L'infirmière Libérale Magazine n° 296 du 01/10/2013

 

CARNET DE TOURNAGE

Actualité

Elle sera sans doute l’un des personnages les plus marquants du film. Madame D. vit dans le même appartement depuis plus de trente ans. Elle partage sa vie avec un vieux monsieur d’origine maghrébine. Au printemps, comme chaque année, l’homme est reparti au pays rejoindre son autre femme. Mais il n’est toujours pas revenu.

J’ai beau connaître l’endroit et être préparé à ce que je vais y trouver, pénétrer dans l’antre de madame D. est toujours une expérience unique. J’ai l’impression que même l’infirmière a besoin d’un temps de préparation intérieure : avant cette plongée vertigineuse, il semble qu’elle ait non pas une appréhension – ce devait être le cas au début –, mais un besoin de se mettre en condition. Mobilier hors du temps et enchevêtrement de bibelots anachroniques, emprisonnés pour certains entre les toiles d’araignées et la poussière, confèrent au lieu, déjà vétuste, un aspect insalubre, presque oppressant. Il est difficile d’imaginer qu’on se trouve au cœur de Lyon. Mais, au-delà de l’atmosphère si particulière qui règne dans cet appartement, c’est son habitante qui lui donne toute sa couleur. Cette femme est en réalité tout le contraire de ce qu’elle inspire au premier regard : on pourrait la croire froide et renfermée, elle est exubérante et drôle ; on l’imaginerait dure comme un roc, elle est en fait extrêmement sensible. Cette dernière visite est sur ce point la plus troublante.

« Il vous a pas téléphoné ? Il est peut-être à l’hôpital… Faudrait pas qu’il soit mort quand même ! Si l’autre est jalouse, elle vous préviendra pas… » Françoise sait qu’il est difficile de faire parler sérieusement madame D. Mais, petit à petit, avec sa voix inimitable, la septuagénaire commence à se livrer. Elle est meurtrie qu’il n’ait pas donné de nouvelles. Si cette patiente tient habituellement toujours tête à l’infirmière, n’hésitant pas à répondre « j’m’en fous » à la moitié des recommandations de celle-ci, nous sentons qu’aujourd’hui le moral n’y est pas. Lorsque Françoise lui demande depuis quand son ami est parti, madame D. commence par dire qu’elle ne s’en souvient pas, avant de se rappeler finalement que c’était en mai, puisqu’il n’était pas là pour son anniversaire. Cette remarque la plonge en une fraction de seconde dans un état de tristesse inattendu. Nous avons alors devant nous une petite fille assise sur son lit, jambes ballantes, et qui se frotte les yeux pour sécher des larmes qu’elle n’a pas pu retenir.

Françoise s’assoit auprès d’elle, une marque d’affection aussi simple qu’efficace. Elle lui dit qu’elle doit enchaîner vite, car elle accumule du retard depuis ce matin ; c’est entièrement de sa faute, elle est beaucoup trop bavarde ! Devant cet aveu, madame D. exulte. Elle nous regarde en applaudissant : « Elle l’a dit ! Elle l’a dit ! » La bonne humeur est revenue, c’est bien là l’essentiel.