Évolution professionnelle
Dossier
Avec la mutation du système de santé, le recours aux soins à domicile augmente et les infirmières doivent acquérir de nouvelles compétences. De quoi transformer le devenir professionnel des libérales, en mal ou en bien…
La conjoncture est-elle favorable aux libérales ? Entre la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), la réforme des retraites, la refonte de la formation initiale des infirmières et les restrictions budgétaires à tous les étages du système de santé, les pronostics vont bon train. Chacun se demande ce que sera le soin à domicile demain. D’autant qu’au fil des années, le nombre d’infirmières n’a cessé d’augmenter en France. Et la tendance ne semble pas près de faiblir dans les prochaines décennies.
D’après les chiffres publiés par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), au 1er janvier 2012, les infirmières étaient près de 552 908, dont 87 236 en libéral (en métropole).
Or, toujours selon la Dress, « les effectifs d’infirmiers libéraux devraient connaître la croissance la plus forte : ils augmenteraient de 2,9 % par an, passant de 57 800 en 2006 à 116 100 en 2030, soit un doublement en 25 ans »
Les auteurs de cette analyse prospective estiment que « les infirmiers libéraux représenteraient donc 18 % des effectifs d’infirmiers en 2030 » contre 12 % en 2006. Ces projections parues en mai 2011 esquissent une réponse à l’état du marché de l’emploi infirmier dans le secteur hospitalier. En janvier, la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi) pointait en effet une situation tendue dans certaines zones de l’Hexagone, en l’occurrence la difficulté pour les jeunes diplômées à trouver un poste en Basse et Haute-Normandie, en Aquitaine, en Alsace, en Corse et dans le Limousin
L’offre de soins à domicile prend de ce fait un nouvel essor. Si bien que, ces dernières années, des “livres blancs” en tout genre ont fleuri un peu partout. En juillet 2010, le Syndicat national des prestataires de santé à domicile (Synalam) et le Syndicat national des associations d’assistance à domicile (Synadom) publiaient un document de ce type. Ils s’y présentaient comme des « acteurs-clés dans le parcours de soins des patients ».
Le dernier livre blanc en date émane de la Fédération nationale des infirmiers (FNI) qui a édité, en juillet 2012, son “Horizon 2030, vision pour les soins infirmiers ambulatoires”
Une évolution se profile ainsi au cœur même du métier d’infirmière. Des expérimentations ont d’ores et déjà débuté. Ne serait-ce qu’en termes de transfert de tâches, par exemple, l’Institut Paoli-Calmettes à Marseille a signé une convention avec l’Agence régionale de santé (ARS) afin de permettre à certaines IDE de pratiquer des myélogrammes (dits aussi ponctions médullaires), à savoir des actes normalement dévolus aux médecins. Les propositions dépassent parfois la simple délégation de tâches. Certaines envisagent en effet la création de nouveaux métiers. Les intitulés ne manquent pas. Ils renvoient à l’expertise ou à la pratique avancée des professionnelles, en fonction de leurs cursus complémentaires et/ou de leur expérience. Là encore, la littérature foisonne. Emblème du genre, le rapport Hénart, député de Meurthe-et-Moselle, qui s’intéresse « aux métiers en santé de niveau intermédiaire » (paru en 2011). Cosignés par le Pr Berland et Danielle Canet, IDE à l’AP-HP, ces travaux s’appuient sur les pratiques à l’étranger : ils se réfèrent aux infirmières “praticiennes” ou “de pratique avancée” qui, selon les pays, sont habilitées à prescrire. La France suit la marche, mais se borne à de nouvelles formations offertes aux infirmières. Avec l’universitarisation de leur cursus, ces dernières ont désormais accès à des masters spécialisés et autres formations ad hoc. Sans pour autant que leur statut n’évolue…
Au-delà des Ibode, IADE et puéricultrices, naitraient ainsi de nouvelles catégories d’infirmières. A ce titre, Guy Delande, professeur en économie de la santé à Montpellier I, suggère la montée en puissance de case managers (ou gestionnaires de cas) chargés d’organiser le parcours de soins des patients. « Certains conseils généraux, comme celui du Gard, ont déjà recours à des case managers », commente le chercheur. Ce qui ressemble pour le moins aux idées déjà émises par le Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé (Credes) dès octobre 2000 dans un numéro de Questions d’économie de la santé relatif à La profession infirmière en mutation. Citant différents exemples européens, cet article met en exergue le cas britannique : « L’orientation des patients dans le système de soins est un des rôles des infirmiers dans le domaine des soins primaires. Depuis 1998, le service public de consultation infirmière en ligne (le NHS direct) fonctionne 24 heures sur 24 uniquement avec des infirmiers (600 équivalents temps plein) qui travaillent avec un logiciel d’aide au diagnostic. »
Au vu de la métamorphose du système de santé, Philippe Bordieu, vice-président de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et étudiants (Anfiide), entrevoit des opportunités pour les Idels. De l’avis de cet ancien infirmier libéral toulousain, aujourd’hui reconverti dans la formation, les pistes se jouent dans les domaines de la coordination et de l’éducation. Reste à savoir comment les libérales s’en saisiront. « Elles vont trouver leur place à une double condition, nuance-t-il toutefois. Il faut que cela soit inscrit dans la nomenclature et que cela dépasse le cadre conventionnel avec des structures de type HAD ou autre… »
Tout l’enjeu se situe justement autour des futurs modes de rémunération des libérales, induits eux-mêmes par la réorganisation de l’offre de soins sur le territoire. Sur le terrain, les exigences des ARS évoluent en effet. Ce qui conduit notamment à l’essor des maisons de santé, parfois au détriment des réseaux de santé. Or, dans ces nouvelles structures, l’Idel ne s’est peut-être pas encore trouvé une place précise. De quoi se faire doubler par d’autres professionnels de santé ou se heurter à leur mainmise… A fortiori à travers le développement de Sociétés interprofessionnelles de soins ambulatoires (Sisa), supposées permettre, selon le site du ministère de la Santé, « l’exercice en commun, par [leur] associés, d’activités de coordination thérapeutique, d’éducation thérapeutique ou de coopération entre les professionnels de santé ». Comme l’indique Annick Touba, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil), « ces structures sont souvent managées par le corps médical. C’est tellement dans la culture des infirmières d’être des exécutantes… ». La vigilance semble donc nécessaire, surtout en considérant la bataille menée par les Idels pour bénéficier d’une reconnaissance de leur rôle de coordination auprès des patients suivis en Ssiad et en hospitalisation à domicile (HAD)… Du point de vue de Marcel Affergan, fondateur de All Services et ex-président de Convergence, les libérales devraient davantage se regrouper pour faire face aux défis qui s’annoncent. « L’article 70 de la loi HPST sur la sortie d’hospitalisation impose de répondre à des appels d’offre sous dix jours, commente ce dernier. Or les Idels ne sont pas organisées pour cela. Pour être capable de répondre dans les temps, il faut des chargés de missions qui ne font que cela ! » D’où la proposition soutenue par Convergence qui consiste à créer des plateformes de services dans lesquelles les Idels joueraient un rôle central. « C’est un peu ce que propose le “parcours de santé des personnes âgées en risque de perte d’autonomie” via une coordination territoriale, poursuit Marcel Affergan. Les agriculteurs arrivent à se former en coopératives, pourquoi les infirmiers libéraux ne pourraient-ils pas en faire autant ? À travers des groupements d’intérêt économique par exemple. » L’heure est donc à la mutualisation. En témoignent les initiatives déjà évoquées dans L’ILM, comme celles d’Infirmières Secours ou la Compagnie du soin à domicile. Parfois à la limite de la légalité, ce type de structures tente de constituer des réseaux d’Idels pour faire face à la concurrence des nombreux services de soins à domicile qui voient le jour ces dernières années.
À terme, l’activité des Idels devra-t-elle sortir des sentiers battus de la Sécurité sociale ? L’extension de leur champ d’intervention conduit d’ores et déjà certaines libérales à facturer des prestations hors du système de cotation. Que ce soit l’éducation thérapeutique, souvent financée via des appels d’offres, la participation à des recherches cliniques en tant qu’experts ou la coordination du parcours de soins, les exemples ne manquent pas et devraient se multiplier. Reste à savoir qui sera prêt…
(1) Voir Études et résultats, n° 760, mai 2011, “La démographie des infirmiers à l’horizon 2030”, Drees.
(2) Voir sur le site espaceinfirmier.com par le lien raccourci http://petitlien.fr/6gcn.
(3) Lire notre actu de L’ILM n° 285.
« Lors du Salon infirmier [NDLR : en octobre 2012], la ministre a parlé d’une filière doctorale infirmière. Nous soutenons cette idée dans le cadre de sciences infirmières et non pas seulement sous l’aspect “soins”. Outre cela, il est également de plus en plus question de coopération interprofessionnelle. Pourquoi pas ? Mais si de nouveaux actes sont inscrits dans la formation initiale des infirmières, il faut aussi que ces nouvelles compétences s’accompagnent d’une reconnaissance salariale ! On constate en région que les infirmières sont amenées à réaliser de nouveaux actes. À Marseille, par exemple, suite à une convention de coopération, elles effectuent des myélogrammes. Mais cela se limite à l’Institut Paoli-Calmettes. Si les infirmières changent d’établissement, leur compétence en la matière ne sera plus reconnue… Nous sommes favorables à une évolution, mais cela ne doit pas seulement servir à combler une absence médicale. Il faut définir les actes concernés, les compétences que cela requiert, etc. Une nouvelle discussion sur le décret qui définit les actes infirmiers est nécessaire. »
« L’article 51 de la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), qui porte sur le transfert de tâches entre professionnels de santé, a montré ses limites. La Haute Autorité de santé en convient. On s’oriente désormais vers un pilotage national, plutôt que vers des initiatives locales. C’était trop “perso-dépendant”. On pourra aussi s’appuyer sur le réseau d’experts que sont les infirmières cliniciennes. Certains avancent l’idée de créer un métier intermédiaire entre le médecin et l’infirmière : c’est un non-sens ! Il ne faudrait pas transférer ce type d’activité à du personnel non formé et sous-payé. Si cette fonction est nécessaire, cela doit rester du domaine de compétence de l’infirmière. Il existe une littérature abondante concernant l’avenir du système de santé. Dans notre Livre blanc
*“Horizon 2030, Vision pour les soins infirmiers ambulatoires”, paru en juillet 2012. Lire notre actu de L’ILM n° 285.
De votre point de vue, comment s’annonce l’avenir des infirmières libérales ? Très radieux !
De nombreuses possibilités sont en train de se dessiner pour elles. La loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) ouvre une série de remaniements. De plus, les nouvelles infirmières vont acquérir un niveau L3 avec des domaines de compétences élargis. Ceci leur ouvrira de nouvelles opportunités de carrière. Du moins, si leurs organisations professionnelles ne sont pas trop frileuses…
Dans quel cadre cela pourrait-il s’inscrire ? Je vois trois perspectives majeures : la mise en place d’infirmières cliniciennes en soins primaires, disposant d’un domaine de prescription plus large qu’actuellement, la création de case managers (“gestionnaires de cas” en français) chargés de suivre le parcours de soins des patients, et des formations complémentaires conduisant les infirmières dans des missions d’encadrement. Ce qui n’est pas incompatible avec le libéral.
Quels sont les freins à ces évolutions ? On ne changera de paradigme que si l’on parvient à faire sauter certains verrous. Les politiques freinent ce mouvement car ils ont une vision à court terme. Quant aux organisations professionnelles, elles ont souvent un comportement corporatiste. Cela dit, certaines évolutions se produisent quand même !
« Il y a entre 70 et 80 000 infirmières libérales en France selon les estimations. C’est un mode d’exercice en progression. Cela devrait continuer avec la hausse de la demande de soins à domicile et la durée d’hospitalisation qui tend plutôt à se réduire. Cela dit, concernant les conditions d’exercice, nous avons peut-être du souci à nous faire si nous ne nous structurons pas. Les infirmières travaillent déjà en cabinet mais cela ne suffit pas. (…) On a affaire à des déserts médicaux. En région, les ARS se préoccupent d’accès aux soins de premiers recours. Et on voit les pharmaciens se positionner sur des missions de soins de premiers recours, de l’éducation thérapeutique… L’infirmière libérale a vraiment intérêt à lever son nez du guidon et sortir de son rôle de “faiseuse d’actes”. Elle devrait investir davantage des missions de santé publique, car elle en a la compétence. On voit des maisons de santé se monter, souvent à l’initiative des médecins. Il faut que les infirmières se positionnent pour définir comment s’y intégrer, sur quel projet de soin… »
Avec le XXIe siècle, les Idels se mettent aux nouvelles technologies. Mobiles par définition, elles entrent de plain-pied dans l’ère du Bluetooth, de la 4G et autres commodités du genre. Si bien que les offres de services
* Lire aussi notre sélection des logiciels d’aide à la prescription des DM, dans L’ILM n° 287.
« Je trouve qu’il y a trop de timidité au changement parmi les infirmiers. Pourtant, nous avons une valeur ajoutée à apporter. Je pense notamment aux nouveaux rôles que nous pourrions endosser dans la prévention, le suivi, l’accompagnement… Il ne faut pas se limiter uniquement aux programmes curatifs de santé. Cette évolution peut provoquer quelques petites tensions pour éviter d’empiéter sur les compétences des uns ou des autres. Mais c’est un vrai défi pour l’ensemble des personnels de santé. Les infirmiers peuvent être moteurs car ils sont sans doute les plus sensibles à la prise en charge des personnes à domicile, et voient les exigences nouvelles des citoyens. J’ai bien peur qu’à terme, si l’on ne fait rien, on se retrouve comme de simples prestataires de structures telles que les Ssiad ou HAD. À cela s’ajoute la loi HPST qui modifie la donne concernant les rapports avec l’Assurance maladie. Le contrat conventionnel va perdre de sa force. Il faudra se tourner vers les ARS, qui représentent l’État. Or l’État, lui, ne négocie pas… »