INTERVIEW
Actualité
EXCLUSIF → À la veille des débats parlementaires sur la réforme des retraites, Marisol Touraine, ministre des Affaires sociales et de la Santé, nous reçoit en tête-à-tête pour faire le point sur les sujets qui concernent de près les infirmiers libéraux : pénibilité, rémunération, violence, rôle de l’Ordre et DPC.
Depuis votre prise de fonction, vous avez engagé plusieurs mesures concernant les médecins et les pharmaciens. Quelles sont vos priorités d’action pour les infirmières ?
À mes yeux, les infirmières sont un pilier de notre système de santé. C’est la profession de santé la plus nombreuse, et probablement celle que les Français fréquentent le plus souvent, avec les pharmaciens. Celle qui suit les malades, qu’ils soient à l’hôpital ou en ville. L’enjeu, à travers la réorganisation progressive de notre système de santé qui se fera dans le cadre de la stratégie nationale de santé [SNS, lire actu p. 14], c’est de faire en sorte que les infirmières soient confortées dans leur rôle majeur face aux grands défis de l’avenir : le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques. On ne doit plus simplement prendre en charge les malades le temps d’une crise aiguë, mais les accompagner dans la durée. Je suis très attentive aux expérimentations qui ont lieu dans le cadre de ce qu’on appelle les “transferts de compétences”, mais que je préfère appeler, au fond, réorganisation du travail et des responsabilités des uns et des autres.
En parlant d’expérimentations, dans le cadre de la LFSS 2013, ont été introduits les nouveaux modes de rémunération (ENMR). Où en est-on ?
On est en train de faire le point dans la perspective du PLFSS 2014. Je crois que nous devons nous donner les moyens de favoriser toutes les évolutions liées à de nouvelles organisations du travail. Je ne suis pas hostile, a priori, à la reconduction des ENMR ; peut-être mettrons-nous l’accent sur certaines expérimentations plutôt que sur d’autres.
Les protocoles de coopération sont critiqués par plusieurs organisations professionnelles (ordre, syndicats), qui estiment que les missions déléguées nécessitent une formation de niveau master et une rémunération correspondante. Allez-vous revoir ce dispositif de la loi HPST ?
Il y a une attente sur la formation. Elle a évolué avec la mise en place du cursus LMD. Les infirmières sont les premières à en avoir pleinement bénéficié, puisque la première promotion avec un grade de licence est sortie en 2012. Il y a, dès aujourd’hui, la possibilité d’accéder à des masters pour les infirmiers qui disposent du niveau licence. Et même, pour une petite minorité qui le souhaitera, on peut imaginer aller jusqu’au doctorat. Je comprends que la mise en place de la filière LMD ait suscité des attentes formidables. Mais c’est un travers français de penser que plus on allonge la formation initiale, mieux c’est. Ce n’est pas toujours le cas. Ce qui est important, c’est aussi d’avoir une vision globale de la manière dont s’articulent les professions. Au sein de chaque métier, il peut y avoir des niveaux de formation et des attentes différents. Certaines infirmières vont déjà plus loin et s’engagent dans la recherche en soins infirmiers : on en a besoin. Toutes ne le feront pas, et ce n’est pas nécessaire. Les professionnels ont déjà un niveau de formation satisfaisant. Travaillons sur le contenu des formations, sur l’organisation des professions entre elles, mais ne faisons pas comme s’il fallait toujours ajouter des années aux années.
En termes de nouvelles responsabilités, les libérales s’inquiètent de l’ampleur de certaines délégations de tâches dans des régions désertées par les médecins. Cela va-t-il s’accompagner d’une réévaluation de leurs actes, de la cotation et de leurs responsabilités ?
Aujourd’hui, il n’est nullement question de demander à des infirmières de faire le travail des médecins. Je remarque que les inquiétudes des infirmières sont multiples, car il y a aussi celles qui craignent d’être soumises à l’autorité du médecin. Il y a un juste équilibre à trouver. Ce qui m’a frappée en visitant certaines maisons de santé, c’est que celles qui fonctionnaient bien étaient celles qui pratiquaient des relations d’égal à égal, tout en reconnaissant les compétences de chacun. L’infirmière croise le médecin dans le couloir et évoque le cas d’un patient, mais ce n’est pas elle qui prétend définir l’ensemble du protocole de suivi. Le fait qu’on travaille au même endroit facilite à la fois l’échange et la coopération.
Encore faut-il qu’il y ait suffisamment de médecins…
On ne peut pas reproduire le modèle des années 1980, avec un médecin dans chaque village et une infirmière qui tourne dans un rayon de X kilomètres. L’enjeu, c’est d’aller vers la mise en place de pôles de santé. Pour cela, il faut définir le bon niveau de bassin, le territoire, dans lequel il importe de garantir une offre de santé en médecins, en infirmières, en kinés. C’est comme ça qu’on va y arriver. On a vécu une période exceptionnelle du fait du numerus clausus des années 1960 mais qui est, à bien des égards, unique par rapport aux autres pays européens. On doit donc inventer un nouveau mode d’organisation. Bien sûr, on ne va pas basculer en quelques mois d’un système à un autre. Cela se fera au fur et à mesure des départs en retraite ou parce que les professionnels seront convaincus de l’intérêt de s’engager vers une autre organisation. Quand je suis arrivée [ndlr. au poste de ministre], nous avions 230 maisons de santé, dont certaines étaient juste des projets immobiliers, on est aujourd’hui à 300 et, dans les 18 mois qui viennent, on en aura 300 de plus. On voit bien qu’il y a une dynamique très forte qui se met en place autour de cette restructuration.
La réforme des retraites prévoit la création d’un compte pénibilité individuel, qui pourra bénéficier aux infirmières des établissements privés. Du côté des Idels, on s’attend moins à une prise en compte de la pénibilité.
Par définition, la pénibilité concerne les seuls salariés. Car, quand on est employé de soi-même, on peut toujours modifier les conditions de travail dans lesquelles on évolue. C’est pour cela que cet ensemble de règles ne concernera que les salariés. Pas le petit commerçant ni le plus grand commerçant, le médecin libéral ni l’avocat. C’est un principe d’ensemble.
En revanche, sur la retraite, les libéraux s’inquiètent d’un changement de gouvernance de leur caisse d’assurance vieillesse. L’article 32 fait déjà parler de lui… [lire notre actualité p. 16]
Oui, il y aura des discussions autour de cet article, mais il s’agit de garantir le bon fonctionnement de l’ensemble des régimes. On s’intéresse beaucoup à la diversité des régimes, et on met en avant la question de la fonction publique par exemple, mais il faut que tous les régimes, y compris ceux des professions libérales, fonctionnent bien et de manière transparente : c’est ça aussi l’équité vis-à-vis de nos concitoyens.
Mais, aujourd’hui, les libéraux affirment que leur régime est transparent et fonctionne bien, puisqu’il affiche un excédent de 20 milliards d’euros.
Les règles de gouvernance peuvent être améliorées. Pour tout le monde.
Plusieurs agressions de professionnels de santé, principalement à l’hôpital, ont fait la Une des journaux ces dernières semaines. Le fait que l’Observatoire national des violences ne prenne en compte les agressions que dans les établissements occulte les réalités du travail en libéral…
C’est pour cette raison que j’appelle l’ensemble des professionnels qui sont confrontés à des situations de violence, en établissement ou en libéral, à porter plainte. Même l’Observatoire national des violences en milieu de santé ne peut pas se substituer à un dépôt de plainte. C’est un élément de connaissance, de compréhension, d’analyse, et qui, pour le ministère de la Santé, est très précieux. Mais, je le répète, cela ne vaut pas plainte. L’Observatoire monte en puissance, il est donc difficile de savoir s’il y a davantage d’actes de violence ou si ces actes sont davantage déclarés, moins tolérés par les professionnels de santé. En tout cas, nous avons besoin, pour que la police ou la gendarmerie puisse travailler de manière plus efficace et que la justice puisse suivre les situations et les patients identifiés comme étant violents, que des plaintes soient déposées.
Cet été, un jugement a été prononcé concernant l’agression d’une Idel à Maubeuge. Les libérales de la région, réunies en association, effectuent un boycott des cités dans lesquelles elles sont confrontées à des actes d’incivilité répétés. Sans voir le bout du tunnel…
Certains quartiers posent en effet des enjeux majeurs, et pas simplement pour les infirmières : pour l’ensemble des professionnels de santé et pour les pompiers. C’est inacceptable. Je ne peux pas me résoudre à l’idée que, dans certains quartiers, on ne puisse plus accéder aux soins. Il y a dans ces quartiers des hommes et des femmes de bonne volonté qui veulent se faire soigner, qui n’ont pas du tout envie d’agresser les professionnels de santé et qui sont eux-mêmes victimes des caïds, petits ou grands, qui empêchent l’accès à leur quartier, à leur immeuble ou à leur secteur. C’est la volonté du ministre de l’Intérieur de faire en sorte que des forces de sécurité soient présentes et c’est le cas dans les zones dites “de sécurité prioritaires” qui permettent de mobiliser davantage de moyens là où c’est nécessaire.
L’Ordre des infirmiers a présenté des comptes en excédent. Fin août, il comptabilisait un peu plus de 135 000 adhérents. Peut-il retrouver grâce à vos yeux, et à quelles conditions ?
L’Ordre infirmier a suscité beaucoup d’oppositions, s’agissant d’une profession dont l’exercice est majoritairement salarié. Un travail parlementaire est en cours afin de voir quelles évolutions sont susceptibles d’être proposées. J’en attends les conclusions.
Y a-t-il des missions sur lesquelles on peut attendre un Ordre infirmier (code de déontologie, observatoire des violences) ?
Vous savez, il n’y avait pas d’Ordre infirmier jusqu’à présent, et pourtant les infirmières respectaient des règles de déontologie. Vous n’allez pas me dire que la déontologie était absente du métier d’infirmière avant la création de l’Ordre ? Des questions existent : la question de la déontologie, de l’accompagnement dans l’évolution des carrières, de l’information sur les métiers, du soutien, le cas échéant, face à des actions en justice… Vous pouvez évoquer de multiples questions, mais faut-il que la réponse passe par l’Ordre ? Cela ne va pas de soi. D’autant moins que l’Ordre est récent et qu’on ne peut pas dire que les infirmières étaient laissées à elles-mêmes.
Elles étaient peut-être moins maîtresses de leur destin, dans les actions de justice, par exemple.
Mais il y en a très peu. L’Ordre est une réponse, je ne suis pas certaine que ce soit la seule envisageable. Encore une fois, je ne suis pas dans l’idéologie, je constate que beaucoup d’infirmiers ont contesté et contestent encore cet Ordre. Et d’ailleurs, un grand doute plane autour des chiffres avancés pour le nombre d’adhérents à l’Ordre.
Vous voulez dire des doublons, une mauvaise gestion ?
Non, pas une mauvaise gestion. Simplement, je n’ai pas les chiffres qui sont avancés, je n’ai pas les mêmes données qu’eux.
En parlant de chiffres, l’étude de la Drees fait état de presque 600 000 infirmières en France en 2013 : là aussi il y a des doutes. L’Ordre ne pourrait-il pas tenir un rôle de recensement ?
La question est-elle : il y a un ordre, faut-il lui trouver des missions ? Si vous raisonnez de cette façon-là, vous trouverez toujours quelque chose à lui donner à faire. Le débat est en sens inverse : fallait-il créer un Ordre dans le contexte qui était le nôtre il y a quelques années ? Maintenant, l’Ordre est créé. Donc, comment avance-t-on, comment répond-on aux interrogations des infirmières qui, encore une fois, sont très nombreuses à marquer leur distance par rapport à cette structure ?
Ce n’est pas l’Ordre infirmier justement qui aura à vérifier que les infirmières ont validé leur obligation annuelle de DPC, mais les Agences régionales de santé (ARS). De quels modes de sanction disposeront-elles ?
Il s’agit, en première intention, de sensibiliser le professionnel à la démarche de DPC et au bénéfice qu’il peut en retirer dans son exercice quotidien en termes de qualité et de sécurité des soins. L’objectif n’est pas de procéder par voie de sanction. Mais toute obligation exige un contrôle, et que son respect soit assuré. Cela dit, l’enjeu, aujourd’hui, est de faire fonctionner le DPC. Il faut en effet qu’on arrive à le mettre en place de façon simple, accessible, compréhensible et lisible pour tous. Dès lors que le système sera rodé, on pourra mieux contrôler. Car, tant qu’il ne fonctionne pas de manière optimale, les professionnelles diront : « C’est votre système qui ne marche pas, comment pouvez-vous pouvez envisager de me sanctionner ? » Ma priorité, pour le moment, c’est moins de réfléchir aux sanctions qu’à la mise en place effective du DPC.
Seule une Idel sur dix aurait validé sa formation sur mondpc.fr… [lire Dossier p. 30]
Il y a un vrai problème de mise en place qui suppose qu’on fasse le point et qu’on facilite l’accès au DPC.