L'infirmière Libérale Magazine n° 293 du 01/06/2013

 

Diversification

Dossier

De l’esthétique à l’aromathérapie, en passant par les massages, les infirmières libérales apparaissent souvent comme de bonnes clientes pour les promoteurs de ces soins de confort. Présentées comme des alternatives pour faire évoluer leur carrière, ces voies sont-elles toutes sans risques ?

Les propositions affluent dans vos boîtes aux lettres, à commencer par les offres relatives à l’esthétique. Sur les prospectus, il est question de soins anti-âge par radiofréquence, de techniques de photoréjuvénation, de photodépilation par lumière pulsée intense ou encore d’appareils utilisant des produits tels que l’acide hyaluronique, des vitamines, l’acide glycolique… L’idée peut être tentante : glisser vers d’autres méthodes, s’essayer à d’autres pratiques thérapeutiques, se lancer dans une activité de soins, hors du champ de la Sécurité sociale… Surtout quand cette “diversification” s’annonce lucrative.

Mais dans quelle mesure pouvez-vous vraiment investir dans ces techniques ?

Car le terrain est parfois miné. En témoigne Marie Ringle, Idel à Nice (06), séduite en 2011 par une publicité l’invitant à participer à une formation “spéciale infirmière” pour la “diversification anti-âge et esthétique”. La proposition est d’autant plus alléchante que le “séminaire” est animé par des médecins et se déroule dans un hôtel de luxe à Marrakech. Avant la fin du séjour, l’infirmière succombe. Elle signe un bon de commande pour une machine à lampe flash, afin de pratiquer l’épilation quasi définitive, d’un coût de 50 000 euros. Mais, très vite, elle déchante : elle entend dire que l’activité est interdite aux infirmières. Elle décide donc de cesser d’utiliser la machine, mais le fournisseur refuse de récupérer l’appareil. « Au lieu d’avoir pu opérer une réorientation professionnelle censée alléger la pénibilité de plus en plus importante de mon travail, je suis maintenant soumise à une pression encore plus déstabilisante, écrit-elle au ministre de la Santé. Tous ceux et celles qui ont acheté ces matériels se retrouvent à payer des sommes énormes pour des machines qu’on ne peut utiliser. »

Même déception pour cet autre infirmier libéral, également basé dans le sud de la France et en pleine procédure judiciaire à l’encontre de l’organisateur du séminaire. « J’ai signé sur le coin d’une table à la fin d’un séjour pendant lequel les pressions marketing étaient incessantes, soupire-t-il. Je n’étais pas préparé à ça… On nous annonçait des chiffres d’affaires faramineux. » Il poursuit donc les commerciaux pour dol, un vice du consentement.

LA TENTATION DE L’ESTHÉTIQUE

Principal grief invoqué par les plaignants : l’absence d’information concernant l’arrêté ministériel de janvier 1962 qui interdit aux non-médecins de pratiquer certains actes, comme l’épilation par d’autres moyens que la pince ou la cire. En ligne de mire ? Le risque de se voir accuser d’exercice illégal de la médecine. « Moi, j’en ai vendu [des appareils à chaleur pulsée, ndlr], sur une autre compagnie, à une époque où on ignorait tous le décret de 1962, se souvient Marc Tuduri, commercial chez Performance thérapeutique, une société se présentant comme un organisme de formation, porteur de séminaires en partenariat avec des distributeurs de matériels d’esthétique. À un moment donné, un dermatologue situé à Six-Fours (83), a fait notamment condamner une infirmière pour exercice illégal de la médecine. L’histoire s’est arrêtée quand le fournisseur de l’époque a échangé sa machine contre un matériel de leds : c’est de la lumière froide, ça n’a rien à voir avec l’épilation. Il sert à traiter les vergetures, la cicatrisation. » Pas de quoi inquiéter Caroline, une infirmière libérale qui souhaite cependant rester anonyme (lire témoignage ci-dessous): « Au Québec, il existe bien des infirmières esthéticiennes. » À ses yeux, « la régénération cellulaire revêt un aspect cicatrisation important qui est complètement dans les compétences de l’infirmière ». C’est pourquoi elle s’est lancée depuis peu dans une activité annexe de photobiomodulation.

En somme, avant d’investir dans un matériel de ce type, mieux vaut vérifier les textes réglementaires, notamment l’arrêté de 1962 modifié à plusieurs reprises jusqu’en 2007. De l’avis de Xavier Barrande, directeur commercial chez Performance thérapeutique, « les infirmières qui veulent se diversifier ont la possibilité de s’orienter vers l’esthétique. Mais elles doivent être prudentes. Elles ont le droit de pratiquer toutes les techniques non invasives de rajeunissement et d’amaigrissement. Elles ont le droit de dispenser des conseils en diététique ». Concernant le recours à la lumière pulsée, ce responsable commercial nuance toutefois ses propos : « Si elles le font, c’est en leur âme et conscience. Il leur a bien été expliqué que l’appareil dont il s’agit est praticable en réjuvénation sans aucun souci. Cela donne des résultats très intéressants. Et l’épilation doit être encadrée par un médecin. »

En résumé : impossible d’utiliser un appareil à lumière pulsée sans le contrôle préalable d’un médecin. Un peu délicat pour une infirmière libérale… Ce que reconnaît la responsable de la communication de BVA Technology, société fournisseur de matériels d’esthétique qui propose également des séminaires à destination des infirmières : « C’est vraiment une aberration, juge l’intéressée. Parce que le matériel professionnel est beaucoup plus sécurisé que ce qui est vendu au grand public. Il est à 5, 6, 7 joules, tandis que le matériel sur le marché grand public est 10-12 joules. » La consultante de BVA Technologie n’en démord pas : pour elle, les infirmières sont bien placées pour pratiquer des soins esthétiques. « Leur formation, leur connaissance scientifique et surtout leurs qualités, comme le sens de l’écoute et l’empathie, sont fondamentales dans ces domaines », insiste-t-elle. Un point de vue que partage Marc Tuduri, selon lequel « bon nombre d’infirmières réussissent avec succès leur diversification, avec des techniques soft ».*

PAS SÛRES D’ÊTRE ASSURÉES

Pas évident de convaincre tout le monde… À commencer par les juges qui, tout au long de la jurisprudence, confirment l’arrêté de 1962. Ce qui retient d’ailleurs l’attention de la MACSF. Sur son site, l’assurance des professionnels de santé explique, dans un postdaté du 9 avril dernier, qu’elle « accorde sa garantie aux médecins qui délèguent l’épilation laser à un ou des non-médecin(s), à condition que l’acte soit réalisé dans les locaux professionnels où le médecin exerce habituellement son activité, et en sa présence, afin qu’il soit susceptible d’intervenir à tout moment ». Pas étonnant donc que Caroline n’ait pas réussi à souscrire un contrat auprès d’un assureur pour son activité de photobiomodulation. « Le plus fou, s’insurge-t-elle, c’est que tous ceux que j’ai contactés accepteraient de m’assurer si j’avais le CAP d’esthéticienne ! Comme si les esthéticiennes connaissaient mieux le domaine de la cicatrisation que nous… » Qu’à cela ne tienne, Caroline a donc prévu de passer l’examen dès que possible.

S’ajoutent à cet inconvénient d’autres considérations juridiques (lire encadré page suivante). Au fil des années et de l’évolution des techniques, l’interprétation des textes s’avère parfois complexe. C’est notamment le cas pour les appareils à leds. « Dans l’Hérault, l’attention de l’Ordre a été attirée sur des séminaires destinés aux infirmières organisés dans des hôtels de luxe à l’instigation de ces sociétés et avec l’appui “scientifique” de médecins, note le secrétaire général Karim Maméri. Dans ce cas, l’Ordre des infirmiers a écrit à l’Ordre des médecins, et une démarche commune auprès du ministère de la Santé a été décidée afin d’obtenir une interprétation ministérielle quant à un procédé inédit de dépilation au moyen de leds. »

Pour l’heure, le sujet est à l’étude. L’Ordre infirmier interpelle néanmoins les Idels qui se risqueraient hors des sentiers battus. Selon sa lecture du Code de la santé publique (article R. 4312-19), « l’infirmier qui se livre à l’activité commerciale de dépilation par des techniques de type lumière pulsée ou leds, à la photoréjuvénation, se met en infraction avec sa déontologie car ces techniques restent à ce jour largement insuffisamment documentées et scientifiquement non prouvées ». Pour le moment, l’Ordre déclare ne pas avoir engagé de procédure disciplinaire, pri­vilégiant « la défense des infirmiers, mais si certains persistaient dans ce type d’errements, l’Ordre pourrait agir en vue de sanctions ».

FRONTIÈRES FLOUES

S’agit-il véritablement d’errements ? Pour certaines Idels, la diversification n’a pas de visée lucrative. Les raisons invoquées s’apparentent parfois à des envies d’apporter du bien-être, de voir le soin autrement. C’est ainsi que Marie-Christine Dereims, Idel dans les Alpes-Maritimes (06), s’est petit à petit intéressée à l’aromathérapie. « J’apporte enfin de la douceur à mes patients, au lieu de faire des trous dans la peau, se réjouit-elle. Je ne suis plus dans la contrainte. C’est très agressif, le métier d’infirmier. Et invasif, mis à part le nursing. Et encore, pour les patients Alzheimer, ce n’est pas toujours le cas. C’est une autre étape dans ma façon d’envisager mon travail. »

Pour autant, cette manière de concevoir le soin est-elle compatible avec l’activité d’infirmière ? Selon les textes, elle est aussi soumise à des limitations. N’en demeure pas moins que la question reste ouverte, d’autant que certains établissements de santé s’y mettent aussi. Pour preuve : le Prix infirmier Any d’Avray 2013 a été attribué à Catherine Boisseau, cadre de santé au CHU de Poitiers (86) pour son projet “Olfactothérapie et aromathérapie comme soin de support pour les patients atteints de cancer”. Or « l’olfactothérapie, qui soigne à l’aide d’odeurs, est certainement la branche la plus controversée de l’aromathérapie », commente Isabelle Sogno-Lalloz, aromathérapeute à Grasse (06). Les frontières entre les métiers semblent se brouiller de plus en plus. Certains médecins pourraient même peser dans la balance, comme l’indique le cas de cette infirmière libérale qui pratique de temps à autre le massage. « J’en fais à travers une DSI, confie-t-elle. C’est du massage, non thérapeutique, mais de détente. Le médecin a accepté. Il a quand même tiqué en disant que ce sont les kinés qui font les massages, normalement. »

Tout ceci n’efface toutefois pas les problématiques soulevées dans le cadre des litiges entre libérales et fournisseurs de matériels d’esthétique. Les mêmes questions se posent. En décembre 2011, Christine Misson, directrice de l’Association nationale de gestion agréée des paramédicaux libéraux (Angiil) prévenait déjà dans notre magazine L’ILM n° 276 : « Une IDE peut avoir, en plus de son activité libérale, une activité commerciale ou une autre activité libérale, mais prudence ! Il est nécessaire de vérifier les décrets de compétence pour ne pas faire d’exercice illégal. Ces professions risquent d’attaquer l’IDE si celle-ci fait des actes qui demandent un diplôme spécifique, comme celui de kinésithérapeute, par exemple, pour les massages. » Il faut en outre veiller à ne pas exercer cette seconde activité dans le local réservé à l’activité d’IDE, distinguer les deux comptabilités et vérifier le cadre fiscal et le régime d’imposition. De quoi susciter bien des tracasseries que Marie-Christine Dereims ne s’imagine pas prête à assumer. « Je ne me sens pas capable de faire deux métiers en même temps. On a déjà des tournées bien chargées », souffle-t-elle. À chacune de voir midi à sa porte.

* Malgré notre demande, ce dernier ne nous a pas communiqué de coordonnées d’infirmières ayant réussi leur diversification.

Témoignage

« Il ne faut pas se planter »

Marie-Christine Dereims, infirmière libérale dans les Alpes-Maritimes (06), formée à l’aromathérapie

« J’ai suivi une formation sur l’aromathérapie par curiosité. Actuellement, je suis une formation complémentaire sur les massages. C’est plutôt pour ma culture personnelle. Pour que cela devienne une deuxième activité, il faudrait que je fasse une formation beaucoup plus approfondie. Quant à utiliser ces méthodes au sein de mon activité, c’est ponctuel. On marche un peu sur des œufs, vu que l’on court-circuite le médecin. Il ne faut pas se planter, sinon on se retrouve avec des problèmes sur le dos. Et le patient qui était d’accord au départ risque de ne plus l’être. Pour le coût des produits, ce n’est pas simple. En tant qu’infirmières, nous n’avons pas le droit de les vendre, ni de les prescrire. Je fais donc un test avec mes produits, puis, si cela convient au patient, il l’achète lui-même. Je ne fais pas l’intermédiaire. Je ne facture pas. D’une part, je pratique très peu l’aromathérapie. Et, d’autre part, je ne veux pas en retirer des intérêts financiers parce que je sais que cela pourrait me retomber dessus. Mon activité, c’est infirmière. L’aromathérapie, c’est un complément comme l’éducation thérapeutique. C’est un “plus” dans ma façon d’aborder le soin. »

Témoignage

« Une hypocrisie totale ! »

Caroline, Idel qui s’est lancée depuis peu dans les soins de photobiomodulation

« Pour moi, l’esthétique, c’est du soin autrement. L’investissement financier a été très lourd. Cela a représenté environ 50 000 euros, car j’ai fait construire une pièce dédiée dans mon cabinet. Elle est équipée d’un matériel qui fonctionne avec des leds pour réaliser de la photobiomodulation [destinée notamment à réduire les vergetures, ndlr]. On me dit que je risque de me faire taper sur les doigts par la Sécu. Il y a des risques juridiques, c’est clair. Je les assume. Après tout, un kiné qui fait de l’ostéopathie, il a le droit. Il ne sera pas embêté. Mais nous, les infirmières, il faudrait que nous soyons de bons petits soldats de la Sécu… Il y a une hypocrisie totale ! C’est le cas pour l’épilation [autre qu’à la cire ou la pince, ndlr] qui, soi-disant, serait réservée aux médecins, alors que la plupart du temps, c’est pratiqué par des esthéticiennes ! Pour l’instant, mon activité esthétique n’est pas rentable, mais je n’ai aucun doute sur mon succès. Je suis la seule infirmière à proposer ce genre de prestation à 80 kilomètres à la ronde ! J’ai des copines infirmières qui ont suivi des formations en énergétique, en massage ou en ostéopathie. Certaines pratiquent les deux métiers en parallèle, mais c’est en sous-marin. »

Interview

« Tout est dans le Code de la santé publique »

Karim Maméri, secrétaire général du Conseil national de l’Ordre infirmier

Quelles sont les activités que les infirmières libérales n’ont pas le droit d’exercer ?

Tout est dans le Code de la santé publique. Leur cabinet ne peut pas être attenant à un local commercial. En tant qu’infirmière, elles ne peuvent pas exercer une activité commerciale. Ni faire appel à des dispositifs non éprouvés scientifiquement.

Les infirmières peuvent-elles pratiquer l’épilation ?

Nous recevons des demandes d’assistance juridique de la part d’infirmières “victimes” de démarchages. Une fois qu’elles ont déjà signé ces contrats [de fourniture de matériel d’épilation à chaleur pulsée, ndlr], elles s’aperçoivent du caractère abusif. Étant donné que ce sont des professionnelles de santé qui, de par la loi, ne sont pas en mesure de réaliser ces actes, elles peuvent être accusées d’exercice illégal de la médecine. Une affaire a d’ailleurs été jugée en ce sens dans le sud de la France.

Que fait l’Ordre par rapport à ces réclamations ?

Le rôle du Conseil de l’Ordre est d’informer les infirmières et de leur fournir les moyens juridiques pour pouvoir se défaire de ces contrats. Mais, à partir du moment où il s’agit d’un contrat entre deux personnes, le Conseil de l’Ordre ne peut pas se porter partie civile.

Analyse

AUTRES ACTIVITÉS Que dit la loi ?

Pas le choix. D’après la loi (article R. 4312-20), dans son cabinet, une Idel « ne peut exercer en dehors d’activités de soins, de prévention, d’éducation de la santé, de formation ou de recherche une autre activité lui permettant de tirer profit des compétences qui lui sont reconnues par la réglementation ». Impossible donc de se “diversifier”, sauf à bien distinguer son travail d’infirmière de sa nouvelle activité. Du reste, cette seconde casquette ne doit pas empiéter sur le domaine d’intervention d’autres professions, comme le champ médical. À noter que, selon l’arrêté ministériel du 6 janvier 1962, l’épilation – autre qu’à la pince et à la cire – relève de la compétence exclusive des médecins. La jurisprudence a validé cette interprétation, tant pour l’épilation à la lumière pulsée que pour l’épilation au laser (CA Angers, 25 janv. 2011 et C. cass. 15 nov. 2005). Le 28 mars dernier, le Conseil d’État a, lui aussi, confirmé que « les actes d’épilation doivent être pratiqués par des docteurs en médecine, à la seule exception des épilations pratiquées à la cire ou à la pince ». Il en va de même pour la photoréjuvénation, considérée elle aussi comme un acte médical par la cour d’appel d’Angers (25 janv. 2011). Quant aux médecines douces, elles imposent une prise de recul. Selon le Code de la santé publique (article R. 4312-19), l’IDE doit en effet éviter de « proposer au patient ou à son entourage, comme salutaire ou sans danger, un remède ou un procédé illusoire ou insuffisamment éprouvé ».

Repères

Notre magazine publie régulièrement des articles abordant les limites de la diversification d’activités. À lire (ou relire) donc.

L’ILM n° 289 de février 2013, rubrique Votre Cabinet (fiche pratique), Activités interdites

L’ILM n° 276 de décembre 2011, rubrique Dossier, Formation, Envie de changer d’air

L’ILM n° 261 de juillet/août 2010, rubrique Dossier, Activités parallèles, Attention danger !

L’ILM n° 258 d’avril 2010, rubrique Actualité, L’épilation, une activité séduisante mais risquée, et rubrique Votre Cabinet, L’épilation laser, une activité très réglementée