récemment.
Depuis 2009, la gestion des émotions est inscrite au programme des Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi). « Les formateurs sont tenus d’en parler », souligne Catherine Mercadier, sociologue et directrice de l’Ifsi-Ifas
Dans sa thèse consacrée au travail émotionnel des soignants à l’hôpital parue en 2002
Si les soignants ont été privés d’affects, c’est aussi au nom du professionnalisme. « Une des caractéristiques culturelles du soignant est de se défendre d’être fragile face à l’adversité : “Il faut être fort pour porter celui qui est fragilisé par la maladie” », rappelle la psychologue Séverine Gaudron dans l’ouvrage collectif Distance professionnelle et qualité du soin
« La bonne soignante est très proche de la neutralité émotionnelle, sans être complètement neutre sous peine d’être accusée d’indifférence, de froideur », analyse pour sa part Catherine Mercadier dans sa thèse. Se blinder est pourtant voué à l’échec. « Refouler ses émotions ne permet pas de les gérer correctement, signale Catherine Mercadier. Au bout d’un moment, le soignant confronté à des situations difficiles sur le plan émotionnel s’épuise professionnellement ou manifeste des réactions d’agressivité qui se traduisent par de la malveillance. » Nier ses affects « va conduire à des pratiques mécaniques, dépourvues d’empathie, déplore quant à elle Françoise Ellien, directrice du réseau de Soins palliatifs Essonne Sud (Spes) et psychologue-psychanalyste. Mais je ne dis pas non plus qu’il faut être plein d’amour dégoulinant pour accompagner les gens, ce n’est pas mon propos ».
La confrontation à la fin de vie et à la mort suscite un large panel d’émotions dont le soignant a plus ou moins conscience : il peut éprouver de la peur à l’idée de mourir lui-même ou de perdre des êtres chers ; il peut ressentir de la tristesse de voir partir un patient avec qui il avait tissé une relation affective ; il peut être dégoûté devant des odeurs ou des plaies rebutantes ; il peut se laisser envahir par des sentiments d’injustice et de révolte face à des morts prématurées d’enfants ; il peut se sentir coupable de ne pas avoir assez de temps à consacrer au mourant…
À la différence de l’infirmier hospitalier, l’Idel jouit d’une certaine liberté d’action et d’expression. « On n’a pas un supérieur au-dessus de nous ou des collègues dont on doit se cacher de crainte d’être jugé », compare Valérie Mayer, infirmière en réanimation au début de sa carrière avant de choisir l’exercice à domicile en 1999. « Chacun peut gérer la mort à sa façon. Il y a ceux qui ont besoin de s’investir dans les soins post-mortem pour dire au revoir à la personne, puis ceux qui ne souhaitent pas s’en occuper et qui font appel aux pompes funèbres, remarque Anne Jacquet, infirmière libérale à Toulouse et formatrice en instituts et auprès d’équipes soignantes. Ceux qui veulent assister à l’enterrement peuvent y aller et les autres s’abstenir. »
Mais l’Idel peut souffrir d’une grande solitude dans ces moments éprouvants. « Il y a des cabinets qui fonctionnent bien en équipe mais beaucoup d’infirmières libérales vivent quand même la mort seules, sans personne à qui en parler », poursuit Anne Jacquet. « Le fait d’être seule est très difficile, confirme Valérie Faure, Idel à Lattes près de Montpellier. Quand vous retrouvez un patient de 90 kilos mort dans son lit, dans ses excréments, il vous faut gérer la situation malgré le choc. Or vous ne pouvez pas tout assumer, à commencer par le soulever et le mettre dans une position digne de ce nom. Souvent, je me suis débrouillée avec les pompiers. »
Pour tenir le coup, les libéraux ont mis au point leurs propres stratégies. La voiture qui vous transporte d’un foyer à l’autre fait un peu office de sas de décompression. Les malades eux-mêmes aident parfois sans le savoir leurs infirmiers à recharger les batteries. « On dépense toute notre énergie auprès des patients en fin de vie et on se ressource auprès de tous les autres, ceux qui ont une jambe cassée, les grands-mères à qui il faut enfiler leurs bas, ceux qui nous embêtent pour un petit bobo parce qu’ils pensent qu’ils vont en mourir », raconte Annie Pivot, infirmière libérale à Civrieux-d’Azergues près de Lyon. Elle a choisi de coucher beaucoup de ses émotions d’infirmière sur le papier. Elle est l’auteur de Les pains au lait du lundi et autres gourmandises
D’autres se défoulent grâce au sport, chassent les tensions à travers la relaxation, se changent les idées en faisant du théâtre ou de la musique. « Le rythme effréné du travail du soin et la charge émotionnelle dans le contact auprès des malades en fin de vie font que les infirmières ont souvent le nez dans le guidon et sont parfois comme en manque d’air, observe la psychologue Séverine Gaudron. Il faut trouver à se recréer une autre respiration pour éviter l’étouffement et savoir se dégager du temps pour soi, même si ce n’est qu’une demi-heure par semaine. »
Au-delà des loisirs et des moments de plaisir que l’on s’accorde, parler de ses affects permet en général de mieux encaisser les coups durs et de cheminer vers la juste distance, variable selon les soignants, les patients, les familles de soignés et les situations de soins.
En libéral, on peut se tourner vers les réseaux de soins palliatifs pour se libérer de ses émotions par la parole. « Souvent, les infirmiers appellent au sujet d’un soin technique et puis, progressivement, quand les gens sont en confiance, ils vont finir par dire qu’ils sont en difficulté ou en souffrance », constate Marie-Claude Daydé, infirmière libérale à Colomiers en Haute-Garonne et membre de l’équipe d’appui du réseau douleur-soins palliatifs de Toulouse.
Dans les réseaux, il peut parfois exister des groupes de parole, même s’ils sont plutôt rares. À ses débuts, il y a onze ans, le réseau Spes en Île-de-France avait justement mis sur pied un groupe de parole à jour et horaire fixes destiné aux libéraux, pour les encourager notamment à mettre des mots sur leurs affects. « On s’est aperçu que cette formule ne répondait pas bien à la demande, relate la directrice du réseau Spes, Françoise Ellien. Ce qui semble au plus près des attentes des libéraux, ce sont des groupes de parole, non pas à un rythme régulier, mais à des moments particuliers d’une prise en charge. » Au cas par cas, le réseau peut donc ponctuellement réunir autour de la table un psychologue, un ou plusieurs infirmiers, le médecin généraliste, voire les proches du patient. « On essaie de détricoter ce qui est difficile pour les soignants à ce moment-là », poursuit Françoise Ellien. Le réseau peut sinon proposer aux soignants des réunions de fin de prise en charge : « Je peux aussi recevoir l’infirmière seule à seule si sa charge émotionnelle est liée à la réactivation de choses plus personnelles. »
Dans sa recherche de la bonne posture professionnelle, deux écueils menacent l’infirmier : « l’implication sans distance » ou « la distance sans implication », selon les expressions de Pascal Prayez, docteur en psychologie clinique et sociale (voir son interview p. 27). Sans recette de la juste distance prête à l’emploi, l’infirmier peut non seulement compter sur les échanges avec ses pairs, le soutien des réseaux de soins palliatifs, mais aussi sur la formation professionnelle continue pour apprendre à mieux accompagner la fin de vie.
Valérie Mayer, libérale à Saint-Étienne-du-Bois dans l’Ain, a justement entrepris de se former ces dernières années à la relation d’aide tout comme au toucher empathique ou bien encore à la réflexologie. Car elle accusait des signes de fatigue et de lassitude : « Au bout d’un moment, quand on accompagne les gens et qu’on n’a pas de formation, on s’épuise un peu », remarque-t-elle avec l’expérience. Se dégager du temps pour suivre des modules de développement professionnel continu peut s’avérer salutaire
Finalement, « le bon professionnel, c’est celui qui va réussir à exprimer ses émotions, les analyser pour mieux les gérer de façon à offrir une disponibilité professionnelle et relationnelle à la personne en fin de vie et à son entourage », conclut Catherine Mercadier. Quant à se demander si pleurer à la mort d’un patient est professionnel ou pas, la question est aujourd’hui dépassée…
(1) Institut de formation des aides-soignants.
(2) Le travail émotionnel des soignants à l’hôpital, Le corps au cœur de l’interaction soignant-soigné, Catherine Mercadier, éditions Seli Arslan, 2002.
(3) Distance professionnelle et qualité du soin, Pascal Prayez, directeur d’ouvrage, éditions Lamarre, 2e édition, 2009.
(4) Les Pains au lait du lundi et autres gourmandises, Annie Pivot, a.m.v. éditions, 2010.
(5) Lire notre actualité page 10 sur la mise en place du DPC.
Anne Jacquet, infirmière libérale clinicienne et formatrice à Toulouse (31), diplômée en 1987
« J’ai été profondément marquée par mon premier stage d’élève infirmière. Dans mon service, une dame faisait un œdème aigu du poumon. Elle était à l’agonie. Personne n’entrait dans la chambre, ni les infirmières, ni le médecin. Il n’y avait pas non plus de famille auprès d’elle. Je suis allée voir avec une autre élève la surveillante qui nous a dit : “C’est comme ça : quand quelqu’un va mourir, il ne faut rien dire et le laisser tranquille.” J’ai dit à ma collègue : “Je ne peux pas laisser mourir cette dame ainsi.” Toutes les deux, nous avons demandé à pouvoir rester avec elle jusqu’à ce qu’elle meure. Cela a été mon premier accompagnement. C’était aussi la première fois que je me trouvais confrontée à la mort. Elle est décédée complètement asphyxiée. J’avais sa main dans la mienne. De retour à l’école, je n’en ai parlé à personne. Cette expérience a déterminé ma carrière. Je me suis toujours attachée à développer la dimension relationnelle dans le soin. »
Ils se mettent automatiquement en place dans des moments d’angoisse, d’impuissance ou encore de malaise. Dans son livre Face à la maladie grave, patients, familles, soignants paru chez Dunod en 1995, Martine Ruszniewski décrit les différents mécanismes de défense déployés par le soignant pour s’adapter à des situations douloureuses, voire intolérables. On peut citer :
– le mensonge face aux questions du patient ;
– la fausse réassurance qui consiste à entretenir le patient dans un espoir artificiel ;
– l’esquive quand le soignant évite toujours de parler avec le patient de sa souffrance ;
– la dérision quand le soignant ironise sur ce que lui dit le patient ;
– la banalisation lorsque, par exemple, le soignant déclare au malade évoquant sa propre finitude « on va tous mourir un jour ». « Qu’il s’agisse de mécanismes de défense ou de stratégies d’adaptation, appelées aussi “coping”, l’objectif reste le même : protéger le soignant des agressions subies sur son lieu de travail », écrit Séverine Gaudron dans Distance professionnelle et qualité du soin (éditions Lamarre, 2009). Et de poursuivre : « Pour que le soignant renonce à ces modes de défense, il faudrait s’attaquer d’abord aux sources de ses souffrances, les comprendre, les écouter, les reconnaître. Il faudrait aussi aider le soignant, l’accompagner dans ses propres défenses et admettre ces dernières comme réponses légitimes en fonction de son fonctionnement psychique. »
Vous regrettiez il y a quelques années la “chasse à l’affect” chez les soignants. Les émotions sont-elles toujours pourchassées ?
Cela dépend des lieux d’exercice, mais il y a quand même toujours cette tendance à marteler cette injonction : « Il faut être professionnel et ne pas être dans l’affectif. » Or, dès qu’il y a relation inter-humaine, il y a nécessairement des émotions. S’il n’est pas souhaitable d’en être envahi, prendre conscience de ses affects et les reconnaître est un élément-clé de professionnalité.
À l’opposé de la juste distance, que sont l’implication sans distance et la distance sans implication ?
L’implication sans distance, c’est lorsqu’un soignant se laisse envahir par son activité professionnelle 24 heures sur 24 ou lorsqu’il se laisse atteindre par un patient précis, sans prendre de recul. Personnellement touché par cette personne, il se sent coupable de ne pas faire plus ; il repassera parfois la voir même en dehors des soins, il y pensera la nuit, etc. Cette position sera difficile à tenir sur le long terme – cela devient presque une relation privée dans laquelle le soignant sacrifie sa professionnalité. Pour ne plus revivre de tels excès, le soignant risque alors de se réfugier dans des soins strictement techniques, basculant dans ce que j’appelle la “distance sans implication”.
En Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi), « la question des émotions est traitée sous différents aspects dans plusieurs unités d’enseignement », indique Catherine Mercadier, sociologue et directrice de l’Ifsi-Ifas du centre hospitalier de Montauban (82). Les formateurs traitent par exemple des émotions à travers une approche théorique en psychologie (UE 1-1 S1). Ils abordent les notions de distance et proximité ainsi que la problématique de la violence dans les soins en sociologie (UE 1-1 S2). Il est demandé aux formateurs de guider l’analyse des émotions dans les soins relationnels (UE 4-2 S5). Enfin, les sentiments et émotions des soignants dans l’accompagnement de fin de vie sont traités dans les soins palliatifs et de fin de vie (UE 4-7 S5).
Annie Pivot, infirmière libérale à Civrieux-d’Azergues (69)
« Avec ma collègue, nous avons pris en charge il y a un peu plus d’un an une petite fille de 5 ans atteinte d’une tumeur au cerveau. Nous savions qu’il n’y avait plus vraiment de traitement efficace pour elle. Un jour, elle s’est effondrée et le médecin a dit qu’elle vivait les derniers instants de sa vie. La maman a appelé l’ambulance pour la conduire à l’hôpital. J’étais là à ce moment. Ce qui m’a marquée, c’était ce qui se passait autour de la petite fille. Je me souviens du chemisier de la maman, un chemisier clair. Je voyais son cœur qui battait à travers alors qu’elle continuait à blaguer pour la grande sœur qui devait avoir 7 ou 8 ans. Émotionnellement, c’est la pire des choses de voir mourir un enfant. J’ai heureusement eu la chance d’être très entourée par mon ami, je me ressourçais auprès de lui. J’ai également pu compter sur le soutien de l’équipe du centre Léon-Bérard de Lyon disponible 24 heures sur 24 et sur celui d’un médecin libéral. »
→ Julie ou l’aventure de la juste distance
Pour s’interroger à travers une histoire romancée sur la juste distance dans le soin. Pascal Prayez, éditions Lamarre, 2005.
→ La souffrance au travail
Le burn-out appliqué aux soignants : les conséquences pour le soignant et le patient, les conseils pour prendre soin de soi… Alexandre Manoukian, éditions Lamarre, 2009.
→ Soins palliatifs à domicile
Soulager la douleur, pratiquer une sédation ou accompagner la décision d’arrêter la nutrition. Cahier de formation, rédigé par Thierry Pennable et paru dans L’ILM n° 285 d’octobre 2012.