EXERCICE
Votre cabinet
Des soins minutés à la seconde, des patients pas toujours faciles, des ajustements innombrables… l’épuisement professionnel peut vous guetter. Cependant, certaines infirmières libérales mettent en œuvre toutes sortes de stratégies pour ne pas en arriver là.
Difficile d’assumer un burn out quand on est infirmière libérale. Les règles des arrêts maladie sont plus contraignantes que celles des salariés : elles travaillent quasiment sans filet. Prévenir l’épuisement professionnel relève donc d’une absolue nécessité.
Libérale depuis 2004, Marianne Pache, 54 ans, y travaille activement. Une fois par mois ou plus souvent, les quatre infirmières du cabinet où elle travaille se réunissent au restaurant pour échanger sur leur quotidien professionnel. « On fait tous les restos du coin et on les note », s’amuse-t-elle. Au-delà du bon moment qu’elles passent ensemble, elles en profitent pour « passer en revue tout ce qui ne va pas, poursuit l’infirmière, par rapport aux patients, à la tournée, aux préférences des unes et des autres. Cela peut-être d’ordre technique ou du ressenti ». Dernièrement, elles ont évoqué la difficulté de l’une d’elles avec le parent d’une jeune patiente. Il la perturbait pendant les soins au point que l’infirmière avait fini par craindre de faire une erreur. « On a décidé ensemble de se séparer de cette patiente et nous lui avons trouvé un autre cabinet », conclut Marianne. Au final, « les problèmes ne prennent pas d’ampleur car nous en parlons sans tarder », ajoute-t-elle.
Le fait de travailler à plusieurs permet aussi de trouver plus facilement des compromis. « En cas de petit accrochage, il y a toujours les deux autres qui temporisent », apprécie Marianne.
Pour Natacha Jardin, libérale en Normandie, il était de toute façon inconcevable de travailler seule. C’est sa prévention à elle : « Je fais partie d’une génération qui ne veut plus travailler seule. Parce que c’est très dur au quotidien, physiquement et moralement. » Elle a donc trouvé sa place au sein d’un cabinet qui compte quatre infirmières. « Nous sommes toujours plusieurs à travailler chaque jour, ce qui allège le planning et permet de parler du travail entre nous. En comme on ne travaille pas tous les jours, c’est moins difficile quand on a des prises en charge lourdes : on ne se rend pas chaque jour chez ces patients. Au bout du compte, on arrive à maintenir un niveau de pression acceptable. »
Le cabinet s’inscrit dans un pôle de santé qui réunit d’autres professionnels (médecins, psychologue, kiné, etc.) et donc autant d’occasions d’échanger et de croiser les regards sur les situations. Tous participent en effet à des staffs pluridisciplinaires réguliers. « Si quelqu’un n’est pas bien, il peut le dire lors de ces réunions », affirme Natacha Jardin, et la situation problématique peut être décortiquée ou désamorcée. « Nous suivons les mêmes patients mais ne voyons pas les choses de la même manière, analyse-t-elle, ce qui est à la fois intéressant et rassurant. »
Laura Chanteur, infirmière libérale de nuit à Grenoble, n’est pas dans ce cas : elle travaille seule. Mais trois remplaçantes la relaient. « Je peux freiner ou pousser sur l’accélérateur, c’est ma liberté et une responsabilité. Je n’ai pas à en discuter avec d’autres », affirme-t-elle. « Quand je commence à être dans le rouge, c’est que je travaille trop, résume-t-elle. Spontanément, je révise alors mon rythme de travail et je fais appel à une remplaçante. Parfois du jour au lendemain, mais c’est rare car, aujourd’hui, je sens arriver les choses. » Cela n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps où elle fonctionnait « complètement à l’inverse » : elle travaillait beaucoup, la charge de travail ne lui faisait pas peur, « par manque de recul professionnel ou peut-être par nature, considère-t-elle. J’avais aussi le dynamisme pour prendre tout à bras-le-corps. »
Depuis, elle a changé son approche, pour pouvoir « tenir dans le temps, conserver le désir et le goût de ce qui fait l’essentiel dans ce travail ». Beaucoup plus à l’écoute d’elle-même et de ses signaux intérieurs, elle a aussi développé une tactique relationnelle originale pour faire face dans les moments de tension. « Je suis obligée de trouver des stratégies pour comprendre ce qui se passe, me préserver et trouver une porte qui reste ouverte dans la relation avec les autres », explique-t-elle.
Certains de ses patients, atteints de maladies chroniques lourdes et de handicaps importants, sont aussi dépressifs et renvoient parfois leur mal-être vers l’infirmière… En cas de souci avec un patient, face à l’agressivité, « j’essaie de prendre ce qui m’est proposé en termes de situation comme une sorte de jeu de rôle, et en le conscientisant comme tel, décrit Laura Chanteur. Cela enlève pas mal de tensions et me permet de reconsidérer les événements, les situations. Je le fais tous les jours ». Cela se traduit parfois verbalement, dans l’échange avec les patients (« Regardez un peu ce qui se passe là… »). Sinon, c’est juste une attitude intérieure qu’elle adopte face à la situation. Dans les deux cas, cela permet bien souvent d’éviter le clash !
Laura Chanteur met aussi un point d’honneur à conserver du temps pour elle-même. Marianne Pache aussi, qui passe souvent ses pauses du midi à se promener dans la nature pour faire baisser la pression quand elle monte trop fort. Elle se ressource aussi beaucoup auprès de sa famille, dans les bons moments partagés et au cours des discussions avec son mari, qui n’est pas du tout du métier. « Il m’écoute, demande des explications et au final, il me ramène à l’essentiel », confie Marianne. Après le décès de son père, elle a dû soigner un homme qui avait le même parcours pathologique que lui et s’est retrouvée investie plus que de raison dans la relation de soins. « Quand sa femme m’appelait parce qu’il faisait des pauses respiratoires, parfois trois ou quatre fois par nuit, j’y allais, raconte-t-elle. Mon mari m’a demandé pourquoi je faisais cela et rappelé que ce n’était pas mon père… J’ai alors pris une remplaçante pendant une semaine, pour prendre du recul. »
Natacha Jardin, pour sa part, préfère parler “boulot” avec ses consœurs qu’avec ses proches. Avec eux, « il y a des choses qu’on ne peut pas dire, on n’est pas comprise à 100 %, observe-t-elle. Même si l’infirmière avec qui on parle n’est pas une amie, c’est une personne qui vit les mêmes choses que nous. Cela rapproche ».
Psychologue et maître de conférence en psychologie clinique et pathologique à l’université de Nantes, Abdel Halim Boudoukha propose plusieurs pistes d’action pour prévenir l’épuisement professionnel. Tout d’abord sur la charge de travail. « Devant la liberté de pouvoir organiser des horaires de travail qui pourraient devenir confortables, les infirmières libérales finissent souvent par avoir beaucoup de travail. » La vigilance s’impose donc pour ne pas finir par remplir les journées au maximum et ne pas devenir “subordonnées” aux demandes des patients. Le psychologue, qui accompagne de nombreux soignants, salariés et libéraux, préconise également de ménager des temps d’échanges avec d’autres infirmières. « En devenant libérales, les infirmières perdent la solidarités de leurs pairs et elles ont beaucoup moins de moments pour échanger. » Une fois par semaine ou par quinzaine, la participation à un groupe d’analyse de pratique, par exemple, permet d’évoquer des situations compliquées, de se décharger émotionnellement de situations difficiles, voire de trouver des solutions pour les gérer. Il recommande aussi aux Idels de se prémunir des situations compliquées en posant un cadre à leur pratique. Face au comportement embarrassant d’un patient, à la présence angoissante d’un chien ou toute autre situation de nature à perturber les soins, « le cadre peut être posé de manière souple, comme une éducation mais avec un adulte ». Abdel Halim Boudoukha conseille aussi aux libérales de consacrer du temps pour des activités ressourçantes… autres que le repos !