CARNET DE TOURNAGE
Actualité
Nous filmons Françoise. L’infirmière frappe et sonne depuis une bonne minute à la porte de Madame F. qui ne l’entend pas. Elle est habituée, mais il y a toujours un doute dans ces cas-là : est-ce “simplement” qu’elle n’entend pas ?
Je connais Madame F. et son appartement – je l’ai visité auparavant lorsque je cherchais un décor pour un précédent court-métrage (cf. L’ILM n° 290). Madame F. ne jette pas, elle conserve. Au premier coup d’œil, j’avais aimé l’atmosphère et la dame. En ce mois de février 2013, c’est la première fois que j’y retourne depuis quinze mois.
Madame F. finit par nous ouvrir. Cela prend bien une autre minute car la vieille dame se déplace très lentement, ses jambes sont enflées, et elle est aidée d’une canne. Françoise la prie de prendre son temps surtout.
La lourde porte finit par s’ouvrir. Madame F. nous prend d’abord pour d’autres, mon chef opérateur et moi : des techniciens venus régler un problème dont nous ne comprenons ni les tenants ni les aboutissants. Une occasion de plus d’observer qu’on peut se faire passer pour n’importe qui chez une personne âgée – il y en a qui en profitent, honte à eux, vraiment. Françoise lui (ré)explique alors qui nous sommes. « Mais je n’ai pas mes boucles d’oreille ! » est sa première réaction. Nous rions, elle aussi. Françoise lui rappelle qu’il faut faire, devant la caméra, comme si nous n’étions pas là. La vieille dame se détend très vite et, les yeux pétillants, nous dit qu’elle est ravie d’accueillir chez elle « deux beaux jeunes hommes ». Même venant d’une octogénaire, la remarque fait toujours plaisir.
Durant le soin, les confidences vont bon train : très excitée, Madame F. évoque un amour de jeunesse, souvenir qui la hante. Les idées s’emmêlent, elle s’amuse parfois d’une réflexion qu’elle est la seule à comprendre puis enchaîne. Françoise, attentive, essaie de suivre. D’une radio ne datant pas d’hier, résonne une douce musique classique (cela change des jeux télé à tue-tête). Nous prenons quelques images du reste de l’appartement plongé dans la pénombre, un salon/salle à manger faisant aussi office de chambre. Tout y est comme figé dans le temps.
Lorsque nous regagnons la cuisine, nous découvrons Madame F. avec ses boucles d’oreille et du rouge à lèvres ! C’était plus fort qu’elle. Nous en rions tous ensemble.
En repartant ce soir-là, Françoise nous explique que cette femme a parfois des bouffées délirantes, rien de bien dangereux, cela la met plutôt dans un état d’euphorie. C’est en tout cas de cette manière qu’elle l’analyse, ajoutant qu’elle regrette que sa génération d’infirmières n’ait pas eu les bases d’une formation psychiatrique. Nul doute que trente-trois ans d’expérience de terrain ont permis de palier ce manque.
« Allez, maintenant, on va libérer Mlle C. ! » Un appel est tombé quelques minutes auparavant, provenant d’une auxiliaire de vie : Mlle C., 93 ans, est tombée chez elle, enfermée à double tour et dans l’incapacité d’ouvrir sa porte à l’auxiliaire de vie sur le palier. Françoise a la clé, heureusement. Il est 18 heures passées, l’ouverture du cabinet devra attendre. La trottinette file dans la nuit lyonnaise. Nous courons après.